Conversation critique n°7.2
Beaucoup d’entre nous avons été initiés à l’histoire littéraire par le Lagarde et Michard, dans lequel ne figuraient que deux auteures femmes ou du moins reconnues comme telles : Madame de Lafayette et George Sand [1] . Madame de Sévigné et Marceline Desbordes-Valmore avaient droit à la mention de leur nom en passant, mais pas à un morceau choisi de leur œuvre. Verlaine, Rimbaud[2] ou Aragon, après Baudelaire, ont eu beau saluer en Desbordes-Valmore une précurseure et un modèle, les poètes étant peut-être plus larges ou plus « femmes » d’esprit que d’autres genres d’hommes de lettres (mais ça c’est une immense question que je laisse de côté), l’histoire littéraire lui a préféré les épanchements de son contemporain Lamartine. On attend toujours par ailleurs, en France du moins, une histoire de la littérature française, sinon occidentale, qui prendrait la mesure de ce qui s’est passé au XXe siècle, en l’occurrence une véritable explosion de la littérature faite par des femmes (je ne dis pas nécessairement de littérature féminine). La même chose s’est produite du côté des arts visuels. Le XXe siècle en littérature est, pour la première fois, le siècle des femmes. Pour la première fois, les plus grands écrivains du xxe siècle ne sont pas seulement des femmes bien sûr, mais sont aussi, indéniablement, des femmes. C’est l’indice d’une véritable révolution culturelle, dont on ne semble pas avoir pris vraiment la mesure[3] .
Cette approche que je qualifie globalement d’historienne est donc nécessaire, elle constitue une vraie contribution scientifique dont s’enorgueillissent à bon droit les études de genre lorsqu’elles expliquent, et s’expliquent à elles-mêmes, comme elles le font souvent depuis quelque temps, « ce que le genre fait aux disciplines[4] . Voilà donc ce que le genre fait ou peut faire à la discipline littéraire et j’essaie moi-même d’apporter ma contribution à cet effort, même si ce n’est pas mon objet principal ni le trait principal, j’y reviendrai, de mon intervention dans le champ des études de genre. J’ajoute quand même au passage que les Women’s Studies puis les Gender Studies américaines et britanniques ont lancé ce type de projet et de recherches dès la fin des années soixante-dix, et que les chercheuses et chercheurs français et francophones dans ce domaine ont largement bénéficié des apports de la recherche américaine qui a, la première, interrogé de ce point de vue le canon littéraire français et proposé nombre d’œuvres de femmes oubliées ou minorisées à la relecture.
Mais ce n’est pas la seule façon de penser et de pratiquer « l’épinglage » – pour emprunter un mot à Foucault – des études de genre sur les études littéraires et j’en évoquerai rapidement une autre, avant de passer au second volet de ma question : non pas « qu’est-ce que le genre fait à la discipline littéraire ? » mais « qu’est-ce qu’une approche littéraire peut faire aux études de genre ? »
Faire de la littérature dans une perspective dite « de genre », c’est aussi contribuer au renouvellement de la lecture des œuvres canoniques. C’est une banalité que de le dire, mais je veux donner un exemple concret de la portée du geste. Prenons les Lettres Persanes, œuvre canonique s’il en est, de la littérature française, et qu’on étudie dès le lycée en morceaux choisis. Je ne sais pas, là encore, ce qu’il en est aujourd’hui, peut-être qu’on n’étudie même plus Montesquieu au lycée, mais quand j’étais lycéenne, les morceaux choisis dans les Lettres Persanes étaient toujours choisis parmi les lettres échangées entre Usbek et Rica, ou entre l’un d’entre eux et l’un de leurs amis persans. Ce sont, nous le savons, des lettres mi-ethnographiques mi-philosophiques, qui portent sur le café à Paris comme sur les différents régimes monarchiques, le problème de la justice, la question du commerce, etc. Or les Lettres Persanes comportent en réalité un double système d’échange épistolaire ; elles sont à double fond. Il y a d’un côté le discours de la philosophie éclairée qui circule entre amis – voyageurs ou restés au pays – de genre masculin (c’est ce que j’appelle la scène de l’amicale humaniste internationale, traditionnellement de genre masculin), de l’autre les lettres en provenance ou en direction du sérail d’Usbek, dans lesquelles se révèle la nature despotique du pouvoir exercé par Usbek sur ses femmes. Et à la fin des Lettres persanes a lieu, non pas une révolution de palais, mais une révolution de maison, une révolution du ou au sérail, dans des termes qui font penser que le politique, l’action révolutionnaire et la philosophie éclairée ne sont pas nécessairement ni exclusivement du côté où on les croyait et où on faisait semblant de les cantonner. Aristote a fait très exactement la théorie du dispositif des Lettres Persanes dans sa Politique, c’est-à-dire celle de la séparation entre la sphère domestique