Conversation critique n°3

 


J’ai commencé par faire l’hypothèse que l’Orient n’est pas un fait de nature inerte. Il n’est pas simplement là, tout comme l’Occident n’est pas non plus simplement là. Nous devons prendre au sérieux l’importante observation de Vico : les hommes font leur propre histoire, ce qu’ils peuvent connaître, c’est ce qu’ils ont fait, et l’appliquer aussi à la géographie : en tant qu’entités géographiques et culturelles à la fois – sans parler d’entités historiques –, des lieux, des régions, des secteurs géographiques tels que « l’Orient » et « l’Occident » ont été fabriqués par l’homme. C’est pourquoi, tout autant que l’Occident lui-même, l’Orient est une idée qui a une histoire et une tradition de pensée, une imagerie et un vocabulaire qui lui ont donné réalité et présence en Occident et pour l’Occident. Les deux entités géographiques se soutiennent ainsi et, dans une certaine mesure, se reflètent l’une l’autre.

Cela dit, il paraît raisonnable de faire quelques réserves. En premier lieu, on aurait tort de conclure que l’Orient était « essentiellement » une idée, ou une construction de l’esprit ne correspondant à aucune réalité. Quand Disraeli écrivait dans son roman Tancrède : l’Orient est une carrière, il voulait dire qu’à s’intéresser à l’Orient les jeunes et brillants Occidentaux se découvriraient une passion dévorante ; il ne faut pas lui faire dire que l’Orient est « seulement » une carrière pour les Occidentaux. Il y a eu – et il y a – des cultures et des nations dont le lieu est à l’est : leur vie, leur histoire, leurs coutumes possèdent une réalité brute qui dépasse évidemment tout ce qu’on peut en dire en Occident. C’est là un fait que cette étude de l’orientalisme ne peut guère commenter, elle ne peut que le reconnaître tacitement. Ici, ce qui me retient au premier chef, ce n’est pas une certaine correspondance entre l’orientalisme et l’Orient, mais la cohérence interne de l’orientalisme et de ses idées sur l’Orient (l’Orient en tant que carrière), en dépit, ou au-delà, ou en l’absence, de toute correspondance avec un Orient « réel » : l’assertion de Disraeli sur l’Orient se réfère principalement à cette cohérence fabriquée, à cette véritable constellation d’idées qui est le phénomène essentiel s’agissant de l’Orient, et non pas à sa pure et simple existence, pour citer Wallace Stevens.

Deuxième réserve : on ne peut comprendre ou étudier à fond des idées, des cultures, des histoires sans étudier en même temps leur force, ou, plus précisément, leur configuration dynamique. Croire que l’Orient a été créé – ou, selon mon expression, « orientalisé » – et croire que ce type d’événements arrive simplement comme une nécessité de l’imagination, c’est faire preuve de mauvaise foi. La relation entre l’Occident et l’Orient est une relation de pouvoir et de domination : l’Occident a exercé à des degrés divers une hégémonie complexe, comme le montre nettement le titre de l’ouvrage classique de K. M. Panikkar, L’Asie et la domination occidentale. L’Orient a été orientalisé non seulement parce qu’on a découvert qu’il était « oriental » selon les stéréotypes de l’Européen moyen du dix-neuvième siècle, mais encore parce qu’il pouvait être rendu oriental. Prenons par exemple la rencontre de Flaubert avec une courtisane égyptienne, rencontre qui devait produire un modèle très répandu de la femme orientale : celle-ci ne parle jamais d’elle-même, elle ne fait jamais montre de ses émotions, de sa présence ou de son histoire. C’est lui qui parle pour elle et qui la représente. Or il est un étranger, il est relativement riche, il est un homme, et ces faits historiques de domination lui permettent non seulement de posséder physiquement Kuchuk Hanem, mais de parler pour elle et de dire à ses lecteurs en quoi elle est « typiquement orientale ». Ma thèse est que la situation de force entre Flaubert et Kuchuk Hanem n’est pas un exemple isolé ; elle peut très bien servir de prototype aux rapports de force entre l’Orient et l’Occident et aux discours sur l’Orient que celui-ci a permis.

Cela nous amène à faire une troisième réserve. Il ne faut pas croire que la structure de l’Orientalisme n’est rien d’autre qu’une structure de mensonges ou de mythes qui seront tout bonnement balayés quand la vérité se fera jour. Pour ma part, je pense que l’orientalisme a plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne et atlantique sur l’Orient qu’en tant que discours véridique sur celui-ci (ce qu’il prétend être, sous sa forme universitaire ou savante). Néanmoins, ce que nous devons respecter et tenter de saisir, c’est la solide texture du discours orientaliste, ses liens très étroits avec les puissantes institutions socio-économiques et politiques et son impressionnante vitalité. Après tout, un système d’idées capable de se maintenir comme sagesse transmissible (par les académies, les livres, les congrès, les universités, les bureaux des Affaires étrangères) depuis l’époque d’Ernest Renan, c’est-à-dire la fin des années 1840, jusqu’à nos jours aux Etats-Unis, doit être quelque chose de plus redoutable qu’une pure et simple série de mensonges. Par conséquent, l’orientalisme n’est pas une création en l’air de l’Europe, mais un corps de doctrines et de pratiques dans lesquelles s’est fait un investissement considérable pendant de nombreuses générations. A cause de cet investissement continu, l’Orient a dû passer par le filtre accepté de l’orientalisme en tant que système de connaissances pour pénétrer dans la conscience occidentale. Ce même investissement a rendu possibles – en fait, rendu vraiment productifs – les jugements qui, formulés au départ dans l’orientalisme, ont proliféré dans la culture générale.

