Conversation critique n°4

 


Ainsi, à mon irrationnel, on opposait le rationnel. A mon rationnel, « le véritable rationnel ». A tous les coups, je jouais perdant. J’expérimentai mon hérédité. Je fis un bilan complet de ma maladie. Je voulais être typiquement nègre – ce n’était plus possible. Je voulais être blanc – il valait mieux en rire. Et quand j’essayais, sur le plan de l’idée et de l’activité intellectuelle, de revendiquer ma négritude, on me l’arrachait. On me montrait que ma démarche n’était qu’un terme dans la dialectique :

« Mais il y a plus grave : le nègre, nous l’avons dit, se crée un racisme antiraciste. Il ne souhaite nullement dominer le monde : il veut l’abolition des privilèges ethniques d’où qu’ils viennent ; il affirme sa solidarité avec les opprimés de toutes couleurs. Du coup, la notion subjective, existentielle, ethnique de négritude "passe", comme dit Hegel, dans celle – objective, positive, exacte – de prolétariat. " Pour Césaire, dit Senghor, le blanc symbolise le capital, comme le nègre le travail… A travers les hommes à peau noire de sa race, c’est la lutte du prolétariat mondial qu’il chante. "

C’est facile à dire, moins facile à penser. Et sans doute, ce n’est pas par hasard que les chantres les plus ardents de la négritude sont en même temps des militants marxistes.

Mais cela n’empêche que la notion de race ne se recoupe pas avec celle de classe : celle-là est concrète et particulière, celle-ci universelle et abstraite ; l’une ressortit à ce que Jaspers nomme compréhension et l’autre à l’intellection ; la première est le produit d’un syncrétisme psycho-biologique et l’autre est une construction méthodique à partir de l’expérience. En fait, la négritude apparaît comme le temps faible d’une progression dialectique : l’affirmation théorique et pratique de la suprématie du blanc est la thèse ; la position de la négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n’a pas de suffisance par lui-même et les Noirs qui en usent le savent fort bien ; ils savent qu’il vise à préparer la synthèse ou réalisation de l’humain dans une société sans races. Ainsi la Négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière[1].

Quand je lus cette dernière page, je sentis qu’on me volait ma dernière chance. Je déclarai à mes amis : « la génération des jeunes poètes noirs vient de recevoir un coup qui ne pardonne pas ». On avait fait appel à un ami des peuples de couleurs, et cet ami n’avait rien trouvé de mieux que montrer la relativité de leur action. Pour une fois, cet hégélien-né avait oublié que la conscience a besoin de se perdre dans la nuit de l’absolu, seule condition pour parvenir à la conscience de soi. Contre le rationalisme, il appelait le côté négatif, mais en oubliant que cette négativité tire sa valeur d’une absoluité quasi substantielle. La conscience engagée dans l’expérience ignore, doit ignorer les essences et les déterminations de son être.

Orphé e noir est une date dans l’intellectualisation de l’exister noir. Et l’erreur de Sartre a été non seulement de vouloir aller à la source de la source, mais en quelque façon de tarir cette source :

« La source de la Poésie tarira-t-elle ? Ou bien le grand fleuve noir colorera-t-il malgré tout la mer dans laquelle il se jette ? Il n’importe : à chaque époque sa poésie : à chaque époque, les circonstances de l’histoire élisent une nation, une race, une classe pour reprendre le flambeau, en créant des situations qui ne peuvent s’exprimer ou se dépasser que par la Poésie ; et tantôt l’élan poétique coïncide avec l’élan révolutionnaire et tantôt ils divergent. Saluons aujourd’hui la chance historique qui permettra aux Noirs de pousser « d’une telle raideur le grand cri nègre que les assises du monde en seront ébranlés » (Césaire)[2]. »

Et voila, ce n’est pas moi qui me crée un sens, mais c’est le sens qui était là, pré-existant, m’attendant. Ce n’est pas avec ma misère de mauvais nègre, mes dents de mauvais nègre, ma faim de mauvais nègre que je modèle un flambeau pour y foutre le feu afin d’incendier ce monde, mais c’est le flambeau qui était là, attendant cette chance historique.

En termes de conscience, la conscience noire se donne comme densité absolue, comme pleine d’elle-même, étape pré-existante à toute fente, à toute abolition de soi par le désir. Jean-Paul Sartre, dans cette étude, a détruit l’enthousiasme noir. Contre le devenir historique, il y avait à opposer l’imprévisibilité. J’avais besoin de me perdre dans la négritude absolument. Peut-être qu’un jour, au sein de ce romantisme malheureux…

En tout cas, j’avais besoin d’ignorer. Cette lutte, cette redescente devaient revêtir un aspect inachevé. Rien de plus désagréable que cette phrase : « tu changeras, mon petit ; quand j’étais jeune, moi aussi… tu verras, tout passe ».