et la sphère politique, qui a marqué toute la pensée et le traitement occidental du politique et de la politique jusqu’à récemment. D’un côté, la communauté des hommes libres (libres donc aussi de voyager), de l’autre, la sphère domestique où le mari exerce sa domination de droit et de fait sur les femmes et les esclaves, ainsi que sur les enfants. Ce maître-mari a un nom en grec, c’est le « despotes », le despote, d’une racine sanscrite « patih » qui donne aussi « spouse , époux », en anglais et en français. Aristote distingue l’exercice du pouvoir dans la maison (qui est le fait du despotes et qu’Aristote qualifie de naturel) de l’exercice du pouvoir dans la sphère politique « libre » (et là, le chef contractuellement reconnu comme tel est nommé par lui « basileus »). Ce qu’on appelle un despote, en politique, c’est donc littéralement quelqu’un qui traite ses sujets ou la communauté politique qu’il dirige comme si c’étaient les femmes de sa maison. Usbek est aristotélicien dans sa conception et sa gestion de la division des sphères. Mais la façon dont Montesquieu traite et malmène cette division, et sa critique du despotisme qui caractérise à la fois les rapports au sein de la maison d’Usbek et les monarchies orientales et françaises, mettent à mal cette division. Or, quand on exclut la scène du sérail de l’analyse philosophique et politique des Lettres Persanes, comme on le fait dans les recueils scolaires de morceaux choisis, mais comme on l’a fait aussi longtemps dans le commentaire politique de l’œuvre de Montesquieu, y compris Althusser lui-même dans La Politique et l’Histoire, on fait comme Usbek : on sépare la scène dite domestique de la scène philosophico-politique, on prétend qu’elles sont de nature différente et qu’elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Inversement, quand on réintègre la scène du sérail dans le champ de lecture, tout change.
Mais en vérité, et je suis donc, à la faveur de cet exemple, en train de passer sur l’autre versant de ma question initiale, il ne faut pas se contenter de faire valoir ce que les études de genre apportent à l’étude de la littérature. On pourrait, et il faudrait aussi, se demander et reconnaître ce que quelque chose comme la « littérature » peut apporter aux études de genre. Très rapidement, la littéraire que je suis ajoutera donc deux remarques concernant les Lettres Persanes.
Le montage des Lettres est un formidable dispositif critique, que Montesquieu en ait eu conscience ou non. Montesquieu, on s’en rappelle, a inséré des « contes » dans plusieurs des lettres des voyageurs, contes qu’il intitule de manière provocatrice des « histoires » au sens que ce terme avait pris au XVIIIe siècle. Une « histoire » dans le métalangage littéraire du XVIIIe siècle est un récit qui s’annonce comme vrai – ce ne serait donc pas un conte – et qui s’efforce ainsi de paraître « naturel » par opposition au roman idéaliste du siècle précédent, fustigé comme absurde par Montesquieu. En même temps, l’« histoire », le mot « histoire », désigne et déclare bien son appartenance à la littérature, au projet littéraire de son époque. Bref, le titre annonce l’opération littéraire. Ces insertions d’histoires – l’histoire d’Aphéridon et d’Astarté, l’histoire d’Anaïs – relèvent en outre d’une fonction littéraire et rhétorique répertoriée, celle de l’exemplum. Ces « histoires » s’affichent donc à tous égards comme des morceaux et des moments de littérature insérés dans le tissu de la correspondance philosophique. Leur insertion met ainsi en jeu et en abyme l’espèce de confrontation entre philosophie et littérature que Montesquieu a mis en scène dans son « espèce de roman ». Or ces « histoires » sont de véritables fictions féministes. La première raconte l’amour réciproque entre un jeune homme et une jeune femme qui appartiennent tous deux à une minorité religieuse persécutée et se reconnaissent de statut égal ; elle donne une forme et un sens complètement nouveaux au scénario traditionnel de la délivrance d’une jeune femme par son prince charmant; l’autre imagine le renversement des rapports de sexe traditionnels et l’abolition de la structure du sérail. De tels scénarios ne sauraient se produire en Perse, ni en France. Seule la fiction littéraire peut leur donner lieu et place. C’est donc comme si la littérature, c’est-à-dire ce qui s’annonce comme fiction littéraire dans le texte, donnait accès à l’envers de l’histoire contemporaine, et rendait pensable, parce que figurable, sinon l’avenir, en tout cas un autre monde, le monde de l’autre si l’on veut. Et c’est encore une banalité de le dire, mais si les femmes ont été jusqu’à récemment très absentes de la scène de l’Histoire avec un grand « H », elles sont au contraire très présentes, voire dominantes, sur la scène des « histoires », par le biais du roman, du théâtre ou d’autres formes de récits, depuis toujours.