Gramsci développe une utile distinction analytique entre société civile et société politique : la première consiste en associations volontaires (ou du moins rationnelles et non coercitives), comme les écoles, les familles, les syndicats, la seconde en institutions étatiques (l’armée, la police, la bureaucratie centrale) dont le rôle, en politique, est la domination directe. La culture, bien sûr, fonctionne dans le cadre de la société civile, où l’influence des idées, des institutions et des personnes s’exerce non par la domination mais par ce que Gramsci appelle le consensus. Dans une société qui n’est pas totalitaire, certaines formes culturelles prédominent donc sur d’autres, tout comme certaines idées sont plus répandues que d’autres. La forme que prend cette suprématie culturelle est appelée hégémonie par Gramsci, concept indispensable pour comprendre quelque chose à la vie culturelle de l’Occident industriel. C’est l’hégémonie, ou plutôt les effets de l’hégémonie culturelle, qui donne à l’orientalisme la constance et la force dont j’ai parlé. L’orientalisme n’est jamais bien loin de ce que Denis Hay appelait l’idée de l’Europe, notion collective qui nous définit, « nous » Européens, en face de tous « ceux-là » qui sont non européens ; on peut bien soutenir que le trait essentiel de la culture européenne est précisément ce qui l’a rendus hégémonique en Europe et hors d’Europe : l’idée d’une identité européenne supérieure à tous les peuples et à toutes les cultures qui ne sont pas européens. De plus, il y a l’hégémonie des idées européennes sur l’Orient, qui répètent elles-mêmes la supériorité européenne par rapport à l’arriération orientale, l’emportant en général sur la possibilité pour un penseur plus indépendant, ou plus sceptique, d’avoir une autre opinion.

Edward Saïd, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, [Orientalism, 1978], Le Seuil, 2003,p. 17-19

Guido Furci

05/12/2020

 

S’il est vrai que « les hommes font leur propre histoire », il est tout aussi vrai qu’ils sont un produit de l’Histoire, et c’est justement ce que le philosophe italien Giambattista Vico souligne à plusieurs reprises, dans un discours que Saïd reprend de manière sans aucun doute pertinente, mais quelque peu partielle. Certes, les choses ne sont pas « simplement là », leur existence ne relève pas d’un « fait de nature inerte ». Ceci étant, leurs modes d’existence, les différentes façons dont leurs univers référentiels tendent à se configurer, dépendent aussi bien de ce qu’on en fait que de ce qu’elles nous font. Contrairement à ce que Saïd laisse entendre dans les premières lignes de cet extrait, ce qui ressort des réflexions de Vico est, entre autres, que la fabrication d’une idée est indissociable d’un sujet, dont la perception du monde est à la fois cause et effet de la représentation que le sujet en question en propose. Abolir le sens d’une telle dialectique, mettre l’accent sur une description de type vectorielle du mouvement, beaucoup plus complexe, auquel elle renvoie, revient en quelque sorte à « flirter » avec une tautologie. Saïd affirme qu’en tant qu’entités géographiques et culturelles « l’Orient » et « l’Occident » ne peuvent qu’être le résultat d’une construction de l’homme. Or, une « construction » est aussi le résultat d’une construction, et à plus forte raison lorsqu’elle véhicule quelque chose auprès de quelqu’un, dans un but bien précis. Saïd écrit : « tout autant que l’Occident lui-même, l’Orient est une idée qui a une histoire et une tradition de pensée, une imagerie et un vocabulaire qui lui ont donné réalité et présence en Occident et pour l’Occident ». C’est presque paradoxal, mais au risque d’être beaucoup moins « politiquement correct », Vico pourrait très bien répondre, en faisant recours à un registre moins familier que le mien (quoi que…) : « si ça se trouve, cela n’est pas un hasard, dans la mesure où une telle opération peut dériver d’un état de choses et d’un ensemble de dynamiques qui en ont orienté l’évolution, pour ainsi dire, en forgeant l’homme, bien avant que celui-ci ne forge quoi que ce soit ».

