Conversation critique n°10.1

 


[ Dans cet article, Gérald Sfez, professeur de philosophie, revient sur le concept d’enfance développé par J.F. Lyotard et « le mal fou », à la fois source de trauma et d’un différend, qu’éprouve l’adulte dans son désir d’enfance. Après avoir analysé la façon dont Lyotard s’empare du concept d’espace transitionnel et refuse d’y voir une réconciliation, pour lui préférer la division du sujet, et après avoir pensé, la valeur politique de l’enfance et de la solitude, il se tourne vers Freud et interroge la lecture proposée par Lyotard du cas Emma.

LE TORT FAIT À L’ENFANCE ET LA PHRASE D’AFFECT

Dans « Emma »(1989), Lyotard part d’un cas freudien pour l’explorer en profondeur, tout autrement que Freud ne l’a fait, et se livre à une interprétation du surgissement de la phobie et son lien avec la violation. Rappelons le centre de l’histoire en quelques mots : « A huit-ans, Emma est victime d’un “attentat” sexuel dans une boutique. Elle ne s’en souvient pas et n’en a pas été “affectée”. Une phobie, la crainte d’entrer seule dans un magasin, se déclare par la suite [1]». De cette relation, ailleurs explorée, comme nous l’avons vu, dans la syntaxe de la distorsion entre le choc et l’affect, Lyotard tente ici de rendre compte en s’interrogeant sur la teneur de ce choc.

Comment entendre la phobie ? En termes freudiens, c’est le souvenir de l’attentat qui provoque l’affect. Selon ces termes, on a là le cas où un souvenir éveille un affect qu’il n’avait pas éveillé quand il était vécu, parce que depuis lors l’altération due à la puberté a rendu possible une autre compréhension de ce dont on se souvient [2]. Freud parait hésiter entre l’hypothèse selon laquelle l’adolescente interprète après-coup « sexuellement » ce qu’elle a vécu et celle selon laquelle, elle est devenue sexuellement excitable avant que soit venu le temps de la sexualité, de façon précoce, avant terme (explication de l’hystérie). Or, si l’on veut suivre très précisément ce qui s’est passé et s’en tenir au constat, en mettant entre parenthèses l’hypothèse de l’unité du sujet et de la continuité du temps, comme celle de l’existence d’un dénominateur commun de toute l’existence qui serait la sexualité, ne faut-il pas creuser la disparité et s’avancer vers le lieu de la maldonne et de la malencontre ? Tout porte à penser que l’adolescent interprète dans une langue « “sexuellement” ce qu’enfant il représentait dans une autre langue (“romanesque”, par exemple) [3] ». Approfondissant l’incommensurabilité, Lyotard lit ce qui a eu lieu comme l’événement d’une phrase d’affect pure qui n’est pas d’ordre sexuel : elle « se remarque à ceci qu’elle n’est pas référentielle ni adressée, qu’elle n’est articulée ni selon l’axe de l’objet ni selon celui de la destination [4]». Ce n’est pas une phrase interlocutoire. C’est pourquoi, si, bien avant la phobie, Emma enfant revient à la boutique de friandises (élément de l’enquête que Freud signale non sans une certaine gêne, et qu’il attribue à un état de “mauvaise conscience oppressante” [5]), ce n’est pas que la phrase d’affect ait comporté une demande. Il n’y a pas plus, en l’occurrence, de demande sexuelle qu’il n’y a de demande tout court. La petite Emma ne vient pas redemander de l’excitation, bien sûr, pas plus qu’elle ne vient demander autre chose. « Une demande est une attente d’enchaînement [6]». Phrase d’affect veut dire ce qui se tient dans l’instant d’une station, pur maintenant, pure présence, dont la répétition, lorsqu’elle se produit, n’est pas projetée, pas de demande faite à toi de me répondre en affect, et ceci parce que ce qui est senti, ici, l’affect, ne « parle de » rien ou parle de lui-même et se joue, à chaque fois, dans un instant hors de toute continuité du temps. Lyotard traduit la notion bien équivoque de « perversité polymorphe » comme l’expression « typiquement adulte » que nous donnons à ce qui est n’est pas du tout une hypersexualité confuse, mais l’ignorance par l’affect de tout objet et de toute destination, la « passibilité pure », le sensible même et non le sexuel : « L’affect s’inscrit nécessairement dans l’ordre du propre comme l’événement d’une dépropriation [7]». Il résiste à toute identité. Que gagne-t-on, demande Lyotard, à annuler cette étrangeté de l’enfance à elle-même par le recours à la notion de « précocité affective », sinon se permettre la facilité d’assertir, par forçage, l’identité dans la durée de la même Emma (enfant et adulte), de soutenir qu’il y a une visée de l’enfant ? « Que gagne-t-on à repousser vers le début de l’histoire d’Emma, sous le nom de cette Vorzeitigkeit, le motif du trouble qui affecte son identité ? [8] » Le même nom propre ne saurait assurer, à lui seul, de l’identité personnelle.

