La Beauté  n° 18

 

Préambule

Un locus amoenus auditif, est-ce possible ?

Comme le remarque Jürgen Trabant, « l’annonce et l’affichage des stations n’éveillent aucune attention particulière lorsqu’on chemine dans sa propre ville ». Mais l’oreille du linguiste doublée de celle de l’amoureux de choses simplement belles nous fait partager, dans cet article initialement destiné à des lecteurs allemands, une « attention particulière » à un détail : celui des annonces vocales des stations dans les transports en commun parisiens.

C’est un plaisir, vous le verrez, de retrouver un bus ou un métro après l’avoir lu !

Pourquoi ne savons-nous pas inventer davantages de détails si heureux ? La beauté – confondue avec une certaine douceur de vivre...

H. M.-K.

Jürgen Trabant est actuellement professeur de linguistique à l'Université Jacobs de Brême, en Allemagne, après avoir été professeur invité dans plusieurs institutions, dont l'Université de Stanford et l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Il a publié récemment Europäisches Sprachdenken von Platon bis Wittgenstein (Beck, Münich, 2006) et Weltansichten : Wilhelm von Humboldts Sprachprojekt (Beck, Münich, 2012).

 

 



Intonation parisienne

 

Jürgen Trabant

06/04/2013

Paris est tout simplement beau. On n’a pas besoin, en fait, à Paris, d’une manifestation ou d’une exposition plus importante (même lorsqu’on s’y rend à cette fin). Un simple tour de la ville est une telle aventure que cela suffit complètement à une visite. Il ne s’agit pas du tout, disons-le, de faire le tour du grand décor de la ville, en remontant la Seine de l’Assemblée Nationale jusqu’à Notre-Dame ou, dans l’autre sens, en prenant la rue de Rivoli vers l’ouest et en prenant, une fois passé le Palais-Royal, à travers la rue du Faubourg Saint Honoré jusqu’à la place Vendôme, et ainsi de suite et ainsi de suite. Non, on va n’importe où alentour, et c’est toujours animé et beau. Naturellement, le jogging au Jardin du Luxembourg est tout simplement le comble, mais j’ai trouvé quelque chose de plus beau à Paris, qui, je le crois, n’a été décrit, pour l’heure, par aucun amoureux de Paris. Ce n’est pas un plaisir visuel mais plutôt un plaisir linguistique et sonore. Une merveille de la langue dans le bus et dans les trains : c’est l’annonce des stations.

Je suis aussi, chez moi, un usager des transports en commun publics. L’annonce et l’affichage des stations n’éveillent aucune attention particulière lorsqu’on chemine dans sa propre ville. Depuis un certain temps, on évolue aussi, dans Berlin, grâce à des affichages écrits et des annonces verbales standardisées qui vous informent bien et clairement sur le trajet et les prochaines stations. Autrefois, il n’y avait rien à lire, et le conducteur du bus aboyait ou bien murmurait dans son microphone, sans que l’on comprenne rien d’autre que « vociféré-Strasse » ou « murmuré-Platz ». Quelle place ou quelle rue voulait-on rejoindre en particulier, l’annonceur stressé s’en souciait peu. Cela s’est beaucoup amélioré depuis que cela est pris en charge par l’ordinateur. Il y a, à peu près trente secondes avant la station, un signal sonore suivi du nom de la station. Dans le métro, suit, après l’annonce de la station à venir, encore une indication subsidiaire à propos des possibilités de changement. L’affichage du S-Bahn mentionne inutilement, avant les noms de chaque station à venir : « prochaine station ». Quoi d’autre ? Les douloureuses inondations d’informations de la part du chemin de fer fédéral sont connues et ont déjà été souvent l’objet de la critique publique (sans que cela ne change quoi que ce soit).

Dans Paris, je ne voyage pas moins naturellement en bus, métro ou RER qu’à la maison. Et dans la ville étrangère, on est bien plus dépendant des affichages et des annonces et, par conséquent, reconnaissant de leur clarté, à la fois sonore et écrite. Et là-bas se produit la merveille linguistique : dans les transports en commun publics, les stations sont annoncées de la manière la plus économique et la plus belle que l’on puisse offrir : « Saint Sulpice ? – pause – Saint Sulpice ». Ou, sur la même ligne : « Madeleine ? – pause – Madeleine ». C’est tellement génial que l’on admire simplement, encore une fois, le génie français de l’art de la parole.

Depuis toujours, la concision et l’efficacité des annonces et des inscriptions dans les transports en commun publics parisiens m’ont frappé. La station s’appelle simplement Raspail ou Concorde. Les informations complètement inutiles, lorsqu’on est pour la première fois sur un boulevard ou pour la deuxième fois sur une place, ont disparu. De manière seulement très exceptionnelle sera indiqué, comme dans le cas de la rue du Bac, le caractère singulier de cet endroit de la ville.

Très bien : environ vingt secondes avant l’arrivée de la station, une voix féminine – très agréable – dit le nom de la station : « Madeleine ? ». Quand le train ou le bus atteint la station, le nom est répété : « Madeleine ». Cette duplication de l’annonce est déjà l’expression de l’amitié pour le passager. Le délai entre les deux mentions du nom de la station est parfait. On a juste assez de temps pour se préparer à descendre. Et, à l’arrêt du véhicule, sera à nouveau indiqué l’endroit auquel on est arrivé. C’est ainsi la garantie que nous avons également rejoint la bonne station. L’idée vraiment géniale est toutefois que le nom de la station ne sera pas simplement indiqué deux fois, mais que cela se fait avec des intonations différentes. La première fois avec une intonation montante : « Madeleine ? » ; la seconde fois avec une intonation qui descend : « Madeleine. » L’intonation qui monte, que je marque ici avec un point d’interrogation parce que nous l’utilisons fréquemment dans le contexte des questions comportant des choix, exprime l’inachèvement. Le fait de n’être pas encore fini, ça continue… L’intonation descendante, qui est rendue avec un point, exprime la fermeture, la fin, l’arrivée. Prêtez une fois attention aux conversations : quelqu’un, qui n’a pas encore fini de parler, retient la voix en haut, et fait retomber l’intonation lorsqu’il a fini.

Ces subtiles informations verbales sont déployées dans la plus haute finesse phonétique dans les bus et trains parisiens. « Madeleine ? » en montant : nous ne sommes pas encore arrivés. « Madeleine » en descendant : nous y sommes. Et cet élément linguistique musical parcourt tous les noms parisiens, qui sonnent tout bonnement et déjà joliment sans intonation particulière et deviennent encore plus jolis lorsqu’ils sont prononcés par une jolie voix féminine. Prenons le bus n° 84 de Madeleine à Saint Sulpice : Concorde, Assemblée Nationale, Lille-Université, Solférino-Bellechasse (n’est-ce pas tout simplement un merveilleux nom de station ? Solférino-Bellechasse, les noms d’une bataille et d’un couvent), Varenne-Raspail, Sèvres-Babylone (la porcelaine et la cité antique du péché), Michel Debré, Saint Sulpice (Umberto Eco habite alentour). Tous ces noms font l’objet d’une double énonciation – montante et descendante – et sont musicalement valorisés. C’est de la poésie, et c’est l’information utile dans la meilleure forme qu’on puisse envisager.

On ne peut donner l’information plus subtilement et plus efficacement : « Madeleine ? (en montant) ». Tu as encore vingt secondes, à présent, devant toi, si tu veux descendre. « Madeleine (en descendant) ». Nous y sommes, tu peux descendre. On n’a besoin de rien de plus, tout y est. Et cette double structure est elle-même aussi ravissante, comme est juste beau ce qui est parfaitement simple et tout simplement parfait – comme une sculpture de Brancusi.

Traduit de l'allemand par Natacha Israël

 

 

La Beauté  n° 17

 

Préambule

S’intéresser à la « beauté littéraire » (gardons ces guillemets prudents), ne serait-ce pas tout simplement une entreprise idéaliste, comme nous disions au bon vieux temps du marxisme et comme la plupart des historiens le pensent encore - Marie-Pascale Halary nous en donne un exemple au début de sa réfléxion ? Idéaliste, ou, pire encore, anachronique dès que l’on sort de l’époque du régime esthétique des arts ?

