Conversation critique n°2

 


« Eh ben les enfants, là où il y a tant de boucan faut bien qu’il y ait quelque chose qui cloche ! Je crois qu’entre les nègres du Sud et les femmes du Nord qui parlent tous de leurs droits, les hommes blancs vont bientôt se trouver dans de beaux draps. Mais toute cette parlote, de quoi que ça cause ? Cet homme là-bas, il dit qu’il faut aider les femmes à monter en voiture et les porter pour franchir un fossé, et qu’il leur faut les meilleures places partout… Personne ne m’aide jamais à monter en voiture ou à traverser une flaque de boue, personne ne me donne les meilleures places ! Et ne suis-je pas une femme ? Regardez-moi !

Regardez mon bras ! J’ai labouré et j’ai semé, j’ai engrangé la moisson et aucun homme ne pouvait faire mieux que moi ! Et ne suis-je pas une femme ? Je travaillais autant que n’importe quel homme, quand je trouvais de quoi, et j’endurais le fouet aussi bien qu’eux ! Et ne suis-je pas une femme ? J’ai donné la vie à cinq enfants, et je les ai vu presque tous vendus comme esclaves et quand j’ai hurlé ma douleur de mère, seul Jésus m’a entendue ! Et ne suis-je pas une femme ? »

Sojourner Truth est peut-être moins éloignée des prophéties apocalyptiques d’Isaïe que ne l’était Jésus. Comment un Jean ou plutôt une « Jeanne » moderne pourrait-elle revendiquer le statut – comme femme noire, mère ou ancienne esclave – de Fils de l’homme, la promesse accomplie d’unification de tous et toutes sous un symbole commun ? Quel genre de symbole est Sojourner Truth – déplacée de force, sans toit, sans nom, sans qualité pour discourir au nom des femmes, violentée par son maître, accouplée de force avec un autre esclave, doutant de son propre corps, dépossédée de ses enfants ? Puissante voix du féminisme et de l’abolitionnisme, ces fameuses lignes du discours de Sojourner Truth à Akron de 1851 dans l’Ohio, évoque les thèmes de l’esclave souffrant, afin de réclamer le statut d’humain pour une figure ostensiblement « inappropriée » de femme noire dans le Nouveau Monde, annonciatrice d’une promesse d’humanité pour les femmes en général, porteuse d’humanité pour les hommes aussi.

[…] [N]ous ne pourrions quitter l’histoire de Sojourner Truth sans regarder de plus près la transcription de son fameux discours « Ne suis-je pas une femme ? » […]. Ce texte représente le discours de Truth dans un parler d’esclave imaginé par un abolitionniste blanc, archétype supposé noir des plantations du Sud. Cette transcription ne renvoie à aucun anglais afro-américain dont pourrait se réclamer un linguiste, encore moins quelque locuteur en chair et en os. Mais ce langage imaginaire, faussement authentique, représentait effectivement aux yeux du public abolitionniste cultivé le langage « universel » des esclaves, et c’est ce langage qui est venu jusqu’à nous comme les mots « authentiques » de Sojourner Truth. Cette langue fictive, qui ne tient aucun compte de la grande variété des patois anglais parlés dans le Nouveau Monde, nous rappelle la notion nuisible de « différence », notion qui fait rentrer en catimini des catégories indifférenciées sous le masque de la spécificité, laquelle n’est ni émergente ni déconstruite, mais simplement typique. L’esclave noir indifférencié pouvait incarner dans un discours humaniste abolitionniste – comme dans ses avatars modernes placardés sur les murs des locaux des associations féministes – un type idéal, une victime (héroïque), une sorte de site pour les actions abolitionnistes, un « humain spécial ». Mais pas un humain capable de rassembler l’ensemble des gens à travers un travail ininterrompu de représentations de la différence critique. Mais pas un électron libre prêchant pour son évangile personnel de la pérégrination comme terrain de rencontre.

Et pour renforcer ce point, cette ancienne esclave-là n’était pas originaire du Sud. Elle était née à New York et était la propriété d’un Hollandais. Petite fille, elle avait été vendue avec quelques moutons à un fermier yankee qui la battait parce qu’elle ne comprenait pas l’anglais. Sojourner Truth parlait certainement à l’âge adulte un patois afro-anglo-néerlandais particulier à cette région qu’était autrefois la Nouvelle Amsterdam. « Elle avait dicté son autobiographie à une amie blanche et vivait de la vente de son opuscule après ses conférences. » D’autres transcriptions disponibles de ses discours ont été éditées dans un anglais américain « standard » de la fin du XIXe siècle ; cette langue peut paraître moins raciste, plus normale, aux lecteurs désireux d’oublier les diasporas qui peuplaient jadis le Nouveau Monde, tout en transformant l’une de leurs personnalités en héros. Une récente transcription de Sojourner Truth a été retraduite dans cet anglo-américain néerlandais pittoresque. Mais sous cette forme, la célèbre question est encore plus dérangeante : « Ne suis-je pas une femme ? » Les altérations dans la forme des mots nous font repenser son histoire, la grammaire de son corps et de la vie. La différence a de l’importance. Un journaliste du XIXe siècle, sympathisant de la cause abolitionniste, jugea qu’il ne pouvait mettre par écrit les mots de Sojourner Truth : « Elle n’a parlé que quelques minutes. Rapporter ces paroles eût été impossible. Autant espérer rapporter les sept tonnerres de l’Apocalypse ». En fait, il a bien transcrit/reconstitué sa présentation, dont ces lignes souvent citées :

