Conversation critique n°5.1
Le réductionnisme de l’intelligence et de la discussion à l’intérêt politique[1] menace de politiser l’université de manière plus profonde et plus destructrice que jamais auparavant. Je dis « menace » parce que le déconstructionnisme n’a pas encore submergé l’université, comme certains critiques le proclament. Mais la menace anti-intellectuelle et « politisante » qu’il fait peser n’en est pas moins réelle. Une bonne partie de la vie intellectuelle, spécialement dans les humanités et les sciences sociales « douces », dépend du dialogue entre gens raisonnables qui ne sont pas d’accord sur les réponses à apporter à quelques questions fondamentales sur la valeur de différentes idées et réalisations littéraires, politiques, économiques, religieuses, éducatives, scientifiques et esthétiques. Les collèges et les universités sont les seules institutions sociales majeures ayant pour but de modeler la connaissance, la compréhension, le dialogue intellectuel et la recherche d’arguments raisonnés dans de multiples directions possibles. La menace du déconstructionnisme à l’encontre de la vie intellectuelle universitaire est double : elle refuse a priori qu’il y ait des réponses raisonnables aux questions fondamentales, et elle ramène chaque réponse à un exercice de pouvoir politique.
Considérée sérieusement selon ses propres termes, la défense décontructionniste d’un cursus plus multiculturel apparaît elle-même comme une affirmation du pouvoir politique au nom des exploités et des opprimés, plutôt qu’une réforme intellectuellement défendable. Le déconstructionnisme présente les critiques du multiculturalisme – si raisonnables soient-elles – comme politiquement rétrogrades et indignes de respect intellectuel. Face aux incertitudes et aux désaccords de la raison, là où les essentialistes réagissent en invoquant plutôt qu’en défendant des vérités intemporelles, les déconstructionnistes réagissent en écartant systématiquement les points de vue divergents, sous le prétexte qu’ils sont également indéfendables pour des raisons intellectuelles. La vie intellectuelle est alors « déconstruite » en un champ de bataille de classes, de sexes et d’intérêts raciaux, analogie qui ne rend pas justice à la politique démocratique dans ce qu’elle a de meilleur, laquelle n’est pas simplement une opposition de groupes d’intérêts rivaux. Mais l’image transmise de la vie universitaire – l’arène véritable de l’activité déconstructionniste – est plus dangereuse parce qu’elle peut créer sa propre réalité, transformant les universités en champs de bataille politiques plutôt qu’en communautés mutuellement respectueuses de leurs désaccords intellectuels.
Les déconstructionnistes et les essentialistes sont en désaccord sur la valeur et le contenu d’un cursus multiculturel. Le désaccord est exacerbé par l’aspect de jeu à somme nulle qu’est le choix entre œuvres canoniques et œuvres plus récentes, lorsque quelques cours fondamentaux nécessaires deviennent le centre de discussions académiques et publiques sur ce qui constitue une éducation idéale. Pourtant, le désaccord sur les livres indispensables et les manières de les lire n’est pas catastrophique en lui-même. Aucun cursus universitaire ne peut inclure tous les livres ni représenter toutes les cultures dignes de reconnaissance dans une éducation démocratique et libérale. Aucune société libre – à plus forte raison aucune université de maîtres et d’étudiants indépendants – ne peut davantage s’attendre à être d’accord sur des choix difficiles entre biens rivaux. La cause d’inquiétude sur les controverses actuelles à propos du multiculturalisme et le cursus universitaire est plutôt que les partis les plus bruyants, dans ces disputes, paraissent peu enclins à défendre leurs vues devant les gens avec qui ils sont en désaccord, pas plus qu’à cultiver sérieusement la possibilité de changements face à une critique bien raisonnée. Au lieu de cela, dans une réaction égale et opposée, les essentialistes et les déconstructionnistes expriment un dédain réciproque plutôt qu’un respect pour leurs différences. Ils créent ainsi, au sein de la vie universitaire, deux cultures intellectuelles mutuellement exclusives et dépourvues de respect, écartant toute volonté d’apprendre quelque chose de l’autre parti ou de lui reconnaître une quelconque valeur. Dans la vie politique, il existe en gros un problème parallèle de non respect et de défaut de communication constructive entre les porte-paroles des groupes ethniques, religieux et raciaux – problème qui débouche trop souvent sur la violence.
La permanence de plusieurs cultures mutuellement exclusives et non respectueuses n’est pas le principe moral du multiculturalisme, en politique ou en matière d’éducation. Ce n’est pas non plus une vision réaliste : ni les universités ni les administrations ne peuvent effectivement rechercher leurs objectifs de valeur sans respect mutuel entre les cultures variées qu’elles contiennent. Mais tous les aspects de la diversité culturelle ne sont pas dignes de respect. Certaines différences – racisme et antisémitisme sont des exemples évidents – ne devraient absolument pas être respectées même si l’expression de positions racistes et antisémites doit être tolérée.