Deuxième remarque : les Lettres Persanes sont construites sur une série d’oppositions qui se recoupent l’une l’autre: sphère publique/sphère domestique ; France/Perse ; Hommes/ Femmes; philosophie/littérature, oppositions que le double système de la correspondance – l’amicale humaniste internationale masculine d’un côté, les lettres du et au sérail de l’autre – permet d’organiser et de maintenir. Mais ces lettres relèvent de la littérature et sont donc destinées à être lues dans leur ensemble; autrement dit, s’il y a une scène clivée de la correspondance, il y a inversement une scène croisée de la destination du texte. Si, dans la fiction des Lettres Persanes, les correspondances et les correspondants demeurent séparés jusqu’au drame final, si les lettres philosophiques sont censées n’être destinées qu’aux hommes, si les lettres despotiques ou érotiques sont « réservées » aux femmes, le texte appelle et engendre nécessairement une lecture globale et croisée. Des femmes comme des hommes ont lu les Lettres Persanes dès leur publication. Femmes comme hommes en sont d’emblée les destinataires ultimes et cela seul suffit à ébranler d’avance le système des oppositions qui structurent la fiction de Montesquieu. Pour le dire autrement, dès lors qu’elle fait l’objet d’un traitement littéraire, l’amicale humaniste masculine s’ouvre malgré qu’elle en ait, sans le savoir et sans qu’elle ait besoin de le savoir, aux femmes. C’est aussi cela que nous racontent les Lettres Persanes, à travers le personnage de Roxane. Et c’est tout cela que j’appelle le dispositif critique des Lettres Persanes. Seule la littérature ou l’art sont capables de produire un tel dispositif. C’est ce que savent les littéraires et qu’elles et ils peuvent tenter de communiquer à leurs autres collègues en études de genre. [...]
Et si la langue littéraire, si la littérature comme exercice, comme jeu et comme savoir[s] de la langue et des langues, était, comme telle, féministe ?
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[1] Je crois qu’il y avait aussi Marie de France mais le Moyen-Âge paraissait si loin que le genre des auteur-e-s en devenait insignifiant, dépassant littéralement l’imagination.
[2] Rimbaud lui reconnaît ainsi à bon droit l’invention mutine du poème hendécasyllabique, qui fait trébucher l’alexandrin et inaugure l’ère de l’impair.
[3] La chose est finalement quand même en cours, grâce à des chercheuses en études de genre justement, puisqu’un projet a été déposé tout récemment en ce sens, et accepté, chez Gallimard, projet qui concerne en fait la totalité de l’histoire littéraire française et pas seulement le xxe siècle. (Voir Femmes et littérature. Une histoire culturelle, sous la direction de Martine Reid. À paraître en 2017).
[4] C’est d’ailleurs le titre d’une des tables rondes plénières qui ont eu lieu dans le cadre du premier Congrès en études de genre en France organisé par l’Institut du Genre CNRS/Universités en septembre 2014 à Lyon.
Anne Emmanuelle Berger, « Genre. Penser “le genre” en langue[s] ou comment faire des études de genre en littéraire ? » dans Emmanuel Bouju (éd.),Fragments théoriques, . Nouveaux éléments de lexique littéraire, Editions nouvelles Cécile Defaut, Nantes, 2015, pp. 178-184 et 192
Augustin Leroy
12/03/2021
Je n’avais guère touché aux Lettres Persanes depuis le lycée. Les souvenirs que j’en garde concernent deux lettres, celle où Rica va au théâtre et celle où il va au café. En somme, ma connaissance de cette œuvre procède directement de la sélection opérée dans les ouvrages du secondaire, relevée par Anne Emmanuelle Berger : « on exclut la scène du sérail de la réflexion philosophique et politique des Lettres Persanes ».