Ces questions que François Cornilliat posait à l’échelle de toute notre discipline, l’article de Marie-Pascale Halary les pose de façon précise, rigoureuse, informée, à propos du roman médiéval en commençant par circonscrire une difficulté particulièrement criante pour un médiéviste : « nous postulons [la beauté] dans notre enseignement mais aussi, plus largement, dans notre rapport avec notre objet d’étude » ; mais, quasiment introuvable au Moyen Age pour caractériser un texte littéraire – du reste, la littérature elle-même n’est-elle pas un anachronisme ? -, ce postulat ne communique pas avec la recherche. En somme, la beauté demeure l’impensable de nos travaux, précisément parce qu’elle n’est plus leur impensé « idéaliste ». Nous avons changé d’impensé : désormais, notre impensé à tous, c’est cet interdit de fonder quelque analyse que ce soit sur le postulat de la beauté des textes.

Le paysage du médiéviste est, à cet égard, particulièrement déstabilisant. Seul Dieu est beau, et les beaux objets de sa création : « Dieu reste la cause, le parangon et l’image incomparable de toutes les beautés ». Toutefois, elle séjourne aussi du côté des textes latins : c’est elle qu’ils visent, ce sont eux qu’elle couronne. De ce constat, Marie-Pascale Halary fait le point de départ d’un subtil trajet dans les textes de « littera vulgaris », expression dont elle souligne l’oxymore après Jean Batany, pour montrer comment la beauté a pu être une « renvendication », une conquête, le transfert de la dignité de l’écrit latin dans le roman.

Une affaire de valeur, alors, de valeur sociale, purement contextuelle, qui laissera notre impensé ... impensable ? Non. C’est là toute la force et l’originalité de l’analyse de Marie-Pascale Halary qui hasarde une hypothèse finale : « Quelque chose, ici, paraît résister que ne résout pas le simple décalage entre la manière dont le Moyen Âge définit la beauté de la composition et la conception moderne du beau, [...] cette proclamation qu’il existe une différence, cette déclaration inaugurale que la mise en roman qui suit possède un mode d’être singulier et distinctif ».

La beauté littéraire, le nom d’une différence. Une différence, dans son détail concret, historique. Mais l’exigence – ou le désir ? – qu’elle nomme pourraient bien être, eux, transhistoriques, au moins au sein de notre culture lettrée.

H. M.-K.

Marie-Pascale Halary est maître de conférence en langue et littérature médiévales à l'Université Lumière-Lyon 2 et membre du CIHAM (Histoire, Archéologie, Littératures des mondes chrétiens et musulmans médiévaux). Ses travaux portent essentiellement sur le genre romanesque et ses rapports avec les discours spirituels et la rhétorique. Marie-Pascale Halary est l'auteure d'une thèse sur la représentation de la beauté dans le roman du début du XIIIe siècle qui sera publiée prochainement aux éditions Champion sous le titre La question de la beauté. Modes d'écriture et modes de pensée dans le discours romanesque du début du XIIIe siècle.

 

 



Revendiquer la « beauté littéraire »
dans les romans du XIIe siècle*

 

Marie-Pascale Halary

16/03/2013

« En Ronsard, […] tout […] est beau » : tel est le jugement d’Étienne Pasquier qui sert de point de départ à Jean-Charles Monferran. S’agissant des premiers textes romanesques de langue romane, composés au XIIe siècle, on ne trouve pas, semble-t-il, pareille évaluation. Certes, les conditions de la réception pendant ce Moyen Âge central contribuent largement à l’expliquer. Mais, bien plus, on ne rencontre que rarement des récits qui revendiquent leur qualité esthétique (pas plus, d’ailleurs, au début du XIIIe siècle dans les premiers romans en prose) : de ce que nous pourrions appeler, de manière sans doute un peu anachronique et un peu imprécise, la beauté du texte littéraire, il n’y a que quelques mentions. Cette discrétion paraît d’autant plus étonnante que l’émergence du genre romanesque, en cette deuxième moitié du XIIe siècle, correspond à une véritable invasion des « beles choses » dans le champ de la représentation : pour les récits en langue vernaculaire, avec le roman, la dame (presque invariablement belle) fait, pour ainsi dire, son entrée en littérature tandis que se multiplient les beaux objets, les beaux châteaux ou encore les magnifiques vergers. En d’autres termes, « tout peut être qualifié comme beau à l’aide de l’adjectif bel (biaus) » [1] – tout, sauf peut-être le texte.

Cette beauté, pourtant, nous la postulons – dans notre enseignement mais aussi, plus largement, dans notre rapport avec notre objet d’étude. C’est dans une certaine mesure ce qu’explique John W. Baldwin qui, s’appuyant sur un corpus partiellement roman, différencie son approche d’historien de celle des littéraires qui, selon lui, adhèrent à un « essentialisme esthétique » ou à une « ontologie de la beauté » [2]. Et defait,si, comme les contributions réunies ici le rappellent, il ne s’agit en rien de nier l’évidente historicité des critères du beau, il y a bien au départ cette croyance ou cette certitude que l’écrit que nous examinons « n’est pas un texte comme un autre » [3], qu’il se distingue par sa valeur esthétique. Sous ce rapport, les premiers romans français, qui n’affichent qu’exceptionnellement leur prétention à atteindre une forme de « beauté littéraire », peuvent fournir un intéressant poste d’observation, en particulier parce que, comme le signale Paul Zumthor, le genre romanesque est sans doute le genre médiéval qui entre le mieux « dans le cadre à la fois idéal et pragmatique que désigne notre terme de littérature » [4].

Au sein de la production écrite contemporaine, dans quelle mesure ces textes se différencient-ils d’autres textes en raison de leur projet esthétique ? Ou alors y a-t-il pour ces plus anciens romans en langue vernaculaire un rapport spécifique à la « beauté littéraire » ? En effet, malgré le sentiment de relative familiarité que nous pouvons ressentir à la lecture de ces premières réalisations du genre romanesque, celles-ci restent situées à un « carrefour d’identité et d’altérité » [5], ce qui nous impose, peut-être, de ne pas tenir la finalité esthétique de l’écriture pour une évidence.

De ce fait, l’examen de la « beauté littéraire » de ces premiers romans aurait pour premier enjeu de savoir si notre croyance en une qualité esthétique distinctive s’adosse, comme le dit John W. Baldwin, à une « ontologie de la beauté » ou plutôt à ce que nous pourrions appeler une histoire de la beauté, c’est-à-dire au mouvement qui, dans l’histoire, conduit à l’émergence et/ou la construction de l’éminence esthétique des textes littéraires. De manière corollaire, il s’agira de déterminer sur quels critères se fonde cette éventuelle « beauté littéraire », expression par laquelle nous désignerons le résultat d’une opération faite sur une matière et explicitement donnée comme esthétique.

Cette question de la beauté littéraire des premières œuvres romanesques pourrait être envisagée selon différentes voies. L’enquête pourrait tout d’abord porter sur la présence, dans les récits, de tel ou tel canon du beau. Plus encore que les problèmes liés à l’historicité de ces critères, une semblable approche, pour cette époque d’avant l’imprimerie, exigerait de tenir compte du caractère variable et de la mutabilité de l’écriture médiévale, alors que nous avons peut-être tendance à associer à l’atemporalité de la valeur esthétique et littéraire et à la permanence de l’objet esthétique la stabilité d’un « texte sûr », fixé une fois pour toutes et destiné à être transmis sous cette forme [6]. L’investigation pourrait aussi s’attacher à l’effet produit. En ce qui concerne la littérature du Moyen Âge, Hans Robert Jauss, qui s’est efforcé de réconcilier la perspective historique et les théories formalistes en se concentrant sur une histoire de la réception [7], s'y est montré particulièrement sensible. Dans un article consacré aux travaux de Robert Guiette, il est notamment revenu sur les « modalités de l’expérience esthétique dans la littérature médiévale » [8] ainsi que sur leur altérité : prenant acte de l’écart qui existe entre notre expérience, moderne, et l’expérience ancienne, il cherche à revenir sur les fondements, spécifiquement médiévaux, de la satisfaction esthétique. Ce « revirement vers une esthétique des expériences du lecteur » [9] a ceci de salutaire qu’il prémunit contre le risque d’évaluer la production du Moyen Âge à l’aune de canons classiques ou romantiques (l’exigence d’unité et de cohérence, la recherche d’originalité, etc.). Toutefois, le lecteur de Hans Robert Jauss reste un « lecteur abstrait » [10], dont la rencontre s’appuie peu, semble-t-il, sur les manuscrits, premiers témoins des réceptions historiques d’un « texte ». En outre, on peut avoir l’impression que, même s’il part de l’altérité de la littérature médiévale, le critique postule au fond à la fois la fonction esthétique des textes de langue romane qu’il examine et leur autonomie. Il ne s’agit pas, certes, de nier d’emblée ces deux caractéristiques ; simplement, ce ne sont peut-être pas, non plus, des évidences.