La controverse sur les campus universitaires au sujet de propos racistes, ethniques, sexistes ou anti-homosexuels – ou de toute autre forme de discours agressifs dirigés contre les membres de groupes défavorisés – illustrent la nécessité d’un vocabulaire moral partagé qui soit plus riche que nos droits à un discours libre. Supposons que l’on reconnaisse aux membres d’une communauté universitaire le droit d’exprimer des positions racistes, antisémites, sexistes et anti-homosexuelles, à condition de ne menacer personne. Que reste-t-il à dire des propos racistes, sexistes, antisémites, et anti-homosexuels, qui sont devenus de plus en plus communs sur les campus ? Rien, si notre vocabulaire moral commun se limite au droit de liberté d’expression, sauf à contester ces propos sur la base même de la liberté d’expression. Mais dans ces conditions, le débat public passera rapidement du contenu pernicieux du discours au droit de libre parole de l’orateur.
Tout reste à dire, cependant, si on peut distinguer entre différences fondées sur la tolérance et différences fondées sur le respect. La tolérance s’étend à la gamme de points de vue la plus vaste, aussi longtemps qu’ils s’interdisent toute menace et autres torts directs et discernables envers les individus. Le respect est beaucoup plus discriminant. Bien que nous n’ayons pas besoin d’être d’accord avec une position pour la respecter, il nous faut la comprendre comme reflétant un point de vue moral. Un partisan déclaré de l’avortement, par exemple, devrait être capable de comprendre comment une personne moralement sérieuse peut, sans autres arrière-pensées, être opposée à sa légalisation. De sérieux arguments moraux peuvent être adressés contre celle-ci, et vice versa. Une société multiculturelle est contrainte d’inclure une vaste gamme de désaccords moraux respectables qui nous laissent la possibilité de défendre nos positions devant des gens moralement sérieux avec qui on n’est pas d’accord, et par là-même d’apprendre à partir de nos différences. De cette façon, on pourra faire vertu de la nécessité de nos désaccords moraux. […]
Les désaccords moraux respectables, par ailleurs, appellent le débat, non la dénonciation. Les collèges et les universités peuvent servir de modèle pour le débat, en encourageant les discussions intellectuelles rigoureuses, honnêtes, ouvertes et intenses, à l’intérieur et à l’extérieur des salles de cours. La volonté et la capacité de délibérer sur nos différences respectables font également partie de l’idéal politique démocratique. Les sociétés multiculturelles et les communautés qui militent pour la liberté et l’égalité de tous les peuples sont fondées sur le respect mutuel à l’égard des différences intellectuelles, politiques et culturelles raisonnables. Le respect mutuel requiert une bonne volonté répandue et une capacité à énoncer nos désaccords, à les défendre devant ceux avec qui nous ne sommes pas d’accord, à faire la différence entre les désaccords respectables et ceux qui ne le sont pas, et à garder l’esprit ouvert jusqu’à modifier notre opinion en face d’une critique bien argumentée. La promesse morale du multiculturalisme dépend du libre exercice de ces vertus de discussion.
Amy Gutmann, "Introduction", dans Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, [1992], Paris, Flammarion/Champs, 1997, p. 34-39.
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[1] La phrase est un peu difficile à comprendre hors contexte. Amy Gutmann évoque ici la tendance du déconstructionnisme à réduire toute position intellectuelle à une position de pouvoir. (Note de la rédaction)
Brice Tabeling
06/03/2021
Entre ma première lecture du texte d’Amy Gutmann, en janvier, et celles que j’ai faites ces derniers jours pour écrire cette conversation critique, l’argument qui y est déployé a acquis une résonnance plus ou moins inattendue avec l’actualité intellectuelle française, puisque, dans l’intervalle, a éclaté le débat autour de l’islamo-gauchisme. L’inquiétude formulée par la philosophe, aujourd’hui présidente de l’université de Penn aux Etats-Unis, à l’égard de la « menace anti-intellectuelle et “politisante” » que le déconstructionnisme aurait fait peser sur la discussion universitaire prenait certes place dans le cadre d’une réflexion du mouvement Transitions sur le minoritaire et, en ce sens, elle menait potentiellement à aborder la question des studies (gender, queer, trauma etc.). Mais conduisait-elle inévitablement à s’engager dans la polémique autour de « l’islamo-gauchisme » ?