Pourtant, des sensations de lecture me reviennent, comme un goût de sang. Celui qui coule au sérail, « le plus beau sang du monde ». Relisant l’ultime lettre de Roxane, je n’ai pu comprendre ce superlatif qu’en reculant de quelques pages, pour découvrir que ce sang appartient à l’amant de Roxane, découvert avec elle et massacré par les gardiens du sérail alors qu’il « voulait même rentrer dans la chambre, pour mourir, disait-il, aux yeux de Roxane. » (lettre CLIX). Un goût de sang mêlé à la brutalité terrible de la voix avec laquelle Uzbek légifère dans sa maison (« que la crainte et la terreur marchent avec vous ; courez d’appartements en appartements portez les punitions et les châtiments », ordonne-t-il au grand eunuque dans la lettre CXLVIII).
Ce cruel despotisme, comment ai-je pu l’oublier ? La grande entreprise de la marquise de Merteuil, qui se dit née « pour venger (s)on sexe et maitriser le vôtre », dans Les Liaisons Dangereuses, m’avait davantage frappé, tandis que le cours de lycée qui en traitait insistait sur le rapport de force et le potentiel révolutionnaire que déployait ce personnage. Encore l’occasion d’affirmer qu’un dispositif critique destiné à présenter et analyser une œuvre (par exemple, ces fameux Profils d’une œuvre, les anthologies, les manuels scolaires, les cours professés) est une construction théorique qui façonne le sens de l’oeuvre et influe sur sa réception.
Mais comment juger d’une hypothèse de lecture ? Pourquoi, lorsque Zachi, autre femme du sérail d’Uzbek, dit avoir été « outragée » par un des eunuques qui lui a fait subir « ce châtiment qui met dans l’humiliation extrême ; ce châtiment qui ramène, pour ainsi dire, à l’enfance » (lettre CLVII), pourquoi suis-je révolté par la précision de l’éditeur, en bas de page : « Autrement dit, une fessée » ? Effectivement, la référence à l’enfance mène à la fessée. Mais avant de lire cette note, j’y voyais un viol, ou plutôt une agression inqualifiable qui porte atteinte à l’inviolabilité de l’autre et qui peut prendre différentes formes, dont la fessée, dénudant l’existence au point de la laisser infans, sans voix. J’ai l’impression que le mot de l’éditeur me force à nommer l’innommable, et que le nom choisi, pour nommer, augmente la violence parce qu’il balaye, justement, la part de cette scène qui résiste à la possibilité de dire, d’articuler – qui résiste, en somme, au logos.
La façon dont je reçois cette note est évidemment influencée par les débats que nous avons à Transitions (voir « l’affaire Chénier » et le dernier livre d'Hélène Merlin-Kajman, La littérature à l'heure de #MeToo) et ceux qui occupent nos sociétés actuelles. J’ai le sentiment qu’il me faut louvoyer entre des points d’intenses perturbations, de désaccords violents et de présupposés lourds de conflictualité : le viol, la domination patriarcale, la littérature, ce que le signifiant « fessée » mobilise en moi ou encore la détresse de Zachi. C’est pour cela que je doute de la capacité de mon langage (ou de mes langages, d’homme, de prof, de lecteur, etc.) à pouvoir dire ce qui a lieu. Aussi, je ne pourrai pas affirmer sans hésitation qu’il y a viol. En outre, un certain nombre d’objections me vient à l’esprit, dont notamment celle qui rappelle que le maitre du sérail ne peut pas, vraisemblablement, demander à ses eunuques de violer les femmes qu’il tient sous sa coupe, puisque c’est l’intégrité absolue de leur corps qui définit leur prétendue pureté, signe de leur fidélité envers le tyran. Mais ma sensibilité de lecteur est atteinte par l’image possible d’un viol, et c’est assez, je crois, pour explorer cette hypothèse et la soumettre à la discussion, sans pour autant considérer qu’elle révèle la vérité de la lettre du texte. Elle me permet de parler le viol sans impliquer la rhétorique de la preuve, sans transposer ma lecture en une scène judiciaire et sans me mettre directement au coeur de la scène. De sentir sans devoir montrer, mais sans oublier ce qui m’anime dans ma lecture.