Il importe ici d’en inférer plusieurs choses distinctes, en prenant bien soin de ne pas les confondre et de démêler l’entrelacs.

La première chose à remarquer est que l’enfant Emma éprouve une passibilité qui n’est pas sexuelle. « Freud peut bien s’obstiner à nommer l’affectivité infantile sexualité, il est pourtant certain qu’elle ignore complètement la polarisation liée à la différence sexuelle [9] ». L’affect premier est hors-jeu de toute demande comme de tout enchaînement, lors même qu’il est répété : il est toujours sans « toi » et « moi », sans « hier » et sans « demain », délié.

La seconde est celle de la mise en route de cet enchaînement atypique, à distance (choc sans affect, affect sans choc). Ce qui la met en route est maintenant saisissable. C’est qu’à la faveur de la faculté pour l’enfant Emma d’être affecté(e), le boutiquier ait tenté de détourner cette affectibilité, le fait qu’il se soit adressé à elle comme à « toi, une femme » : « Son geste “dit” : écoute la différence des sexes. C’est-à-dire la génitalité. Il place l’enfant d’un coup en position de toi dans une interlocution, qu’elle ignore, et en position de femme dans une division sexuée qu’elle ignore [10]».

C’est incompréhensible à l’enfant. Coup double et simultané : « l’“excitant” est toujours une phrase affective de type adulte, qui comporte l’articulation d’un univers en personnes, et en personnes sexuées [11]». Le viol est tout autant langagier qu’affectif, et tout autant une violation de l’intelligence que de la forme de passibilité, l’attentat envers la passibilité même, où l’on ne peut y séparer l’effraction langagière de l’effraction corporelle. C’est un viol de l’esprit, du psychisme sur la surface du corps.

Y a-t-il même un rapport commun à de la langue ? L’écart de la phrase d’affect par rapport à toute langue mérite d’être méditée. Lyotard lui-même y a recours et le montre par un détour. Nous faisons l’expérience d’une relation d’incompréhension d’une langue avec une autre, lorsque quelqu’un s’adresse à nous en une langue que nous ne comprenons pas : nous éprouvons que les phrases sont pour nous dénuées de sens parce que nous ne savons pas les traduire dans notre langue de façon articulée et y répondre de façon appropriée. « Nous ne sommes qu’affectés par cette “adresse” sans en être proprement adressés. Ainsi Emma serait affectée par la phrase qu’est le geste du boutiquier sans pouvoir être “adressée” par lui [12]».