Aussi avons-nous choisi de suivre une troisième piste qui permettrait de poser cette question de la « beauté littéraire » des premiers romans : non pas réfléchir sur ce qui fait que le récit est beau ou sur ce qui fait qu’un récepteur, ancien ou moderne, peut éprouver une forme de jouissance esthétique [11], mais se demander dans quelle mesure les compositeurs proclament (ou non) la valeur esthétique de l’écriture de langue romane. Autrement dit, nous voudrions nous attacher plus précisément aux revendications de « beauté littéraire » dans les plus anciennes œuvres romanesques afin de déterminer si celles-ci sont explicitement distinguées par une « différence esthétique ». En effet, ce qui nous semble être en jeu dans de telles déclarations, c’est le lien entre esthétique et éthique [12] : la beauté, en particulier lorsqu’elle est affichée ou proclamée, s’inscrit dans l’ordre des valeurs et signale le mode d’être spécifique (esthétique) de la composition ainsi qualifiée ; elle contribue au positionnement hiérarchique de la production écrite et participe de la construction de son éminence. La revendication de « beauté littéraire » (plus encore que l’opération esthétique proprement dite) est une prise de position dans le champ symbolique de l’écriture : elle dit la haute valeur voire le caractère distinctif de la mise en roman. Selon notre proposition, donc, le beau en tant qu’il est aussi une valeur peut être envisagé comme l’objet d’échanges, de constructions, de circulations et d’appropriations qui peuvent contribuer à expliquer certains des énoncés relatifs à la qualité esthétique des premiers romans français.

Nous partirons dans un premier temps de la rareté des revendications de beauté dans ces textes (ce qui n’est pas nécessairement la même chose que l’absence de beauté) : nous voudrions nous demander si, au fond, la situation de ces récits, dans un autre horizon littéraire, dans une autre conjoncture historique et linguistique, ne permet pas de comprendre ce silence relatif. À la lumière de ce contexte, nous nous efforcerons ensuite d’examiner quelques romans qui proclament leur « différence esthétique » : le sens de telles déclarations ne peut-il pas aussi être mis en relation avec les jeux de circulation et de conquête de la valeur ?

« La beauté d’avant l’art », d’avant l’esthétique et d’avant la littérature

Au cours de la période qui a, dit-on, vu naître le genre romanesque (du Roman de Thèbes au Conte du graal, de 1150 environ aux années 1180 [13]), dans un contexte dominé par le latin, les premières compositions romanes multiplient les stratégies pour afficher leur légitimité. Le montrent en particulier les prologues de ces œuvres, sur lesquels nous nous appuierons essentiellement [14]. Mais si, en ces « seuils », les textes prétendent surtout tenir leur valeur de l’ancienneté d’une source prestigieuse ou encore du profit moral que pourront en retirer les auditeurs, sauf quelques exceptions sur lesquelles nous reviendrons, ils restent fort discrets sur leur qualité esthétique.

Ce premier constat, à partir des plus anciens romans médiévaux, conduirait peut-être en un de ces lieux qui peuvent mettre notre croyance en la beauté littéraire à l’épreuve. Le risque (ou l’enjeu, comme on voudra) serait de se rendre compte que ce silence (relatif) des textes vient de ce que la question de la composition narrative de langue romane ne se pose pas d’abord en termes de beauté, c’est-à-dire que cette perspective esthétique témoignerait d’une préoccupation essentiellement moderne (qui ne saurait d’ailleurs être considérée comme illégitime pour cette seule raison [15]).

En ce sens, Olivier Boulnois, prolongeant les réflexions de Hans Belting, rappelle qu’on ne saurait parler d’une esthétique médiévale : s’il ne s’agit bien sûr pas de refuser de reconnaître aux médiévaux une réelle sensibilité à la beauté ni de nier l’existence d’une véritable conception du beau au Moyen Âge, il ne convient pas, pour autant, d’établir a priori un lien entre cette conception et une pensée « artistique » largement anachronique. En d’autres termes, construire pour cette période une catégorie comme l’esthétique, catégorie dont la naissance est historiquement datée [16], en « rattach[ant] ingénieusement des énoncés différents portant sur le beau et sur l’art, c’est créer une épistémè qui ne se trouve pas au Moyen Âge » [17]. De surcroît, dans cet univers néo-platonicien, bien que les textes latins et romans puissent incontestablement reconnaître la qualité esthétique des choses sensibles voire celle de ces productions humaines que nous rapportons aujourd’hui au champ artistique, il n’en demeure pas moins que Dieu reste la cause, le parangon et l’image incomparable de toutes les beautés : si l’esthétique, étymologiquement, se donne comme une réflexion portant sur la sensation ou le sensible, le Moyen Âge ferait de l’« intelligible » ou de l’Invisible le premier lieu du beau ; il situerait la plus haute perfection là où, précisément, s’arrêterait le « territoire » de l’esthétique telle qu’elle fut définie par Baumgarten [18]. Au demeurant et de manière significative, c’est peut-être chez les auteurs monastiques (et, en particulier quoique non exclusivement, chez les mystiques) que nous pouvons trouver les réflexions les plus importantes sur la beauté.

Au même titre que l’esthétique ou encore que les beaux-arts, catégories historiques dont le champ de pertinence n’est peut-être pas universel, la littérature du Moyen Âge et des siècles postérieurs, comme cela a souvent été rappelé, est une « littérature d’avant la littérature » [19]. De là, est-ce que ce postulat de beauté littéraire sur lequel nous fondons nos pratiques ne tient pas largement à cette identification des textes médiévaux de langue romane que nous étudions à la littérature [20] ? Autrement dit, ne s’agit-il pas, selon cette perspective, d’hypostasier en quelque sorte la beauté littéraire pour en faire une propriété discriminante ou distinctive au sein de la production écrite contemporaine ? Au demeurant, cette esthétisation éventuelle, dût-on la soupçonner de ressortir à la projection rétrospective d’une conception moderne de la littérature, participe de la valorisation de notre corpus et de sa légitimation comme objet d’étude : les romans médiévaux, comme le montrent les spécialistes depuis des décennies, ne sont pas ces productions naïves et attendrissantes, populaires et spontanées, que la critique du XIXe siècle décrivait parfois. Contester, à l’inverse, la validité de la question du beau pour le texte médiéval voire refuser toute valeur esthétique à ces compositions de langue romane au nom de leur contexte historique et « épistémique », si tant est que cette position soit véritablement possible [21] ou même souhaitable [22], risquerait de saper les fondements mêmes de notre approche des œuvres et d’invalider les outils avec lesquels nous examinons ceux-ci. Si la « beauté littéraire » ou « l’ontologie de la beauté » n’est qu’une construction, ne sommes-nous pas contraints à un historicisme documentaire ? En ce cas, qu’est-ce qui distingue l’étude des historiens de la nôtre – sinon, pour les études médiévales et l’Université française, une tendance à distribuer les corpus selon leur langue, latine pour les historiens et romane pour les littéraires ?