Anne Emmanuelle Berger, dans son texte, analyse les causes et les effets, dans la constitution de l’histoire littéraire, d’un oubli. Oubli de l’existence des femmes qui écrivent, mais aussi oubli, (« invisibilisation », dirait-on aujourd’hui, par un néologisme que je n’aime pas mais que je me garderais bien de disqualifier autoritairement) des personnages féminins, comme les femmes du sérail. On pourrait alors penser qu’une histoire alternative des œuvres, fondée sur une épistémologie féministe, permettrait de réparer cet oubli et d’articuler ce qui, dans la culture, porte la trace des dispositifs de domination que les hommes ont élaborés pour assujettir les femmes. La critique d’un canon littéraire ayant longtemps exclu les femmes participerait d’une « révolution culturelle » destinée à garantir l’égalité future entre les sexes.
Toutefois, dans sa Conversation critique, Hélène Merlin-Kajman met en doute l’existence d’une telle garantie, puisqu’en effet, pourquoi supposer qu’une « histoire féministe de la littérature » offrirait des « garanties épistémologiques supérieures à l’histoire que les hommes en ont faites jusqu’à peu » ? Cette question me frappe dans la mesure où elle appelle à réinventer une historicité des œuvres et de la réception qui n’épouserait pas le modèle historique qui a accompagné le mythe du progrès et de l’émancipation démocratique. La conquête des droits et des libertés, le combat politique pour l’égalité sont absolument nécessaires. Mais je crois que ce qui s’appelle littérature ne peut offrir aucune garantie épistémologique dans cette lutte, parce que la littérature cherche des langages et des scènes où rien du sens et des rapports de pouvoir n’est intégralement garanti, stable ou clarifié.
Pourtant, en lisant Anne Emmanuelle Berger, la lettre de Roxane, de Zachi, des bourreaux du sérail et d’Usbek, mes affects politiques sont transis de colère. Roxane, par les mêmes mots, se donne la mort et se venge du tyran, et ces mots m’animent d’un désir brûlant de vengeance contre les hommes (y compris contre ma propre masculinité). Ce trop-plein de pathos, qui me pousse à voir un viol là où l’éditeur lit une fessée, où l’investir, dès lors que je mets en doute la possibilité d’écrire une autre histoire où loger mon trouble ? Comment formuler une interprétation, la partager avec des lecteurs, des étudiants, des élèves, sans taire ces affects et sans, pour autant, les imposer à mes destinataires et écraser le texte par mon point de vue ?
A la lecture de la lettre de Roxane, j’ai été frappé par la dimension rhétorique de sa parole, si efficace et ajustée, alors qu’elle est mourante, en deuil et prisonnière. La multiplication des antithèses qui placent la haine là où Usbek pensait trouver l’amour, le renversement du passif en actif (« tu me croyais trompée, et je te trompais »), l’affirmation de l’inviolabilité de la liberté dans la servitude, me font puissamment adhérer au langage « nouveau » que Roxane jette au visage de son tyran d’époux. Le poison qui infuse dans ses veines, seul remède contre la brûlure de la haine, irrigue l’écriture et sa visée rhétorique. Car Roxane a un but : faire mal à Uzbek en proportion des souffrances qu’il a infligées aux femmes du sérail. Plutôt que de dénoncer, en termes objectifs, une situation d’oppression, Roxane appuie là où ça fait mal : elle le trompe, l’a trompé, l’a toujours trompé. La scène du sérail, puissamment politique, atteste des effets dévastateurs d’une passion libre d’exercer politiquement sa tyrannie : la jalousie.