Or, selon Lyotard, si la comparaison donne, pour une part, une mesure de la question, elle est aussi trompeuse. Car, dans le cas de deux langues, celui qui ne comprend pas sait, à tout le moins, que les phrases qu’on lui adresse sont sensées, que cela doit être une autre langue, et n’éprouve pas que ce qu’on lui dit est absurde, mais que c’est seulement dénué de sens pour lui ; davantage, il sait qu’il pourrait y avoir traduction. Tel n’est pas le cas de la situation entre Emma enfant et le geste du boutiquier, car l’asymétrie est ici entière : ils ne se placent pas tous deux sur le terrain de l’adresse, de l’interlocution, de la référence, de la demande d’enchaînement : « on ne saurait parler d’une “langue” affective enfantine puisqu’il manque à la phrase d’affect pure, que j’invoque ici sous le nom d’enfance, les articulations indispensables à toute traduction [13]», écrit ainsi Lyotard. La phrase d’affect n’est pas articulée. Elle n’est pas adressée. Aussi, ne pourrait-on parler, en la circonstance, de « confusion des langues », comme le fait Ferenczi, que de façon tout à fait métaphorique. Certes, Ferenczi a bien vu là une chose essentielle que Freud ne veut pas reconnaître : la parole de l’enfant n’est pas celle de la sexualité, parce qu’elle est située tout à fait ailleurs. La passibilité ne dépend pas de la différence sexuelle. Mais, en parler comme d’une langue (celle de la tendresse), c’est encore, comme on le voit, nécessairement la placer sous le registre de l’adresse, de la référence, de la destination, de la demande (fût-elle d’amour), et supposer que l’affect inconscient de l’enfant vise ici quelque chose, audible en principe des deux interlocuteurs, et qu’il attend quelque chose de déterminé, que son affect, enfin, est « décidable ». Aussi bien, il convient de parler de cette « confusion des sentiments » tout autrement que dans les termes d’une confusion des langues. Car l’adresse est, d’entrée, connectée à la différence sexuelle. L’enfant Emma est, bien plutôt, affecté d’être adressée. La radicalité de l’interprétation lyotardienne du phénomène est de soutenir que le tort commis (et le trauma) n’est pas ne pas s’être adressé à Emma comme à une enfant qu’elle est, mais de s’être adressé, tout court, à elle. Il est d’affecter l’enfant de l’adresse et c’est cela, ne pas s’adresser à un enfant. 31. La formule paraît bien paradoxale, et à plus d’un titre. N’est-on pas tenté de penser presque le contraire : le tort n’est-il pas d’avoir affecté Emma sans s’adresser à elle ? Lyotard a-t-il tellement raison de penser que la violation perpétrée à l’égard de l’enfant (et de l’enfance) tient à l’imposition de l’interlocution et de l’adresse à l’enfant ? L’interlocution est-elle si dépendante de la bipolarisation et de l’interprétation de l’autre comme sujet indissociablement sexué ? N’y a-t-il jamais d’interlocution que corrélée, en somme, à la différence sexuelle ? Le sexuel lui-même est-il à ce point dépendant de la différence des sexes ? Ne s’adresse-t-on pas, enfin, couramment et légitimement, à l’enfant et n’est-ce pas par là, au contraire, le reconnaître et le respecter ? Cela n’est-il pas à la fois usuel et légitime, et sans confusion possible avec une violation quelconque ? Certes, et soutenir le contraire relèverait, à l’évidence, du non-sens. Mais, même si Lyotard force le trait, il convient d’entendre ce sur quoi il veut faire porter l’accent : on ne s’adresse jamais à l’enfant qu’en respectant en lui la part qui échappe à l’adresse et à l’interlocution, en respectant l’indécidable et l’ailleurs, en se déprenant de l’interlocution au sein même de l’interlocution, et c’est précisément par là que l’écriture confine avec l’enfance, ne s’adresse jamais dans la transparence et la distinction. L’adresse juste s’opère en toute reconnaissance du différend. S’adresser à l’enfant, ce n’est pas répondre à une demande présupposée, mais respecter l’indécidable à même le don d’amour, et c’est toujours, pour une part, passer à côté. Et, s’il est vrai que l’aporie « réside dans l’intraduisibilité de la passibilité enfantine en articulation adulte [14] », que la différence essentielle n’est pas la différence sexuelle mais le différend entre affect enfantin et affect adulte, l’amour ne s’éprend de surmonter la différence des sexes qu’autant qu’il rend les armes devant cette passibilité d’avant le sexe. Aussi bien, comme Lyotard le conclut fort justement : « Il n’y a d’amour qu’autant que les adultes s’acceptent enfants[15] ». N’est-ce pas avouer que l’amour en est tout proche ? Si cette rencontre est possible, c’est du fait même que « si l’enfance demeure chez elle, ce n’est pas quoique mais parce qu’elle loge chez l’adulte [16] . » Elle donne lieu à anamnèse. Toute voix d’adulte a un accent d’enfance.

Gérald Sfez, « Un accent d’enfance », Le tour Critique, n°5, 2020, http://letourcritique.u-paris10.fr/index.php/letourcritique/article/view/106 (consulté le 4 juin 2020)

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[1] J.-F. Lyotard, « Emma », Misère de la philosophie, 77

[2] Ibid., 78.

[3] Ibid., 81.

[4] Ibid., 83

[5] Ibid., 78.

[6]Ibid., 85.

[7] Ibid., 87.

[8] Ibid., 89

[9] J.-F. Lyotard, « La Phrase-affect », Misère de la philosophie, 54.

[10] J.-F. Lyotard, « Emma », Ibid., 90-91

[11] Ibid., 91.

[12] Ibid.

[13]Ibid., 91-92.

[14] Ibid., 95

[15] Ibid.

[16] J.-F. Lyotard, « Prière d’insérer », Lectures d’enfance.