 

[1]  Jean-Paul Sartre, Orphée noir, Préface à l’Anthologie de la poésie nègre et malgache, PUF, 1948, p. XL et suiv.

[2] Ibid , p. XLIV

Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs, Le Seuil, 1952,p. 129-132

Augustin Leroy

09/01/2021

 

À N., pour amitié. 

Fanon n’est pas un auteur que je lis avec facilité ni insouciance. Les premières pages que j’ai lues m’avaient été données par un ami qui appréciait beaucoup Fanon et me vantait la clairvoyance ainsi que l’engagement du psychiatre et écrivain noir . Dès les premières lignes, je fus saisi par la violence de son ironie, au point que j’ai fermé le livre, blessé par les catégories qu’il mobilisait: le noir, le blanc, le nègre, etc. J’ai fermé le livre, sans pour autant disqualifier l’auteur : j’écoutais simplement mon plaisir de lecteur. Deux années plus tard, une étudiante m’a parlé d’un dossier qu’elle comptait rédiger et le nom de Fanon m’est venu comme une lecture potentiellement enrichissante pour son travail. Je tenais l’auteur en estime par le biais de l’ami qui me l’avait fait découvrir. Lisant le dossier en question une fois rédigé, j’a été frappé par l’intelligence des citations choisies par mon étudiante, notamment celles tirées du dernier chapitre. J’ai repris le livre que j’avais acheté sans l’avoir lu, et découvert un autre Fanon, plein d’enthousiasme, humaniste sans être niais, poète et penseur combatif, engagé, exigeant vis-à-vis de son lecteur, prenant en charge sa parole. J’ai lu ce dernier chapitre, dont le lyrisme est aussi élancé que l’ironie est cinglante dans les précédents chapitres. J’aimais mieux Fanon – mais je n’ai lu pas les chapitres précédents. Quand j’y repense, j’ai l’impression d’avoir pu lire Fanon en commençant par la fin, par l’utopie d’une subjectivité ayant traversé la race – et cette utopie m’avait rassuré, puisqu’en tant que lecteur blanc, j’y avais ma place. Quelques six mois après, essayant de mieux comprendre ce que désignent les notions de « minoritaire », « minorité », « race », « marginalité », je me décidais à lire Peaux noires, masques blancs. Je l’ai lu en une après-midi et j’ai demandé un autre de ses ouvrages, Les damnés de la Terre, pour Noël.

Si je raconte l'histoire intime de mes lectures de Fanon, c’est parce que mon sentiment de lecteur, tout aussi singulier qu’il puisse être comme tout sentiment de lecteur, n’est pas sans rapport avec le conflit entre Sartre et Fanon qui figure dans notre passage. La question de savoir quelle place un propos théorique ménage à son lecteur et, virtuellement, à tous ses destinataires possibles, est essentielle : blanc, j’avais le sentiment que Fanon s’adressait aux Noirs, que j’étais sans place. Ce sentiment de frustration, je l’intériorisais en me disant que, vu ce que les blancs avaient fait aux noirs, il n’était que justice qu’un auteur noir me rende la pareille – et m’exclue. Ce qui, en réalité, est une façon confortable de se décharger du poids de l’histoire et de ne plus se poser la question du futur, des futurs possibles. Et au fond, je m’appelle Augustin, ma nounou s’appelait Augustine, elle était noire, d’origine camerounaise, je suis blanc, d’origine picarde, et on dira ce que l’on veut sur le fait qu’avoir une nounou noire dans une famille bourgeoise blanche reproduit une hiérarchie sociale et raciste héritée de l’époque coloniale, il n’empêche que la place qu’elle occupe dans ma vie, même après sa mort, n’est pas compréhensible si on s’en tient à l’héritage et à la conflictualité historiques des identités raciales.

Je trouvais donc ma place de lecteur de Fanon non plus en attendant de son écriture qu’elle me rassure mais découvrant, dans ma vie, mes souvenirs, mes blocages, les ressources pour ne pas me laisser écraser par la violence, réelle, qui se dégage de son écriture.