Sans prétendre aucunement répondre à ces questions [23], nous voudrions insister sur certaines des conditions qui rendent possible, non pas la belle composition, mais la revendication esthétique dans les premiers récits de langue romane. Le Moyen Âge pour lequel, en matière de beauté, l’excellence est celle, invisible, de Dieu est une de ces périodes qui nous invitent peut-être à poser autrement la question du beau – en « dénouant » certaines associations qui ne vont pas de soi : beauté et esthétique, beauté et art, beauté et littérature. De là, quels sont les énoncés sur la qualité esthétique des « textes » ou, tout d’abord, de la langue ? Sous ce rapport, un fait intéressant peut être rappelé : lorsque les médiévaux mentionnent la litteratura ou, plus fréquemment, la littera, ils font référence à la langue latine [24] : « les lettres antiques sont le seul modèle avoué » [25]. Litteraliter signifie « en latin » et s’oppose à maternaliter, « en langue vulgaire » [26] ; le litteratus se distingue de l’illitteratus par « une compétence, celle de l’écriture », par « un savoir, celui que livrent les textes » et par « un statut social, celui du clerc opposé au laïc » [27]. Cette différence s’exprime en termes hiérarchiques : l’éminence du latin tient notamment à son caractère sacré (c’est la langue de la Vulgate), à son unicité et à sa stabilité (face aux diverses langues vernaculaires), à sa conservation dans la forme prestigieuse de l’écrit et à sa captation, dans un premier temps exclusive, des champs du savoir [28]. Cette subordination de la langue romane à la langue latine est non seulement sociale mais elle est aussi éthique : les spécialistes ont recensé de nombreux indices qui attestent cette différence de valeur propre à la lingua latina. Michel Zink rappelle ainsi que, dans de nombreux cas, seule l’écriture latine a fixé dans des manuscrits des sermons qui furent prononcés en langue romane [29] ; de même, les réflexions sur la traduction examinées par Serge Lusignan soulignent à maintes reprises et même à la fin du Moyen Âge les « imperfections » de la langue française dans laquelle les auteurs veulent translater l’original latin [30] :

Videntes enim Philosophi nullum idioma vulgare esse completum et perfectum, per quod perfecte exprimere possent naturas rerum, et mores hominum, et cursus astrorum, et alia de quibus disputare volebant, invenerunt sibi quasi proprium idioma, quod dicitur latinum, vel idioma literale : quod constituerunt adeo latum et copiosum, ut per ipsum possent omnes suos conceptus sufficienter exprimere.

Les philosophes, voyant qu’il n’existait aucune langue vulgaire complète et parfaite par laquelle ils pourraient exprimer la nature des choses, les mœurs des hommes, le cours des astres et tout ce dont ils souhaitaient discuter, s’inventèrent une langue qui à toute fin pratique leur est propre et qui s’appelle le latin ou langue littéraire. Ils la constituèrent riche et ouverte afin que par elle ils puissent exprimer adéquatement tous leurs concepts. [31]

Certes, au fil des siècles les contre-exemples se multiplient (d’autant que, parmi les langues « vulgaires », se distinguent progressivement certaines scripta et certains dialectes, dotés d’un prestige nouveau [32]). Toutefois, pour le Moyen Âge central, il nous semble que, dans les représentations, s’il est une langue suffisamment éminente pour accueillir la « beauté littéraire », c’est bien d’abord la langue latine, elle qui, à cette période, « occupe l’horizon poétique » [33].

Et de fait, la supériorité éthique de cette langue se double d’un souci esthétique explicite dans les arts poétiques latins, textes qui, au XIIe siècle et au début du XIIIe siècle, n’ont aucun équivalent français. Ces traités, dont plusieurs furent publiés par Edmond Faral [34], touchent à la rhétorique et à la grammaire et sont consacrés à l’art de bien composer en latin : ils présentent ce qu’on pourrait peut-être considérer comme les différentes manières d’embellir une langue (déjà belle). Ainsi, dans le cadre de la « théorie des conversions », théorie qui concerne spécifiquement l’écriture latine et qui préconise de « convertir » les mots en jouant sur les différents cas et les différents temps ainsi que de modifier la nature des termes, Geoffroi de Vinsauf précise : « In proprie sumptis satis est jocunda venustas, / Sed bene transsumptis magis est cognata voluptas » [35].

De même, la Poetria nova distingue deux modèles rhétoriques, significativement désignés comme l’ornatus difficilis (pour les « couleurs » de rhétorique) et l’ornatus facilis (pour les tropes) [36]. Dans un extrait fameux, la transsumptio verbi est ainsi présentée, selon une métaphore vestimentaire qui court dans l’ensemble du traité, comme un moyen de doter les mots d’une nouvelle parure et même d’un nouveau visage :

Ut res ergo sibi pretiosum sumat amictum, / Si vetus est verbum, sis physicus et veteranum / Redde novum. Noli semper concedere verbo / In proprio residere loco : residentia talis / Dedecus est ipsi verbo ; loca propria vitet / Et peregrinetur alibi sedemque placentem / Fundet in alterius fundo : sit ibi novus hospes / Et placeat novitate sua. Si conficis istud / Antidotum, verbi facies juvenescere vultum.

Afin de revêtir le sujet de la robe précieuse qui lui siée, / si le mot est usé, soyez médecin, et de ce vieillard / faites un jeune homme ! N’autorisez jamais le mot / à demeurer en son lieu propre : une telle demeure / lui fait honte. Qu’il laisse là son territoire / et prenne la route pour ailleurs ; qu’il établisse / ses pénates charmantes sur la propriété d’autrui, / y soit le nouvel hôte et charme par sa nouveauté. / Si tu confectionnes un tel élixir, tu rajeuniras le visage du mot. [37]

Les préceptes liés à la dispositio obéissent également à un souci esthétique explicite : c’est, indique par exemple Geoffroy, une même splendeur, une égale distinction ou une commune élégance qui caractérise les proverba et les exempla placés en guise de commencements [38].On le voit, dans le contexte de la composition en latin, les arts poétiques témoignent d’un réel souci d’embellissement. Irait d’ailleurs tout à fait en ce sens la lecture de la Poetria nova proposée par Jean-Yves Tilliette, lui qui refuse de voir dans ce traité un simple « catalogue raisonné de techniques et de modèles d’écriture » [39] et qui, réhabilitant les nombreux passages illustratifs que ce texte comporte, en souligne la « qualité littéraire » [40]. L’exemple des arts poétiques le montre, l’écriture latine assume et revendique un travail sur la matière verbale dont la finalité est esthétique : la litteratura peut afficher sa beauté et, dans une démarche réflexive qui, pour cette époque, ne concerne pas en apparence le français, elle peut recenser et commenter les différentes modalités de cette ornementation.

À s’en tenir à ces premiers constats, on pourrait se trouver face à un curieux paradoxe : pour le XIIe et le début du XIIIe siècle, les déclarations les plus explicites concernant ce que nous avons appelé la « beauté littéraire » ont trait à la littérature latine [41] ; le corpus de langue romane, celui qui, précisément, est le plus souvent l’objet des études littéraires, exhibe beaucoup moins volontiers cette qualité esthétique. C’est peut-être que, dans cette conjoncture historique et linguistique et comme le rappelle Jean Batany, il y a dans « la constitution d’une littérature [romane] – [d’] une littera vulgaris – [un] étrange oxymore ! » [42].

De l’écriture romane à la beauté romane

Pourtant, ce défi qui consistait en la formation d’une « littérature » de langue romane a, dans une certaine mesure, été relevé. De l’histoire de cette émergence, la revendication de la beauté littéraire serait peut-être non un simple reflet ou un témoignage mais un élément constitutif et décisif.

L’examen des « seuils » du texte romanesque confirme certains des traits qui ont été décrits précédemment, en particulier l’éminence du latin dans le contexte de cette deuxième moitié du XIIe siècle et la position subordonnée du français. Ainsi, à la faveur du discours rapporté, Partonopeus de Blois fait entendre le propos « clérical » et ses préventions à l’égard de l’écriture en français : « Cil clerc dient que n’est pas sens / Qu’es[c]rire estoire d’antif tens / Quant jo nes escris en latin, / Et que je perç mon tans en fin » [43].

La réponse à cette objection passe par la reprise d’une autre parole, celle de saint Paul – mais, cette fois-ci et à la différence du passage précédent, le narrateur manifeste son assentiment et renchérit sur cette autorité :

Sains Pols, li maistres de la gent, / Nos dist en son enseignement / Que quanqu’est es li[vres] escrit, / Tot i est por notre [prof]it / Et por nos en bien d[oct]riner, / Qu’en sa[çon]s [visces] eschiver. / Il dist [raison et bi]en et voir, / Et parf[ont] et repost savoir, / Car nus escris n’est tant frarins, / Nis d[e f]ables as sarasins, / Dont on ne puisse exemple traire / Del mal lai[ssier] et del bien faire [44].

