Conversation critique n°12.1

 


Il a donc paru indispensable d’intervenir dans la présentation des transcriptions, par les titres et les sous-titres et surtout par le préambule, chargé de fournir au lecteur les instruments d’une lecture compréhensive, capable de reproduire la posture dont le texte est le produit. Le regard prolongé et accueillant qui est nécessaire pour s’imprégner de la nécessité singulière de chaque témoignage, et que l’on réserve d’ordinaire aux grands textes littéraires ou philosophiques, on peut aussi l’accorder, par une sort de démocratisation de la posture herméneutique, aux récits ordinaires d’aventures ordinaires. Il faut, comme l’enseignait Flaubert, apprendre à porter sur Yvetot le regard que l’on accorde si volontiers à Constantinople : apprendre par exemple à accorder au mariage d’une femme professeur avec un employé des postes l’attention et l’intérêt que l’on prêterait au récit littéraire d’une mésalliance et à offrir aux propos d’un ouvrier métallurgiste l’accueil recueilli que certaine tradition de la lecture réserve aux formes les plus hautes de la poésie ou de la philosophie.

On s’est donc efforcé de transmettre au lecteur les moyens de porter sur les propos qu’il va lire ce regard qui rend raison, qui restitue à l’enquêté sa raison d’être et sa nécessité ; ou, plus précisément, de se situer au point de l’espace social à partir duquel sont prises toutes les vues de l’enquêté sur cet espace, c’est-à-dire en ce lieu où sa vision du monde devient évidente, nécessaire, taken for granted.

Mais il n’est sans doute pas d’écrit plus périlleux que le texte dont l’écrivain public doit accompagner les messages qui lui ont été confiés. Contraint à un effort constant pour maîtriser consciemment la relation entre le sujet et l’objet de l’écriture ou, mieux, la distance qui les sépare, il doit s’efforcer à l’objectivité de l’« énonciation historique » qui, selon l’alternative de Benveniste, objective des faits sans intervention du narrateur, tout en refusant la froideur distante du protocole de cas clinique ; tout en visant à livrer tous les éléments nécessaires à la perception objective de la personne interrogée, il doit user de toutes les ressources de la langue (comme le style indirect libre ou le comme si, chers à Flaubert) pour éviter d’instaurer avec elle la distance objectivante qui la mettrait sur la sellette ou, pire, au pilori. Cela, tout en s’interdisant aussi de la manière la plus catégorique (c’est encore une des fonctions du comme si) de se projeter indûment dans cet alter ego, qui reste toujours, qu’on le veuille ou non, un objet, pour se faire abusivement le sujet de sa vision du monde.

La rigueur, en ce cas, réside dans le contrôle permanent du point de vue, qui s’affirme continûment dans des détails de l’écriture (dans le fait par exemple de dire son lycée, et non le lycée, pour marquer que le récit de ce qui se passe dans cet établissement est formulé du point de vue du professeur interrogé, et non de l’analyste). C’est dans des détails de cette sorte qui, s’ils ne passent pas purement et simplement inaperçus, ont toutes les chances d’apparaître comme de simples élégances littéraires ou des facilités journalistiques, que s’affirme continûment l’écart entre « la voix de la personne » et « la voix de la science », comme dit Roland Barthes, et le refus des glissements inconscients de l’une à l’autre.

Pierre Bourdieu, « Comprendre », dans P. Bourdieu (dir) La misère du monde, Paris, Le Seuil, 1993, p.1421-1423.

Benoît Autiquet

06/11/2021

 

Edouard Louis, dans un texte qu’il consacre à l’héritage de Pierre Bourdieu [1], voit en lui l’un de ceux qui, avec Didier Eribon et Toni Morrison, ont fait émerger la voix des opprimés, perturbant ainsi le langage politique, trop souvent abstrait, parlé par la bourgeoisie intellectuelle. Cette abstraction, il l’explique par le fait que la bourgeoisie, même lorsqu’elle est « de gauche », n’est pas réellement concernée par les décisions des gouvernements successifs ; ce n’est qu’en se rendant compte que certaines vies, les plus fragiles, sont dépendantes de ces décisions, que l’on peut redonner un peu de concrétude aux débats politiques. La littérature, telle que la conçoit E. Louis, doit participer de l’émergence de cette prise de conscience ; en ce sens, il n’y a de littérature que minoritaire, puisqu’elle est ce qui donne corps et matière à l’oppression des dominés, et rompt ainsi avec l’abstraction du débat public