Et en effet, sans pour autant expliciter des considérations sur le sens et les limites de la notion de « faisabilité » en Histoire, dans la suite de son texte Saïd lui-même trouve « raisonnable de faire quelques réserves ». Parmi celles-ci il y en a au moins deux qui s’inscrivent dans la continuité de ce qui vient d’être observé : d’une part, il serait erroné de considérer « l’Orient » comme s’il s’agissait uniquement, « essentiellement », d’une idée ou d’une « construction de l’esprit ne correspondant à aucune réalité » ; d’autre part, il se doit d’être assumé que « l’Orient a été orientalisé non seulement parce qu’on a découvert qu’il était "oriental" selon les stéréotypes de l’Européen moyen du dix-neuvième siècle, mais encore parce qu’il pouvait être rendu oriental », autrement dit, parce qu’il était – pour des raisons complexes, que Vico aurait certainement été intéressé à creuser – « orientalisable ». Si Disraeli contribue à bien montrer la pertinence de la première réserve, je ne suis pas certain que Flaubert soit l’exemple le plus adapté pour emblématiser la complexité de la deuxième. Francis Lacoste argumente bien ce dernier point dans une contribution intitulée L’Orient de Flaubert (cf. « Romantisme », 2003, n. 119, pp. 73-84). À un moment donné, en répondant directement à Saïd, Lacoste écrit : « [c]ertes, la correspondance et les carnets de voyage de Flaubert contiennent parfois des formules qui pourraient figurer dans le Dictionnaire des idées reçues tant elles relèvent d’une vision conventionnelle de l’Orient et des Orientaux. Mais on y trouve également une conception personnelle qui s’inscrit en faux contre l’orientalisme de son époque, dénonce les comportements des voyageurs et rejette sans ambiguïté le colonialisme ». Lacoste souligne immédiatement après que, pour Flaubert, l’Orient est en premier lieu « l’espace d’une expérience individuelle et d’une révélation d’ordre esthétique » (au fond, c’est exactement ce sur quoi Jeanne Bem avait insisté dans certains de ses travaux les plus orientés vers la critique génétique).

En ce qui me concerne, c’est à la lumière de cette dernière considération que j’interprète la confrontation avec Kuchuk Hanem : celle-ci se prête facilement à être lue de manière anachronique, mais personnellement je ne peux que la recevoir au prisme de cette « confrontation permanente de soi avec soi », dont Maurice Nadeau parlait en détail dans Gustave Flaubert écrivain (cf. Les Lettres Nouvelles, Paris, 1980, p. 101 et suivantes) – et que Lacoste cite, tout comme Jeanne Bem d’ailleurs, en note de bas de page. La thèse de Saïd consiste à affirmer que « la situation de force entre Flaubert et Kuchuk Hanem n’est pas un exemple isolé ; [qu’]elle peut très bien servir de prototype aux rapports de force entre l’Orient et l’Occident et aux discours sur l’Orient que celui-ci a permis. » Ma thèse, en revanche, est que cette situation de force ne fait que traduire, au moyen d’une hyperbole, un corps à corps de l’individu avec soi-même, ou alors les mécanismes de compensation qui peuvent s’activer, quand une rencontre s’avère susceptible de remettre radicalement en cause nos catégories de pensée les plus habituelles. Je caricature peut-être un peu. Mais, dans ce cas, pas plus que Saïd – enfin, c’est ce que sa « troisième réserve » m’encourage à estimer.

« Il ne faut pas croire que la structure de l’Orientalisme n’est rien d’autre qu’une structure de mensonges ou de mythes qui seront tout bonnement balayés quand la vérité se fera jour. Pour ma part, je pense que l’orientalisme a plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne et atlantique sur l’Orient qu’en tant que discours véridique sur celui-ci (ce qu’il prétend être, sous sa forme universitaire ou savante) ». Je suis d’accord, et c’est ce qui m’a questionné, depuis ma toute première lecture de Saïd. Interroger frontalement toute simplification – aussi déguisée soit-elle – ayant la prétention de « faire système » ; démonter un savoir dont la transmissibilité se mesure surtout en fonction de sa rentabilité ; se battre contre la réception passive de doctrines travesties en théories ; soustraire certaines théories aux risques de leur propre théorisation : voici, pour faire simple (enfin, pour « faire simple » entre guillemets !), ce vers quoi L’Orientalisme me pousse. Une fois de plus, je ne sais pas si ce qui est censé clarifier les propos du dernier paragraphe de ce beau passage le fait de manière adaptée – je pense en particulier à la reprise de Gramsci, que bien évidemment je comprends, mais qui me laisse tout de même perplexe, pour une raison que j’ai du mal à expliquer. Une chose au moins est certaine : « l’orientalisme n’est jamais bien loin de ce que Denis Hay appelait l’idée de l’Europe, notion collective qui nous définit, "nous" Européens, en face de tous "ceux-là" qui sont non européens ». Mais je n’ai pas envie d’en dire plus, je ne veux surtout pas passer pour un islamo-gauchiste (d’autant plus qu’en ce moment c’est un mot qui catalyse les tensions, et ne dit jamais ce que celles et ceux qui y font recours voudraient lui faire dire).

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