J’en viens à ce passage que j’essaie maladroitement de commenter – et qui me résiste au point de préférer une digression narrative à l’analyse. Sans prêter tout de suite attention, aux enjeux philosophiques de la discussion, à la réflexion sur la conscience noire ou à la validité supposée de la dialectique pour penser l’Histoire, j’ai été frappé par la brutalité sourde, complètement monologique, des propos de Sartre. Comme le résume si bien Fanon, dans une phrase où est sobrement énoncée la blessure intime que provoque une trahison, un manque d’égard et de délicatesse là où précisément, il pensait la trouver : « on avait fait appel à un ami des peuples de couleurs et cet ami n’avait rien trouvé de mieux que montrer la relativité de leur action ». Le texte de Sartre est en effet écrit afin d’introduire une anthologie de poètes de la Négritude et, plutôt que d’interroger les places de chacun dans le cours de l’histoire, le philosophe remet chacun à sa place. L’auteur des Situations devenu la voix du devenir historique, déployant le mythe du Progrès, inscrit la Négritude comme « un moment faible de la dialectique » destiné à introduire, selon un plan en trois parties bien ficelé, le temps d’une société sans race...

A mes yeux, la conception du mouvement de l’Histoire par Sartre, malgré son engagement contre la colonisation et les inégalités entre les races, adopte un point de vue majoritaire, au sens de Deleuze. Fanon le sent bien, lorsqu’il reproche à Sartre sa voix infantilisante et paternaliste. Effectivement, « rien de plus désagréable que cette phrase : « tu changeras, mon petit : quand j’étais jeune, moi aussi… tu verras, tout passe ». La dialectique historique invoquée par Sartre rejoue de façon insidieuse un rapport de pouvoir qui confère au philosophe blanc la faculté d’orienter « le nègre », lui donnant la « chance historique » de saisir sa propre subjectivité tout en l’interprétant comme un « moment faible » de la dialectique. La négritude est dès lors relative à un mouvement de l’Histoire qui la détermine a priori, dans la mesure où elle n’est qu’une transition amenant « la réalisation de l’humain dans une société sans race ». Tout cela, nous dit Sartre, « les Noirs qui en usent le savent fort bien ».

Nul besoin d’être Orphée pour se rendre compte que Sartre se trompe méchamment. Le rêve de la société sans race ne s’est pas accompli, les lendemains radieux n’ont pas eu lieu, les inégalités demeurent criardes, le racisme tue et pas seulement les noirs américains. Si Sartre me met en colère, violemment, c’est aussi parce que sa stratégie argumentative m’est familière. Me reviennent les souvenirs de discussions animées où il m’est arrivé de critiquer l’usage des espaces non-mixtes, ne concédant leur possibilité qu’au nom d’un horizon égalitaire, d’une société sans race. Sans me rendre compte qu’il était attendu de moi que je me taise.

Ainsi, en lisant ce passage, mon avis s’infléchit un peu, ou plutôt le problème m’apparaît sous un autre angle – sans doute parce que je suis un lecteur et non un membre de la discussion. Si Sartre me paraît si représentatif de l’attitude intellectuelle d’une bonne partie de la gauche de l’époque, capable d’écrire des pamphlets contre l’impérialisme colonial et d’infantiliser des écrivains parce qu’ils sont noirs, ce n’est pas pour autant que j’épouse le point de vue de Fanon. Et si je ne peux admettre qu’il faille « se perdre dans la nuit de l’absolu », ce n’est pas parce que je suis blanc mais tout simplement parce que je sens, dans un lieu d’affection interne et profond, que cette nuit de solitude est pour Fanon l’ultime refuge, le point de bascule mélancolique où l’exil et l’asile se superposent. Il le répète à deux reprises « à tous les coups, je jouais perdant » et « je sentais qu’on me volait ma dernière chance ». Quelque chose est brisé, Fanon le tait, ne le laisse transparaître que dans ce souhait plein d’humour désabusé : « peut-être qu’un jour, au sein de ce romantisme malheureux... ». Un lieu de douleur qui ne peut pas être exprimé comme tel et qui résonne dans la stridence de son ironie et dans les images chargées de violence, « misère de mauvais nègre », et dont Sartre a clos la bouche et éteint l’incendie : « Et voilà, ce n’est pas moi qui me crée un sens, mais c’est le sens qui était là, préexistant, m’attendant ».

J’évoquais mon sentiment, lors de ma première lecture de Fanon : ne pas trouver ma place. Je comprends mieux ce sentiment, provoqué par l’écriture de Fanon qui lui aussi cherche la possibilité d’un lieu à lui, comme d’autres ont cherché une chambre à soi. Oui, il communique une blessure et une colère à laquelle il est souhaitable de résister, afin de ne pas non plus « foutre le feu » - je ne pense pas que les incendies soient bons, même s’il m’est arrivé de rêver de mèches. Le passage à l’acte, même au nom des pires douleurs, je n’ai pas de désir pour le défendre. Pas plus que la solitude absolue, car il n’y a pas de vérité orphique dans l’esseulement. Mais en lisant ce texte, j’entends à quel point l’aveuglement de Sartre a causé un tort et ô combien la réponse de Fanon, par sa colère et sa détresse, me permet d’en prendre conscience.

 

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