Que la descendance littéraire de l’œuvre de Pierre Bourdieu – descendance féconde, si l’on en juge par l’immense succès des livres de Didier Eribon et d’Edouard Louis - définisse ainsi ce que doit être la littérature, cela peut paraître étonnant, notamment si l’on considère la manière dont Bourdieu se réfère aux auteurs littéraires pour déterminer ce qu’est un bon sociologue. Ainsi dans « Comprendre », sorte de postface méthodologique au volume collectif La misère du monde, essentiellement composé d’entretiens menés par des sociologues. Si le sociologue, lorsqu’il retranscrit ses entretiens, doit faire tout particulièrement attention, à l’instar de l’écrivain, à des détails stylistiques, c’est notamment parce qu’il doit prendre garde à ne pas confondre son point de vue, la « voix de la science », avec celui de l’enquêté, la « voix de la personne » -Bourdieu reprend ici les termes de Roland Barthes. Autrement dit, l’effort littéraire relève en partie d’un souci constant d’élaborer la voix du sociologue comme celle de l’objectivité – souci qui, dans la perspective de P. Bourdieu et de nombre de ses élèves [2], à savoir celle de la constitution de la sociologie comme science, est parfaitement compréhensible. Autrement dit encore, et cette fois-ci dans les termes de Benveniste, cet écrivain qu’est le sociologue doit parler le langage du « récit », et non celui du « discours ». Et c’est tout ce versant du travail du sociologue-écrivain – disons, le versant « objectivant » - qui est oublié lorsqu’on définit la sociologie bourdieusienne, et la littérature qui en découle, comme voix redonnée aux opprimés contre l’abstraction parlée par la bourgeoisie, et quand on confond volontairement la voix de l’enquêteur et celle de l’enquêté. Dans cette perspective, il ne peut y avoir de littérature que du témoignage personnel, qu’énoncée par un « je » littéraire fermement ancré dans une identité biographique et historique qui a elle-même fait l’expérience de la domination : preuve en est, à nouveau, l’œuvre d’E. Louis et de D. Eribon, mais aussi celle d’Annie Ernaux.

Certes, Bourdieu insiste sur un autre point de comparaison entre le sociologue et l’auteur littéraire : la nécessaire prise en compte de « chaque témoignage », des « récits ordinaires d’aventures ordinaires ». Dans ce sens, celui qui écrit doit s’efforcer d’accorder une attention à tous et toutes, en démocratisant l’attitude herméneutique qui, jusqu’alors, n’était réservée qu’aux grands textes et aux grands hommes. Mais l’art de l’écrivain ne se résume pas à cette attention. Il relève bien plutôt d’un équilibre, entre cette tendance de l’auteur à se « subjectiver » comme son personnage, et le maintien d’une distance par rapport au sujet considéré. Cet équilibre a un nom propre, Flaubert, capable d’accorder toute son attention à Yvetot tout en affirmant discrètement, à travers le style indirect libre par exemple, sa distinction d’avec ses habitants.