De fait, dans une lettre envoyée à un ami resté à Ispahan, qui est extérieur au sérail et donc à l’ensemble des mesures coercitives qu’il ordonne, Usbek confie son tourment, qui est l’envers masculin et métaphorique de la prison du sérail : il se vit en exil, arraché de sa patrie et cet arrachement excite en lui la terreur de la découverte, à son retour, d’un lieu transformé par son absence : « J’entrerai dans le sérail ; il faut que j’y demande compte du temps funeste de mon absence » (lettre CLV). Et cette terreur se révèle être celle d’être prisonnier de soi-même, de sa jalousie possessive et avide de trouver des garanties de la fidélité amoureuse de ses femmes : « J’irai m’enfermer dans des murs plus terribles pour moi que pour les femmes qui y sont gardées. J’y porterai tous mes soupçons […] ; dans mon lit, dans leurs bras, je ne jouirai que de mes inquiétudes ; dans un temps si peu propre aux réflexions, ma jalousie trouvera à en faire ».
C’est donc la pression de la jalousie qui achève de faire du sérail une tyrannie. Uzbek a peur. Certes, il est déjà un despote, un spouse, un époux, un « maitre-mari », comme le rappelle Anne Emmanuelle Berger, et il tire ce pouvoir d’une structure sociale archi-patriarcale. Mais les Lettres Persanes, et notamment les lettres du sérail, font entendre par endroits que la cruauté de la résolution finale est moins le résultat nécessaire d’une structure de domination pré-établie que de l’articulation fatale entre l’obsession jalouse et le tout pouvoir.
Loin de moi le désir de vouloir atténuer la brutalité d’Uzbek et de la répression qui s’abat sur le sérail. A vouloir tout contrôler, il mérite de tout perdre. Mais si je décidais de formuler une hypothèse de lecture ou de construire un dispositif critique destiné à faire de Roxane l’héroïne sublime des femmes opprimées, je manquerais cet enjeu plus discret, ténu, qu’est la jalousie dans ces échanges. Or, la jalousie, c’est précisément faire l’expérience de sa propre place comme étant potentiellement celle d’un ou d’une autre, et réciproquement. Si j’essaye de mener mon raisonnement au bout, j’en viens à penser que la jalousie est l’affect démocratique par excellence, tant il bouleverse les rapports de force préétablis socialement. Roxane l’a compris et en use formidablement. Certes, pour Uzbek comme pour elle, le tour est joué, le livre est fini. Mais pour la lectrice, le lecteur et l’élaboration du sens, rien n’est clôt, qu’on s’identifie à « l’amicale humaniste masculine » ou aux femmes opprimées du sérail. C’est pourquoi je crois souhaitable, pour penser une historicité des œuvres et de la lecture qui se refuse à être une Histoire écrite par les hommes ou par les femmes, d’écouter ces petites histoires qui font dérailler les grands récits (dont celui de @MeToo, comme le souligne Hélène Merlin-Kajman) : la passion amoureuse qui pousse l’amant de Roxane à mourir dans ses bras, l’impossibilité de vivre pour cette dernière après la perte de son amant, le désespoir libidinal d’un tyran qui ne possède plus rien que sa jalousie. Ces petites histoires nous mènent en des lieux inquiétants, instables, précisément ces lieux où les places ne sont pas fixes, où les identités demeurent ambiguës, parfois provisoires – chose que la jalousie, douloureusement, ne cesse de rappeler. Ces petites histoires sont parfois terribles et terrifiantes, à l’instar des grands récits : la place que j’accorde à l’hypothèse d’un viol hantant le récit de Zachi est traversée, entre autres, par l’injonction contemporaine à dire le viol. Pourtant, la réalité de ce viol, parce qu’il aurait eu lieu, « dans l’obscurité de la nuit », dit Roxane en racontant la même scène (lettre CLVI), demeure flottante, incertaine : quelque chose manque de ce qui a eu lieu. En revanche, est restée une lettre qui, malgré l’impuissance de la jeune femme « anéantie sous la honte » et trahie par celui qu’elle aimait, témoigne de la possibilité de l’impossibilité de sa parole : quand le bourreau du sérail mandaté par Uzbek « me prononce le nom de celui que j’aime, je ne sais plus me plaindre ; je ne puis plus que mourir » (lettre CLVII). Cette lettre, destinée à Usbek, reste sans réponse dans la fiction, mais je crois que la lire, la partager, lui donner place sont des biais - ce que permet, de façon géniale, le genre épistolaire - de répondre, indirectement, à la détresse et aux fantômes, aux traumas, qu’elle contient.
En un mot, je dirais qu’il n’y a pas de garanties épistémologiques contre la jalousie – et que c’est tant mieux. Pour ce qui est des garanties contre la tyrannie, à nous de les inventer, jour après jour.