« Quand j’étais une esclave, là-bas, à New York [New York était-elle bas pour Sojourner Truth ?] et qu’il y avait un travail particulièrement sale à faire, on pouvait être certain qu’une femme de couleur serait appelée pour le faire. Et lorsque j’entendais cet homme bavarder comme ça pendant près d’une heure, je me disais : voilà qui va encore laisser un beau gâchis à nettoyer aux gens de couleurs. »

Le « beau gâchis » dont il importe là de nous débarrasser ici est l’incapacité à entendre le langage de Sojourner Truth, à prendre en considération sa spécificité, à la reconnaître, mais pas comme la voix des sept tonnerres de l’Apocalypse. Nous aurions plutôt besoin de voir en elle cette prêcheuse itinérante du Nouveau Monde afro-américain-hollandais, que les pratiques dérangeantes et risquées, ont conduite à « quitter la maison du servage », à abandonner la dynamique (humaniste) de subjectivation du maître et de l’esclave pour rechercher de nouveaux noms dans un monde dangereux. Cette « vérité de passage » fournit une réponse nécessairement inachevée mais puissante à la question sceptique de Pilate : « qu’est-ce que la vérité ? » Elle est l’une des mestizas de Gloria Anzaldúa, parlant des langues hybrides non-reconnues, vivant aux frontières de l’Histoire et de la conscience, où les carrefours ne sont pas sûrs et les noms jamais d’origine.

J’avais promis de lire Sojourner Truth, comme Jésus, sous le visage du trickster, ce brouilleur des apparences, qui vient bouleverser toutes nos représentations, sans exception, de l’humanité – classiques, bibliques, scientifiques, modernistes, postmodernistes et féministes, et qui nous rappelle combien « ce que nous ne pouvons pas ne pas désirer » est un universel si problématique. Les mots de Pilate nous sont parvenus à travers une chaîne de transcriptions, traductions et inventions. « Ecce Homo » n’a probablement jamais été prononcé. Mais peu importe son origine. Cette réplique d’une scène dont l’enjeu est ce qui délimite l’humanité, ses narrations possibles, s’est trouvée prise d’emblée dans une chaîne permanente de traductions et de réinventions. Il en va de même de cette question de Sojourner Truth : « Ne suis-je pas une femme ? »

Tous deux furent des tricksters forçant par leur labilité constante à une reconstruction des récits fondateurs. « Nous, lesbiennes, mestizas et autres inappropriées sommes des termes qui renvoient à cette position critique que j’ai tenté de dégager et de reformuler à partir des divers textes du féminisme contemporain : une position conquise à travers des pratiques politiques et personnelles de transgression d es frontières entre les identités sociosexuelles et les communautés, entre les corps et les discours ; une position tenue par tous ceux que j’aimerais nommer des sujets excentriques. » [Teresa de Lauretis] De telles figures excentriques et mobiles ne pourront jamais fonder ce qu’on avait l’habitude d’appeler une « communauté pleinement humaine. » Cette communauté s’est révélée être seulement celle des maîtres. Toutefois, ces sujets excentriques peuvent toujours nous demander des comptes pour notre humanité imaginée, dont les composantes sont toujours articulées, en traduction. L’histoire peut revêtir un autre visage exprimé à travers des différences qui font la différence.

Donna Haraway, « Ecce Homo, “Ne suis-je pas une femme ?” et autres inapproprié/es : de l’humain dans un paysage posthumaniste », dans Manifeste cyborg et autres essais, Exils, 2007, p. 228-229 et 238-240 (les notes bibliographiques n’ont pas été conservées).

Hélène Merlin-Kajman

07/11/2020

 

Ce dernier mois m’aurait-il transformée ? Face à ce texte d’abord publié en anglais en 1992, et que je n’ai moi-même lu qu’il y a peu, je ne retrouve plus l’élan qui m’avait conduite à le choisir pour notre deuxième « conversation critique ». Soulevée par le discours « galvanisant », selon le mot de Donna Haraway (p. 230), de Sojourner Truth, par sa beauté, sa puissance d’interpellation, j’avais été également gagnée par la façon dont le commentaire éclairé de la première non seulement en tire des conclusions intellectuelles avec lesquelles ma propre pensée s’accorde, mais aussi par la façon dont il en reconduit (au sens des corps conducteurs) la force de soulèvement.