Or, pour Bourdieu, le problème de la constitution d’une sociologie scientifique, question tout à la fois méthodologique et, on le voit, stylistique, n’est pas une mince affaire : il en va de la définition de l’autorité du sociologue, et de la possibilité de distinguer cette autorité d’autres autorités, abusives celles-ci, qui font passer leur pseudo-savoir sur la société pour un savoir objectif, alors qu’il n’est qu’un moyen d’asseoir un pouvoir. C’est un point central de la Leçon sur la leçon, leçon inaugurale de la chaire de Bourdieu au Collège de France prononcée en 1982, dans laquelle le sociologue entreprend d’expliquer sociologiquement ce qu’il est en train de faire, à savoir prononcer un discours par lequel une institution intellectuelle prestigieuse intronise un nouveau membre. Est-ce à dire qu’en interrogeant les conditions sociologiques de son énonciation, Bourdieu, au moment même où la sociologie est, à travers sa personne, consacrée comme une discipline à part entière par l’institution universitaire, se permettrait de miner l’autorité du sociologue ? Pas tout à fait. Questionner, comme il le fait, les conditions sociologiques de l’énonciation du sociologue, c’est précisément distinguer le point de vue du sociologue d’autres points de vue sur la société qui, quant à eux, se nient comme points de vue, pour mieux faire croire à l’objectivité de leur conception de la société. Lorsque le sociologue situe son point de vue parmi d’autres points de vue sur la société avec lesquels il est en concurrence, il ne fait, pour reprendre les termes de Bourdieu, que décrire « un espace de positions objectives qui est au principe (…) de la vision que les occupants de chaque position peuvent avoir des autres positions et de leurs occupants », c’est-à-dire qu’il se donne « le moyen d’objectiver scientifiquement l’ensemble des objectivations plus ou moins brutalement réductrices auxquelles se livrent les agents engagés dans la lutte »[3] (nous soulignons). Là où la sociologie devient véritablement scientifique, c’est lorsqu’elle se fait point de vue sur les points de vue. C’est ce qui permet d’en faire une « science des pouvoirs symboliques », c’est-à-dire « le moins illégitime des pouvoirs symboliques »[4].

Lorsque Bourdieu insiste sur la capacité de l’écriture flaubertienne à faire entendre des points de vue, mais aussi à faire comprendre que la voix propre du narrateur n’est pas tout à fait celle de ses personnages, il ne propose rien moins qu’une homologie structurale entre l’écrivain et le sociologue, les deux étant considérés comme « le(s) moins illégitime(s) des pouvoirs symboliques ». On voit bien qu’on est assez loin de la manière dont E. Louis définit la fonction de la littérature, attachée à un seul point de vue qui ferait défaut dans le débat public. Peu importe, du reste, que ceux qui se revendiquent de Bourdieu ne semblent pas tout à fait mesurer la fonction de la littérature (ou de l’auteur) dans son œuvre ; il ne s’agit pas ici de jouer au jeu du meilleur exégète de Bourdieu. Mais en mesurant l’écart entre la définition proposée par E. Louis et celle proposée par Bourdieu, on peut mesurer la distance entre deux époques, et saisir ce que la nôtre a d’original : elle fonde l’autorité de l’auteur sur l’expérience minoritaire. Or, revenir à Bourdieu et à sa définition de la littérature, c’est aussi dépayser quelque peu cette croyance qui fonde notre conception de l’autorité ; c’est se demander si l’expérience minoritaire, qui permet bien souvent de fonder des discours qui sont très loin d’être univoques (et même parfois contradictoires entre eux), doit être le seul critère qui fonde l’autorité ; c’est envisager que la littérature, même « de gauche », puisse ne pas être l’expression d’un point de vue jusque-là silencieux sur le monde (celui des vaincus, celui des opprimés), mais le lieu où le point de vue de l’auteur accueille sa contradiction, où le champ est contesté par son contre-champ, où l’auteur se donne la chance de se libérer quelque peu de sa nécessité sociale fondée sur sa condition, pour embrasser d’autres nécessités.

[1] Edouard Louis, « Ce que la vie fait à la politique », dans Edouard Louis, (dir), Pierre Bourdieu, l’insoumission en héritage, Paris, PUF, 2013, p. 3-19.

[2]Du reste, la langue de La misère du monde, qui se rapproche le plus possible de celle des enquêtés en donnant une très large place à la transcription de leurs paroles, a pu susciter chez les bourdieusiens eux-mêmes des réactions hostiles. Cf. en ce sens l’ « analyse critique » produit par Nonna Mayer à la sortie de La misère du monde, « L’entretien selon Pierre Bourdieu », dans Revue française de sociologie, 1995, 36/2, p. 533-370.

[3]Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982 ; nous soulignons.

[4]Ibid, page finale.

 

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