Au fond, à l’argument de l’infériorité de la langue vernaculaire, la voix qui se fait entendre dans ce prologue rétorque en proclamant la valeur de toute mise en écrit (ce que montre particulièrement l’exemple des « mensonges des Sarrasins »). Et de fait, comme le rappellent les spécialistes, l’inscription de la langue romane, celle qui, au IXe siècle, était désignée comme la lingua romana rustica, n’était pas nécessaire ou prévisible [45] : ce passage à l’écriture pour une langue autre que le latin constitue la première étape d’un mouvement de consécration et de conquête de prestige.

Car c’est bien là [un] phénomène majeur, pauvre sans doute [au départ], obscur, mais infiniment fort et vénérable : l’affrontement à l’écrit, non plus seulement de cette belle langue cultivée et professionnelle, familière de la disposition scripturaire, qu’est le latin médiéval, mais de la langue par laquelle se fait l’entrée dans la vie et l’apprentissage du sens, qui fonde les solidarités, et par où s’énoncent au plus profond les désirs et les peines [46].

D’une part, donc, la constitution de la langue vernaculaire en scripta atteste la valeur de cette langue, désormais suffisamment digne pour côtoyer le latin (parfois sur l’espace du même manuscrit), pour transmettre le savoir, en particulier aux laïcs [47], et pour prétendre donner la vraie version ou la « verur » [48] d’une histoire. D’autre part, les lettres latines, en cette période, définissent ce que nous pourrions appeler une norme esthétique et littéraire. Telles sont ce que nous proposons de considérer comme plusieurs des conditions qui rendent possible l’émergence d’une revendication de beauté dans les premiers romans français.

Nous l’avons déjà suggéré, les textes affichent assez rarement une ambition de cette nature et, sous ce rapport, trois d’entre eux peuvent être distingués et fournir quelques pistes concernant les modalités de l’esthétisation de la composition romane. Le Roman de Troie et Ipomedon, tout d’abord, situent le travail d’embellissement dans le prolongement de la translatio d’une source latine. Reprenant le topos du manuscrit trouvé, le prologue fameux de Benoît de Sainte-Maure présente la narration comme l’aboutissement d’une chaîne de transmissions et de traductions (du grec au latin et du latin au « roman ») à même de conférer autorité et légitimité à l’écrit vernaculaire. Après cette fiction sur les origines du texte, Benoît, dans un même mouvement, assume la paternité du récit en langue romane et définit la nature de son « intervention » :

[…] Beneeiz de Sainte More / La [l’estoire]continue e fait e dit / E o sa main les moz escrit, / Ensi taillez e si curez / E si asis e si posez / Que plus ne meinz n’i a mester. / Ci vueil l’estoire conmencier : / Le latin sivrai e la letre ; / Niul autre rien n’i voudrai metre / S’ensi non com jel truis escrit. / Ne di mie qu’aucun buen dit / N’i mete, se faire le sai, / Mais la matire en ensirrai [49].

À en croire Benoît, s’il s’agit pour lui de reprendre fidèlement la matiere ancienne, cette translatio en langue vernaculaire n’est pas dénuée d’un souci esthétique : la métaphore des premiers vers cités, qui met l’accent sur le geste et la matérialité de l’écriture, établit un parallèle entre le travail du compositeur et celui de l’architecte ou du maçon. Au demeurant, de même que le récit roman se situe dans le prolongement d’une source latine, l’image servant à caractériser la posture de l’« écrivain » rappelle elle aussi le modèle de la lettre latine : dans les arts poétiques édités par Edmond Faral, celui qui est chargé de l’embellissement « littéraire » est à de nombreuses reprises comparé à un artifex, qu’il s’agisse de l’architecte précisément ou encore du forgeron [50]. Nous le voyons, il semble donc, en un sens, qu’au moment où l’écriture romane suggère sa valeur esthétique propre et même sa capacité à atteindre une forme de perfection [51], elle se réfère à ce modèle que constitue la litteratura latine [52]. Rien ne témoigne mieux de ce rapport complexe et dialectique à l’écriture en latin que la leçon de deux manuscrits telle qu’elle est analysée par Francine Mora. L’édition de Léopold Constans donne ainsi : « […] Beneeiz de Sainte More / L’a contrové e fait e dit […] » [53]. La spécialiste rappelle que si trover (de tropare)fait référence à l’activité poétique, le préfixe contre signale non seulement la contiguïté féconde entre le latin et la nouvelle écriture romane mais aussi la rivalité [54]. Tout se passe comme si la finalité esthétique pouvait être affichée justement parce que le compositeur, qui se présente au fond comme un double du translateur qu’est Cornelius [55], reprenait le système de valeurs de la littérature latine – ainsi que certaines de ses images les plus fréquentes. En d’autres termes, exhiber cette filiation paraît autoriser dans le même temps une revendication sans précédent : le travail sur la langue romane est semblable à celui qui est effectué sur la langue la plus éminente. La référence architecturale, en cela, participerait pleinement de l’affirmation de la valeur esthétique de l’écrit vernaculaire.

Même si la problématique linguistique est davantage thématisée, c’est, nous semble-t-il, le prolongement de cette logique de comparaison/confrontation avec le latin qui régit le prologue d’Ipomedon, texte également présenté (mais faussement cette fois) comme une traduction : Hue de Rotelande qui, comme Benoît, inscrit son nom en tête de son récit, s’identifie comme celui « ky de latin velt roman fere » [56]. Si, comme dans le cas précédent, la comparaison avec une autre version, moins satisfaisante, vise à souligner la qualité du récit qui suit, les arguments ne sont pas tout à fait les mêmes. Tandis que le Roman de Troie s’appuie sur le critère de la vérité pour opposer le récit transmis par Homère, moins fiable, à celui qui a été donné par Darès puis Cornelius, Hue de Rotelandeinsiste davantage sur la différence linguistique puisqu’il établit un rapport de concurrence entre l’original latin et la traduction vernaculaire :

Moult me mervail de ces clers sages / Ky entendent plusurs langages, / K’il ont lessee ceste estorie, / Ke mise ne l’ont en memorie. / Ne di pas qe il bien ne dit / Cil qi en latin l’ad descrit, / Mes plus i ad leis ke lettrez ; / Si li latin n’est translatez / Gaires n’i erent entendanz ; / Por ceo voil dire en romanz / A plus brefment que jeo savrai, / Si entendrunt e clerc et lai [57].

Sous le rapport de la diffusion de l’estoire à un large public (ce qui correspond au topos de la nécessité de divulguer le savoir), Ipomedon rappelle la supériorité de l’écriture vernaculaire : « Si entendrunt e clerc et lai » [58]. Pour reprendre une des orientations sémantiques du verbe controuver présent dans certains manuscrits du Roman de Troie, la posture adoptée par Hue dans cette prétendue traduction tient sans doute plus de la rivalité. Dans ce cadre, les développements sur la qualité respective des deux langues paraissent révélateurs. Loin de contester la valeur intrinsèque du latin (« Ne di pas qe il bien ne dit / Cil qi en latin l’ad descrit »), le prologue d’Ipomedon va jusqu’à rappeler les limites propres au vernaculaire :

Hue de Rotelande nus dit, / Ky cest’estorie nous descrit, / Ky de latin velt romanz fere / Ne lui deit l’em a mal retrere / S’il ne poet tuz ses cas garder, / De tut en tut les tens former [59].

Ces quelques vers, au fond, définiraient la nature de la translatio que Hue prétend mener à bien : celle-ci ne consiste pas en une simple transposition qui conserverait toutes les caractéristiques de la langue source ; il s’agirait plutôt d’une adaptation qui n’est pas dénuée d’un souci esthétique. C’est du moins ce qui apparaît à la lecture de la leçon éditée par Anthony J. Holden pour les vers qui suivent ceux qui viennent d’être cités :

Mes pur hastiver la matire / Nos estovra par biau motz dire ; / Ffors la verrour n’y acrestrai, / Dirai brefment ceo qe jeo en sai. / Ke grant ovre voet translater, / Brefment l’estuet outre passer, / Ou si ceo noun trop se anoieront / Cil ki de oïr talent avront ; / Ne voil tut mon sen celer mes, / Or me escotez, si aiez pes [60] !