En ouvrant son propos sur une figure de Jésus trickster « embrouillée » annoncée par Isaïe (p. 227-228), Donna Haraway ne fait en effet pas seulement droit à la foi iconoclaste de Sojourner Truth, mais elle en maximalise la portée. Car même si selon elle cet Ecce Homo « peut et même doit recevoir une lecture ironique de la part des “postchrétiens“ et autres posthumanistes » que nous sommes (du moins est-ce son présupposé), même s'il doit tourner « en ridicule les histoires traditionnelles insistant sur “l’homme qui s’est fait lui-même” dans le cauchemar onaniste et mortifère d’une totalité cohérente et d’une vision juste des choses », le style général de l’essai de Donna Haraway n'est pas vraiment celui de l’ironie. Il est au contraire parcouru d’une sorte de ferveur promouvant l’horizon d’une « théorie et d’une pratique de la sororité qui ne peuvent être fondées sur des positionnements partagés, au sein du système des genres et de l’antagonisme structurel transculturel entre deux catégories figées qu’on appelle “hommes” et “femmes” » (p. 235-236). D’où une conclusion militante forte : « Cette Truth, décidément non-féminine, pourrait par chance refigurer une humanité non-générique, non-exclusive, à la suite de l’effondrement des discours humanistes occidentaux » (p. 237-238).

A la vérité, mon idée, simple au départ, c’était que la description de la langue de Sojourner Truth, emblématique selon Donna Haraway de son corps et de sa « singularité oxymorique » (p. 230), pouvait être rapprochée de la « déterritorialisation » de celle du Kafka de Deleuze et Guattari, « impossibilité de ne pas écrire, impossibilité d’écrire en allemand, impossibilité d’écrire autrement ». Il me semblait même que dans cette comparaison, de façon très instructive, la langue de Sojourner Truth pouvait être affectée d’un coefficient supplémentaire de « minoritaire », puisque personne n’avait pu littéralement transcrire ni non plus traduire littérairement (jusqu’à ce texte de Donna Haraway ?) son « patois afro-anglo-néerlandais particulier à cette région qu’était autrefois la Nouvelle Amsterdam ». Il me semblait important de nous interroger sur ce que Donna Haraway suggérait, à savoir que toutes ces transcriptions restaient engluées dans telle ou telle langue majoritaire : celle du colon esclavagiste comme celle de l’humaniste abolitionniste. La langue à jamais altérée et dés-originée de Sojourner Truth reflèterait et représenterait adéquatement (si tant est que le terme ait ici un sens) son existence de femme noire, deux caractéristiques qui ne font pas une unité mais qui au contraire, en rangeant deux fois Sojourner Truth hors de l’humanité légale, auraient eu le pouvoir de se ruiner l’une l’autre en tant que catégories repérables dans l’histoire humaine. Et c'est ainsi que Sojourner Truth deviendrait l’incarnation d’« une humanité collective » lue sous la figure d’« une catégorie non marquée, non forclose », « promesse d’un universel toujours en mouvement ».

Mais voilà, aujourd’hui, je ne réponds plus à l’appel. Ce n’est pas seulement qu’en fait, la comparaison tourne vite court parce que Deleuze et Guattari, à propos de Kafka, parlent de littérature là où Donna Haraway parle de figures dotées d’une parole inspirée, trickster ou pas ; ni non plus parce que le « sans origine », l’inscriptible du discours de Sojourner Truth est sans doute plus proche de Derrida que de Deleuze et Guattari. C’est surtout que j’entends dans ces « promesses », dans les phrases de Donna Haraway annonçant ce qu’il « importe » que nous pensions (« Le “beau gâchis” dont il importe là de nous débarrasser ici est l’incapacité à entendre le langage de Sojourner Truth ») ou disant ce dont nous avons besoin (« Nous aurions plutôt besoin de voir en elle cette prêcheuse itinérante du Nouveau Monde afro-américain-hollandais »), une foi assertive que je n’associe pas au minoritaire, et qui, aujourd’hui où l’on devrait entrapercevoir que ces promesses n'ont pas changé grand chose au cours de l'histoire (dont le cours fait des embardées qui ruinent la figure même de la promesse), a plutôt pour effet de me déprimer : parce que c’est un style, parce que j’ai mon âge, parce que, même si je n’avais pas lu Donna Haraway en son temps, ce style m'est connu - il a été prégnant et il le redevient, sans que je parvienne à m'en réjouir.

Peut-on vraiment être un trickster ailleurs que dans la littérature (ou dans les institutions appropriées de cultures où sa figure, par hypothèse, est l’équivalent de la littérature) ? Est-on vraiment « inapproprié » quand on a la puissance de galvaniser ? Plus encore, a-t-on le droit de faire parler cette nudité oxymorique, cet « électron libre prêchant pour son évangile personnel de la pérégrination comme terrain de rencontre », quand on se présente autorisée à en propager le soulèvement ?

Ce sont des questions qui seraient peut-être balayées dans certains contextes de luttes. Mais je ne vois rien venir dans ce registre-là. Et même, depuis le temps qu’on me l’annonce, je me demande. Alors, je préfère m’en tenir à la littérature et la civilité, en leur confiant les valeurs du minoritaire. Façon de rejoindre l’interrogation d’Augustin Leroy dans sa propre conversation critique.

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