Sans doute pas : du déconstructionnisme à la rencontre idéologique imaginée par Pierre-André Taguieff entre l’extrême-gauche et l’islamisme, des liens sont possibles, mais ils nécessitent, me semble-t-il, un nombre conséquent de raccourcis, d’enjambements, voire de bottes de sept lieues pour être formulés. Or ces liens ont été faits, d’abord par le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, puis, plus bruyamment, par la ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal, qui, l’un et l’autre, ont relocalisé le problème supposé de « l’islamo-gauchisme » sur la scène de la recherche universitaire et de ses procédures intellectuelles. Réagissant aux propos de cette dernière, une série de tribunes publiées dans les journaux ont achevé de concrétiser un tel rapprochement , soit en associant « islamo-gauchisme » et studies au sein d’une dénonciation du « dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche », soit en opérant un parallèle entre les critiques de la French Theory aux Etats-Unis dans les années 80 et les craintes gouvernementales face à « l’islamo-gauchisme » aujourd’hui (voir le texte satirique de Steven Kaplan ou la tribune, parue avant-hier dans Le Monde, co-signée notamment par Judith Butler et Arjun Appadurai).
Comment, dès lors, lire les propos d’Amy Gutmann sans les rapporter au débat en cours ? Comment, en particulier, ne pas entendre un écho entre la « menace anti-intellectuelle et politisante » du déconstructionnisme évoquée par cette dernière et le danger de la « contamination du savoir par le militantisme » formulé par les signataires de la tribune soutenant Frédérique Vidal ? Et, comment, par conséquent, discutant le texte soumis à la discussion par Transitions, éviter de prendre parti dans la polémique autour de « l’islamo-gauchisme » ?
On objectera cependant qu’Amy Gutmann n’écrit pas contre le déconstructionnisme, mais qu’elle cherche (à l’inverse ?) un moyen terme entre celui-ci et ce qu’elle nomme une perspective « essentialiste » qui, face au relativisme politisant déconstructionniste, « défend[rait] des vérités intemporelles ». Surtout, elle se place fermement sur le terrain du multiculturalisme, faisant droit à un certain nombre d’approches « identitaires », ce que rejettent les signataires de la tribune en faveur de Frédérique Vidal qui associent directement les « studies à l’américaine » à la « contamination militante du savoir ».
Pourtant, il me semble qu’un tel moyen terme est en fait introuvable. Et davantage : l’espoir qu’il puisse être formulé trahit en fait le parti-pris pour une forme d’essentialisme, dans la mesure où il rêve d’un cadre, d’une scène, d’un lieu, de valeurs ou d’un langage qui ne puissent pas être renversés en position militante. Dans le texte d’Amy Gutmann, le paragraphe final qui tente de formuler cet entre-deux est ainsi surchargé de termes et d’expressions qui rendent l’ensemble de l’argument qui précède curieusement vain : « désaccords moraux respectables », « discussions intellectuelles rigoureuses, honnêtes », « différences intellectuelles raisonnables », « respect », « vertus » ; car d’où se fixent cette « rigueur », cette « respectabilité », cette « honnêteté », cette « raison » etc., garantes d’une accommodation entre essentialisme et déconstructionnisme, sinon d’un langage, d’un pouvoir, ou d’un « œil grec » que le déconstructionnisme aura beau jeu de mettre au jour ? Comment ne pas voir surtout que cette solution s’énonce dans des termes proches de ceux qui aujourd’hui, soutenant Frédérique Vidal et condamnant les studies, semblent considérer qu’il suffit d’invoquer l’« argumentation raisonnée » et la « pensée » pour contrecarrer le « dévoiement militant de la recherche » ?
Le côté « culbuto » de cet argument qui retrouve, pour conclure, la position initiale du problème qu’il espérait résoudre souligne, en fin de compte, le caractère fatalement un peu rétrograde des discours qui espèrent pouvoir regagner un moment (ou un langage) en sciences humaines qui n’aurait pas fait l’épreuve des critiques de Derrida, de Lyotard, de Foucault, de Bourdieu ou de Lacan. D’une certaine manière, pour retrouver des objets (« raison », « objectivité ») ou des procédures qui ne soient pas, d’une façon ou d’une autre, construits, c’est-à-dire aussi politisés, il est déjà trop tard.
C’est uniquement en consentant aux acquis du déconstructionnisme qu’il me semble possible d’envisager un espace de discussion pour accueillir les différends intellectuels : celui-ci sera nécessairement politique, précaire, soumis à des règles instables et conflictuelles, traversé par de multiples langages, et obligé à l’égard de la société, de ses injustices et de ses urgences (c’est-à-dire, comme l’écrit Amy Gutmann, mais en un sens bien différent, moral). Et s’il n’y a pas d’accord possible ? Si l’écart entre les expériences ou les situations d’où s’énoncent les discours est trop radical pour qu’une discussion ait lieu ? Pour ce qui me concerne, plutôt que de réessentialiser le langage de la pensée, il me semblerait encore préférable de me taire.