Nous pouvons faire l’hypothèse que ce passage un peu problématique annonce deux des modalités de la transformation du texte source à laquelle Hue prétend se livrer. C’est tout d’abord une recherche de la concision qui caractérise cette translatio. Précisément, comme le note Francine Mora, cet idéal de brevitas, associé ici à la notion de vérité (« verrour »), n’est pas sans rappeler les préceptes des arts poétiques [61], ces préceptes qui définissent des canons esthétiques pour l’écriture latine. Quant à la deuxième opération, elle concernerait, pour cette leçon, le recours à de « biau motz ». La formule est particulièrement intéressante dans le contexte que nous avons essayé de rappeler : alors que, dans les représentations, la litteratura tend à s’accaparer le prestige et peut-être même la beauté « littéraires », il est certains manuscrits qui revendiquent, pour une partie du lexique roman, une valeur esthétique. L’expression, qui pourrait être rapprochée de cette « jocunda venustas » dont parle Geoffroy de Vinsauf à propos des mots (latins) pris au sens propre, témoignerait d’une extraordinaire promotion de la composition en langue romane : cette langue, qui a déjà reçu la consécration de l’écrit, semble en cette deuxième moitié du XIIe siècle pouvoir revendiquer une beauté spécifique – qui passe par une transformation de l’estoire latine (l’amplificatio avec Benoît, la brevitas avec Hue) et par l’emploi d’une matière verbale vernaculaire dotée d’une certaine valeur. Toutefois, cette hypothèse de lecture à partir du prologue d’Ipomedon doit rester nuancée : ce roman, avec la fiction liminaire d’une source à traduire pour les clercs et pour les laïcs, exhibe, comme Le Roman de Troie, la caution de la lettre latine. Tout se passe comme si cette littera continuait d’être affichée comme un modèle esthétique : selon notre proposition, il s’agit pour Hue, non de proclamer la supériorité de l’écriture romane, mais de signaler que, si celle-ci ne peut conserver certains traits du latin, elle peut peut-être, avec ses moyens propres, rivaliser avec elle.

Dans cette perspective, le prologue d’Erec et Enide de Chrétien de Troyes, abondamment commenté, semble marquer une étape décisive. La revendication esthétique, ici, n’est plus explicitement associée au canon latin :

Li vilains dit en son respit / Que tel chose a l’en en despit, / Qui mout vaut mieux que l’en ne cuide. / Por ce fait bien qui son estuide / Atorne a sens, quel que il l’ait ; / Car qui son estude entrelait, / Tost i puet tel chose taisir / Qui mout venroit puis a plesir. / Por ce dit Crestïens de Troies / Que raisons est que totes voies / Doit chascuns penser et entendre / A bien dire et a bien apprendre, / Et trait [d’]un conte d’aventure / Une moult bele conjunture / Par qu’em puet prover et savoir / Que cil ne fait mie savoir / Qui sa scïence n’abandone / Tant con Dex la grace l’en done. /D’Erec, le fil Lac, est li contes, / Que devant rois et devant contes / Depecier et corrompre suelent / Cil qui de conter vivre vuelent. / Des or comencerai l’estoire / Que toz jors mais iert en memoire / Tant con durra crestïentez. / De ce s’est Crestïens ventez [62].

Si, comme dans les autres prologues que nous avons signalés, l’opération esthétique est assumée par une voix qui – fait notable – affiche une fois encore son identité [63], non seulement la référence latine est cette fois-ci complètement évacuée mais, en outre, la posture de Chrétien n’est plus celle de la justification ou de la légitimation face (et grâce) à une littérature plus prestigieuse : « De ce s’est Crestïens ventez ». Tout se passe comme si, en ne présentant pas son récit comme une translatio, il ne plaçait pas la composition romane dans la position ancillaire qui nous semble, dans une certaine mesure, être celle des autres romans examinés. Et de fait, ce qu’annonce le proverbe sur lequel s’ouvre le passage, c’est bien la possibilité d’un véritable « renversement éthique » [64] : « tel chose a l’en en despit, / Qui mout vaut mieux que l’en ne cuide ». Selon notre proposition de lecture, c’est à un tel retournement que procède le prologue du premier roman de Chrétien : en affichant sa prétention à réaliser une « moult bele conjunture » à partir d’une matière préexistante (un « conte d’aventure »), l’auteur d’Erec et Enide ferait de l’écriture romane le lieu et le moyen d’une esthétisation ; c’est ici la composition en langue vernaculaire qui permettrait l’« embellissement » d’une materia déjà donnée et non qualifiée esthétiquement. Autrement dit, cette célèbre revendication de la beauté de la « conjunture » pourrait être comprise comme une proclamation de la valeur intrinsèque de cette langue romane devenue scripta et jadis tenue « en despit ».

Serait-ce alors que le silence du texte quant à la litteratura est révélateur d’une complète émancipation à l’égard du modèle latin ? Il nous semble qu’en réalité, en cette période d’émergence, cette construction de la valeur de l’écriture vernaculaire, au-delà des relations de rivalité ou de concurrence, passe aussi par l’imitation de la littérature latine. Rien ne le montre mieux que le choix du substantif qui fait l’objet d’une qualification esthétique : comme l’explique Douglas Kelly, la « conjunture », conçue comme « the result of the interlacing of different elements derived from the source or sources (or, for that matter, from the author’s imagination) » [65], doit beaucoup à la réflexion médio-latine sur la composition : la qualité de cette « conjunture » procède en particulier de l’amplification, de l’abréviation et de l’ornementation [66]. On le voit, prétendre réaliser une « bele conjunture » n’amène peut-être pas Chrétien à faire table rase du canon latin. Ce qui est intéressant dans cette déclaration, c’est que, à la différence des deux autres textes qui revendiquent une forme de travail esthétique, le romancier ne nous semble pas placer l’écriture romane dans la dépendance et le prolongement de l’écriture latine : en attribuant la beauté « littéraire » à la seule mise en forme vernaculaire, il se situerait au fond au même niveau que la litteratura. C’est ainsi, du moins, qu’on peut proposer d’interpréter la fin de ce prologue : comme dans les autres cas, Chrétien définit la valeur de son récit en le comparant à d’autres versions jugées inférieures. Mais cette fois-ci, parce qu’il établit un rapprochement avec la production vernaculaire et sans doute orale de ces conteurs accusés de « depecier et corrompre » le conte d’Erec, il s’accapare pour ainsi dire, et de manière exclusive, tout le prestige de l’écrit. Évaluant la qualité de son récit à l’aune de ces réalisations imparfaites, il attribue à la « bele conjunture » vernaculaire plusieurs des qualités qui font l’éminence de l’écriture latine, ce dont témoignent en particulier la rime « estoire »/« mémoire » ainsi que le jeu entre « Crestïentez » et « Crestïens », deux procédés qui soulignent que cet objet esthétique qu’est le roman, loin d’être seulement le moyen d’une diffusion du savoir auprès d’un public non clérical, est hissé, peut-être bien, au rang de monument.

Pour conclure, quel sens donner à cette valorisation esthétique, extraordinaire dans le contexte du XIIe siècle ? Bien entendu, il ne s’agira pas ici d’apporter une réponse définitive mais seulement de faire quelques premières propositions.

À partir des exemples examinés, il semble tout d’abord qu’il y ait bien dans les revendications esthétiques des premiers romans une part de construction historique. La conjoncture linguistique et « épistémique » dans laquelle ces compositions furent produites contribuerait à expliquer la présence ainsi que la nature de ces déclarations de beauté – tout comme l’inscription dans l’histoire peut aider à éclairer la définition des critères médiévaux du beau ou l’estimation de la valeur des textes envisagée à partir de leur réception, ancienne ou moderne. Ainsi, les relations complexes entre l’écriture latine et l’écriture romane peuvent amener à voir dans la « bele cunjunture » de Chrétien et dans les affirmations esthétiques des premiers romanciers une véritable prise de position et un geste symboliquement fort [67] : ce geste consisterait en une appropriation de ce qui semblait jusque là réservé à la littérature latine et à ses maîtres cléricaux. Car la beauté est aussi une valeur qui, à ce titre, est engagée dans des jeux de circulations, de reprises et de contestations, ceux dont procèderait l’émergence, dans le champ des discours, d’un nouveau système de valeurs. De même, nous semble-t-il, la nature de la qualité esthétique dont se réclament les trois prologues examinés ne saurait être définie de manière intemporelle : cette beauté que nous avons appelée « littéraire » ne correspond sans doute pas au sens que nous donnerions aujourd’hui à cette expression. La valeur esthétique que revendiquent Benoît, Hue et Chrétien pourrait être essentiellement comprise comme ce qui est conforme au canon de la rhétorique médio-latine et, plus précisément, aux règles concernant la dispositio et l’elocutio [68].