Augustin Leroy

14/06/2021

 

En lisant le texte de G. Sfez, j’éprouve une émotion qui n’est pas étrangère à celle qu’éveillait en moi les mots d’Hélène Merlin-Kajman définissant la beauté dans son livre La littérature à l’heure de #Metoo. De même que « l’abîme » au bord duquel les textes littéraires peuvent mener leur lecteur échappe au logos, à la rationalité du discours, la voix d’enfance que cherche à conceptualiser Gérald Sfez, par l’intermédiaire de Lyotard, me semble être à la fois une hétérogénéité insaisissable pour le langage de l’adulte et à la fois sa condition de possibilité, dans la mesure où « toute voix d’adulte a un accent d’enfance » et que, pourtant, l’enfance, selon Lyotard et Sfez, ne peut pas loger dans une phrase d’adulte – mais seulement dans son « sentiment ».

Un des gains, indéniable, que je reconnais dans la trajectoire théorique de Sfez est de tenter de formuler un discours philosophique dont l’intelligibilité repose sur l’appréhension et la reconnaissance d’un noyau ( de sens, d’affect, de chaleur, de silence, je ne saurais le dire) perpétuellement contradictoire, en l’occurence « la phrase d’affect pure ». Or, cette tentative de conceptualisation pousse l’éthique de l’argumentation à adopter une position similaire à celle de quelqu’un qui s’adresse à un enfant : elle respecte « l’indécidable » et sait par avance qu’elle ne peut, ne doit s’effectuer qu’à la condition « pour une part, de passer à côté ». La préoccupation éthique – la valeur - d’un tel geste théorique est précieuse, dans la mesure où elle ne tente pas de s’approprier le bien d’une autre discipline, la psychanalyse, mais plutôt de spéculer sur l’impossibilité de s’approprier « tout court » l’enfance. Par là, le langage philosophique n’est plus tout à fait lui-même, car il est transformé de l’intérieur par ce qu’il cherche à saisir sans le pouvoir jamais.

Pourtant, et sans savoir si c’est à Lyotard ou à Sfez que j’adresse mes doutes, certaines hypothèses défendues par l’auteur me troublent. En effet, Lyotard conteste l’interprétation que Freud propose du cas Emma, en récusant notamment l’idée d’une « perversité polymorphe » de l’enfant, ou encore d’une origine nécessairement sexuelle du trauma. Si, pour Freud, le problème à l’origine des troubles psychiques d’Emma tient à la puissance d’excitation sexuelle que stimule le boutiquier en lui adressant une parole destinée, non à un enfant mais à une femme, pour Lyotard, le problème n’est pas de cet ordre – ou pas seulement :

« la radicalité de l’interprétation lyotardienne du phénomène est de soutenir que le tort commis (et le trauma) n’est pas ne pas s’être adressé à Emma comme à une enfant qu’elle est, mais de s’être adressé, tout court, à elle ».

La voix d’enfance est alors définie comme « l’évènement d’une phrase d’affect pure qui n’est pas d’ordre sexuel ». Elle est la « passibilité » même, en deçà de la différence sexuelle . A ce titre, la « phrase d’affect pure » relève de l’indomptable, elle est rétive, radicalement, à la traduction ou à l’interlocution, à l’ensemble des règles qui organisent la parole et en rendent le sens partageable. Ainsi, citant Lyotard, Sfez affirme que la phrase-affect « se remarque à ceci qu’elle n’est pas référentielle ni adressée, qu’elle n’est articulée ni selon l’axe de l’objet ni selon celui de la destination ». C’est à partir de cette définition, qui fait de la phrase-affect un évènement premier qui est « hors-jeu de toute demande comme de tout enchaînement, lors même qu’il est répété, (…) toujours sans “toi” et “moi”, sans “hier” et sans “demain”, délié », que Lyotard et Sfez fondent ce que je comprends comme une métaphysique du langage – mais dans laquelle le « méta » aurait été remplacé par « l’infans ».

Soit. Il me semble néanmoins que ces hypothèses prennent un risque, celui d’isoler l’enfance, de la séparer d’une façon radicale en la rendant inaccessible, muette. A cet égard, je suis troublé par la réfutation de l’opposition forgée par Ferenczi entre « le langage de la passion » et « le langage de la tendresse ». En effet, Sfez (et Lyotard ?) opposent au psychanalyste que « le langage de la tendresse », identifié par ce dernier comme langage de l’enfance, ne peut rendre compte de la phrase-affect, parce que cette dernière advient comme « sentiment », non comme langage. De fait, à la phrase d’affect pure et à l’enfance, conjointement, il manque « les articulations indispensables à toute traduction ». Ainsi, écrit Sfez, parler de l’enfance « comme d’une langue (celle de la tendresse), c’est encore, comme on le voit, nécessairement la placer sous le registre de l’adresse, de la référence, de la destination, de la demande (fût-elle d’amour), et supposer que l’affect inconscient de l’enfant vise ici quelque chose ».