Mais, pour autant – et cette différence serait un des éléments qui le montrent –, la prise en compte de cette dimension historique ne semble pas signifier qu’on puisse se contenter de lire ces déclarations de beauté comme le commencement d’un mouvement de l’histoire, selon une perspective linéaire et téléologique. Certes, on aimerait voir dans cette « consécration » esthétique de la composition romane l’effet d’une prise de conscience, chez Chrétien de Troyes par exemple, de la valeur de la langue vernaculaire tout autant que l’acte de naissance de « quelque chose » qui s’apparente à la Beauté littéraire (d’autant que, dans les œuvres romanesques en vers de la fin du XIIe siècle et du tournant du XIIIe siècle, les notations sur la qualité esthétique de la composition paraissent devenir plus topiques [69]). Toutefois, l’exemple des premiers romans en prose amène à la prudence, ces interprétations étant peut-être trop orientées par le « mythe des commencements » [70]. Ces textes, en effet, ne témoignent explicitement d’aucune supériorité en matière de beauté [71] : dans le prolongement de notre hypothèse, on pourrait l’expliquer par le fait que ces textes ne cultivent pas l’ornementation stylistique (au sens où les arts poétiques parlent de l’ornatus). Il faudra alors attendre une évolution dans la définition de la valeur esthétique de la « littérature », non plus « restreinte » à certains aspects de la rhétorique, pour que l’un des manuscrits du Lancelot (XVe siècle) puisse intégrer un prologue, véritable « corps étranger » [72], qui souligne l'agrément de cette « Œuvre belle et delictable a oïr, especialement aux jeunes chevaliers et escuyiers, voires aux jeudes dames et damoiselles » [73].

Alors que dans un premier temps le roman en prose ne semble donner lieu à aucune évaluation esthétique méliorative, ce manuscrit tardif annonce une « œuvre belle et delictable a oïr » : voilà peut-être l’indice d’une modification dans l’idée que l’on se fait de ce qu’est la « beauté littéraire ». Ces éléments invitent donc à nuancer l’idée que Chrétien de Troyes est l’initiateur d’un mouvement quasi linéaire selon lequel la dimension esthétique de la littérature est progressivement « assimilée » – comme si, une fois la beauté de la composition littéraire posée par cet illustre précurseur, il revenait au talent ou au génie de ses successeurs de retrouver cette dimension esthétique [74]. En réalité, après le romancier champenois, il est des romans, en prose, qui attestent leur hautece en revendiquant, non pas la beauté, mais la vérité.

Mais plus encore et indépendamment de ce problème d’une orientation finaliste, même si les revendications esthétiques des premiers romans semblent témoigner que la « beauté littéraire » relève au moins en partie d’une construction, on ne peut sans doute pas réduire ces déclarations au simple jeu des déterminismes sociaux et historiques. Quelque chose, ici, paraît résister que ne résout pas le simple décalage entre la manière dont le Moyen Âge définit la beauté de la composition et la conception moderne du beau. Plus que sur des réponses, ce sont finalement sur des questions que nous terminerons. Est-ce que le fait que la plus fameuse des revendications esthétiques ouvre précisément Erec et Enide, le premier roman arthurien en français, ne nous permet pas de faire l’hypothèse qu’avec cette affirmation il en va d’une différence consubstantielle à l’écriture romane et romanesque ? Rappelons-le, le prologue de Chrétien de Troyes affiche la valeur esthétique, la « moult bele conjunture », comme le trait qui distingue le récit conservé sous une forme écrite et destiné à durrer des versions orales et corrompues. Autrement dit, le roman se distingue par sa différence esthétique. Et peu importe au fond que cette différence ne coïncide pas nécessairement avec notre idée de la « beauté littéraire », peu importe les termes dans lesquels elle est définie et contre quoi elle se définit (ici, les productions de « Cil qui de conter vivre vuelent ») ; ce qui compte, n’est-ce pas, précisément, cette proclamation qu’il existe une différence, cette déclaration inaugurale que la mise en roman qui suit possède un mode d’être singulier et distinctif ? Et cette revendication de beauté placée au seuil du récit ne permet-elle pas tout à la fois de hiérarchiser (en raison de sa beauté, cette composition est plus éminente que d’autres), d’exclure (sont repoussées hors de la forme écrite et pérenne les versions corrompues et dénuées de qualité esthétique) et de poser une fin qui ne soit pas purement fonctionnelle et pédagogique (cette production romane ne tient pas seulement au souci d’enseigner aux laïcs) ? On peut se demander si ce qui opère ici n’échappe pas au complexe des déterminations culturelles et ne touche pas à ce qu’on appelle la littérature, comprise non comme institution mais comme pratique d’écriture [75].

L’orientation historique de l’enquête peut sans doute montrer qu’en ce « Moyen Âge latin » [76], la beauté romane se conçoit de manière spécifique et que cette différence esthétique se construit aussi dans la ressemblance avec le canon de la lettre latine. Il n’en demeure pas moins que certains textes donnent la beauté comme le gage de leur excellence et de leur valeur. Et cette revendication d’une différence de nature esthétique ne peut peut-être pas s’expliquer entièrement par l’histoire : elle pourrait nous amener à reconnaître que notre rapport à cette beauté relève aussi du régime de la croyance ou de l’acte de foi.



* Nous voulons adresser nos plus sincères remerciements à Éléonore Andrieu, Marie-Madeleine Huchet et Jean-René Valette qui ont aidé à corriger certaines des imperfections de ce travail.

[1] Otto Ducháček, L’Évolution de l’articulation linguistique du domaine esthétique du latin au français contemporain, Brno, Univerzita Jana Evangelisty Purkyně, 1978, p. 55.

[2] John W.  Baldwin, Les Langages de l'amour dans la France de Philippe Auguste. La sexualité dans la France du Nord au tournant du xiie siècle, trad. Béatrice Bonne, Paris, Fayard, 1997 [1994], p. 26.

[3] Jean-Charles Monferran, « Quand Ronsard "vole par-dessus les nues" ».

[4] Paul Zumthor, « Y a-t-il une "littérature" médiévale ? », Poétique, 1986, n° 66, p. 132.

[5] Paul Zumthor, « Médiéviste ou pas », Poétique, 1977, n° 31, p. 307.

[6] Sur cette « écriture de la variance […] qui fonde l’esthétique littéraire médiévale jusqu’à la fin du XIIIe siècle, et qui en fait l'antithèse exemplaire de l'esthétique textuaire moderne », voir Bernard Cerquiglini, Eloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989, (ici, p. 64).

[7] Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, trad. Claude Maillard, Paris, Gallimard, « Tel », 1972 (et, plus particulièrement, la première partie : « L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire »).

[8] Hans Robert Jauss, « Littérature médiévale et expérience esthétique. Actualité des Questions de littérature de Robert Guiette », trad. Michel Zink, Poétique,1977, n° 31, p. 332.

[9] Ibid., p. 325.

[10] Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuils, « Essais », 1998, p. 258.

[11] Outre les travaux de Hans Robert Jauss, sur cette notion et son historicité, voir Agnès Lontrade, Le Plaisir esthétique. Naissance d’une notion, Paris/Budapest, Torino/L’Harmattan, « Ouverture philosophique », 2004.

[12] Sur ce point et selon une autre perspective, voir la contribution de Nathalie Dauvois, « Beauté et émotion ».

[13] Sans entrer dans le détail des problèmes de datation, nous reprenons les dates indiquées par Le Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge, ouvrage préparé par Robert Bossuat, Louis Pichard et Guy Raynaud de Lage, revu et mis à jour sous la direction de Geneviève Hasenohr et Michel Zink, Paris, Librairie générale française, « La pochothèque », 1992.