Cependant, pour évoquer la relecture par Emma de son souvenir d’enfance, Lyotard semble bien supposer qu’elle traduit quelque chose en passant d’une langue « romanesque, par exemple », à la langue de la sexualité. C’est donc bien qu’il y a une langue d’enfance qui permet à un enfant de se représenter qu’il parle, réfère, adresse – mais cette langue est romanesque, proche de l’écriture en cela qu’elle « ne s’adresse jamais dans la transparence et la distinction ». Dès lors, je me demande à quoi bon postuler une phrase originelle, déliée et rétive à l’enchainement des autres phrases, plutôt que de considérer qu’il existe une langue d’enfance au fonctionnent instable et aux significations inintégrables, certes, mais langue tout de même. J’entends qu’il s’agit pour Lyotard d’éviter une transition vers l’enfance qui ferait figure de réconciliation et d’unification des langages. Mais en déjouant ce danger, j’ai l’impression qu’un autre abîme se dessine, celui d’un mythe de l’enfance enfermée dans la pureté d’une langue muette. D’où ma crainte envers un geste d’isolement, voire d’abandon de l’enfance au silence et à la parole impossible. Dans ce dispositif théorique, le trauma serait alors le seul déclencheur d’une transition d’une langue à l’autre, l’opérateur de traduction. Ainsi, le don d’amour rejouerait sans cesse le différend traumatique qui disjoint l’enfance et l’âge adulte.

Dès lors, je doute du bienfait de cette conceptualisation, puisqu’elle me semble empêcher d’aborder l’apprentissage des langues entre elles, celles des enfants et celles des adultes, comme autre chose qu’une relation traumatique. Si, chez Lyotard, elle n’est plus d’ordre sexuelle, elle reste la violente expérience de l’intraduisible, de l’impartageable. Or, dans son article sur Les Disparus, Patrice Loraux définit la représentation par un biais particulier :

« (…) dans la phrase : “vous représentez-vous ce que vous avez fait ?” le mot de “se représenter”a un tout autre sens. Il indique quelque chose comme : “est-ce que vous sentez la disproportion entre ce qui est arrivé de votre fait et le visage sous lequel vous vous présentez”.[17]

Il s’agirait, typiquement, d’un cas de confusion dans les termes de Lyotard, puisque la phrase-affect ne peut (se) rendre compte d’elle-même à un autre dans une relation d’interlocution. Pourtant, le gain d’un « bon dispositif », comme le dit Loraux, est précisément de conduire le destinataire de cette représentation à se représenter l’irreprésentable, c’est-à-dire, je crois, à inventer une langue du trauma qui puisse être adressée, partagée. Si, avec Lyotard et Sfez, l’enfance est figurée comme « affect-pure », phrase muette, l’hypothèse de Loraux me paraît impossible – il n’y aurait alors, dans la relation d’un adulte et un enfant, qu’une série de dispositifs plus ou moins mauvais.

Il se peut néanmoins que je force le trait. L’enfance, la phrase d’affect pure, me rappelle ce que Kant dit de la capacité de la philosophie à connaître la raison pure : impossible de ne rien fonder positivement tant que les objets investis ne peuvent être éprouvés selon les conditions a priori de l’expérience. Mais dans la Critique de la raison pratique, Kant réinscrit l’horizon métaphysique comme horizon imaginaire et principe régulateur pour la pratique de la morale. Ce postulat, qui ne peut faire en soi l’objet d’une démonstration, transforme l’insaisissable en utopie. J’ai le sentiment que l’enfance, telle qu’elle est figurée par Lyotard et Sfez, génère l’énergie – et la beauté - conflictuelle de l’utopie : dans les accents qu’elle imprime dans les voix adultes, l’enfance refuse un certain ordre du discours et un certain ordre des choses, donnant ainsi à la langue romanesque, à la fiction, au rêve et à l’imaginaire leur raison d’être. Reste aux adultes de ne pas renoncer à l’utopie, à la langue de l’enfance et aux sentiments romanesques.

 

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[17] Patrice Loraux, « Les disparus », in L’art et la mémoire des camps, représenter, exterminer, Le genre humain n°36, Seuil, 2001, p. 45-46

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