[14] Pour effectuer les sondages nécessaires à cette enquête, nous avons notamment consulté l’anthologie constituée par Ulrich Mölk, Les Débuts d’une théorie littéraire en France. Anthologie critique, Paris, Classiques Garnier, 2011. Bien entendu, nous ne saurions prétendre à l’exhaustivité dans les relevés ; nous voudrions, plus modestement, suggérer la présence d’une tendance. Concernant ces prologues, outre les références citées, signalons Pierre Gallais, « Recherches sur la mentalité des romanciers français du Moyen Âge », Cahiers de Civilisation Médiévale, octobre-décembre 1964, n° 28, p. 479-493 et octobre-décembre 1970, n° 52, p. 333-347 ainsi que, Danièle James-Raoul, Chrétien de Troyes. La griffe d'un style, Paris, Champion, « Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge », 2007, p. 131 sq.

[15] Cf. Nathalie Koble et Mireille Séguy, « Introduction. "L’audace d’être médiéviste" », Littérature, 2007/4, n° 148, p. 3-9.

[16] Cf. Serge Trottein (dir.), L’Esthétique naît-elle au xviiie siècle ?, Paris, PUF, « Débats philosophiques », 2000.

[17] Olivier Boulnois, « La beauté d’avant l’art. D’Umberto Eco à saint Thomas d’Aquin, et retour », dans Philippe Capelle, Geneviève Hébert, Marie-Dominique Popelard(dir.), Le Souci du passage. Mélanges offerts à Jean Greisch, Paris, Cerf, « Philosophie et théologie », 2004, p. 442 (c’est l’auteur qui souligne). Voir aussi id., « La création, l’art et l’original. Implications esthétiques de la théologie médiévale », Communications, 1997, n° 64, p. 55-76 et Hans Belting, Image et culte. Une histoire de l'image avant l'époque de l'art, trad. Frank Muller, Paris, Cerf, « Histoire », 1998.

[18] Cf. Baldine Saint Girons, « L’esthétique : problèmes de définition », L’Esthétique naît-elle au XVIIIe siècle ?, op. cit., p. 82-83.

[19] L’expression est reprise à Éric Méchoulan, Le Livre avalé. De la littérature entre mémoire et culture, XVI-XVIIIe siècle, Montréal, Presses universitaires de Montréal, « Espace littéraire », 2004, p. 9.

[20] Voir sur ce point les développements de Paul Zumthor sur ce qu’il appelle le « préjugé littéraire » : Paul Zumthor, « Y a-t-il une "littérature" médiévale ? », art. cit., p. 132-133.

[21] « C’est […] le risque de tout effort historique, qui porte un regard actuel sur l’inactuel en essayant de se purger de ce qu’il y a d’actuel dans sa curiosité, tout en proposant les résultats obtenus à cette même curiosité, qui ne saurait cesser d’être d’aujourd’hui » (François Cornilliat, « La rhétorique revient : où va la littérature ? »).

[22] Sur l’anachronisme, inévitable et même fécond, dans notre rapport avec les textes médiévaux, voir Paul Zumthor, « Médiéviste ou pas », art. cit., ainsi queNathalie Koble et Mireille Séguy, « Introduction. "L’audace d’être médiéviste" », art. cit.

[23] Sur ces problèmes (et bien d’autres), liés à l’étude des textes composés en des périodes d’avant l’esthétique, voir sur ce site l’article éclairant de François Cornilliat, « La rhétorique revient : où va la littérature ? ».

[24] Sur l’histoire de ces mots et la question d’une littérature médiévale, voir notamment Paul Zumthor, « Y a-t-il une "littérature" médiévale ? », art. cit., p. 133 sq. etMichel Zink, « Littérature(s) », dans Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt (dir.), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999, p. 610-611.

[25] Ibid., p. 612.

[26] Jean Batany, « L’amère maternité du français médiéval », Langue française, 1982, n° 54, p. 33.

[27] Michel Zink, « Littérature(s) », art. cit., p. 610.

[28] Sur ces points, voir notamment Serge Lusignan, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, Paris/Montréal, Vrin/Presses de l’Université de Montréal, « Études médiévales », 1987 [1986] et Michel Banniard, Genèse culturelle de l’Europe (Ve-VIIIe siècle), Paris, Seuil, « Points. Histoire », 1989.

[29] Michel Zink, La Prédication en langue romane avant 1300, Paris, Champion, « Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge », 1976, p. 91-93 et 335-340.

[30] Serge Lusignan, Parler vulgairement…, op. cit., p. 129 sq.

[31] Gilles de Rome, De regimine principum, II, II, 7, réimpression de l’édition de Rome 1607, Aalen, 1967, cité par Serge Lusignan, « Le français et le latin aux XIIIe- XIVe siècles : pratique des langues et pensée linguistique », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1987, 42/4, p. 966 (nous soulignons). La traduction est de l’historien (ibid., p. 958-959).

[32] Voir par exemple Alain Rey (dir.), Frédéric Duval et Gilles Siouffi, Mille ans de langue française. Histoire d’une passion, vol. 1, Des origines au français moderne, Paris, Perrin, « Tempus », 2011, p. 95-101.

[33] Michel Zink, « La saveur du latin dans la poésie médiévale », conférence en ligne (consultée le 25 août 2012).

[34] Les Arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Age, Edmond Faral (éd.), Paris, Champion, 1924.

[35] Nous citons d’après l’édition suivante : Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova, éd. Edmond Faral, dans Les Arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle, op. cit., p. 197-262 (ici, v. 1645-1646, p. 247, nous soulignons : « Les mots pris selon leur sens propre possèdent un charme assez plaisant, mais un plus grand plaisir est intimement lié à ceux qui font l’objet d’heureuses métaphores »).

[36] Ibid., p. 220 sq.

[37] Ibid., v. 756-764, p. 220-221 (nous soulignons). La traduction est proposée par Jean-Yves Tilliette, Des mots à la parole. Une lecture de la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, Droz, « Recherches et rencontres », 2000, p. 122. Jean-Yves Tilliette rappelle d’ailleurs la proximité entre Geoffroy et Quintilien, pour lequel la métaphore est « longe pulcherrimus (troporum) » (ibid., note 17, p. 124).

[38] « exit utrimque / Idem splendor et est distinctio par in utrisque : / Comparat exemplis proverbia sola venustas » (Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova, éd. cit., v. 143-145, p. 201).

[39] Jean-Yves Tilliette, Des mots à la parole…, op. cit., p. 16.

[40] Ibid., p. 177.

[41] Multiples sont les études qui, s’appuyant plutôt sur une étude de l’elocutio, soulignent cette dimension dans des textes latins qui ne sont pas habituellement considérés comme des textes littéraires. Voir par exemple Christine Mohrmann, « Observations sur la langue et le style de saint Bernard », dans Sancti Bernardi Opera, éd. Jean Leclercq, Henri Rochais et Charles Hugh Talbot, Romae, Editiones cistercienses, 1958, t. 2, p. IX-XXXIII, Jean Leclercq, « Essais sur l’esthétique de saint Bernard », Studi medievali, 1968, 3/9, p. 688-728 et Cédric Giraud, « Du silence à la parole : le latin spirituel d’Hugues de Saint-Victor dans le De vanitate mundi », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 2010, 77, p. 7-27.

[42] Jean Batany, « L’amère maternité du français médiéval », art. cit., p. 35.

[43] Partonopeus de Blois, éd. Olivier Collet et Pierre-Marie Joris, Paris, Livre de Poche, « Lettres gothiques », 2005, v. 77-80. Pour ce passage, les éditeurs s’appuient sur le manuscrit A, qui est tenu par certains spécialistes pour « le plus ancien état conservé du roman » (éd. cit., p. 18). Sur ce point et sur la discussion concernant la date de ce récit, voir l’introduction de cette édition, p. 14 sq.

[44] Ibid., v. 95-106.

[45] Michel Banniard, Genèse culturelle de l’Europe…, op. cit., p. 209 sq.

[46] Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante, op. cit., p. 40-41.

[47] C’est là un des topoï des prologues des premiers romans. Voir par exemple Le Roman de Thèbes, éd. Guy Raynaud de Lage, Paris, Champion, « Les Classiques français du Moyen Âge », 1968, v. 1-12 (« Qui sages est nel doit celer, /ainz doit por ce son senz moutrer / que quant il ert du siecle alez / touz jors en soit mes ramenbrez. / Se danz Omers et danz Platons / et Virgiles et Quicerons / leur sapïence celissant, / ja n’en fust mes parlé avant. / Pour ce n’en veul mon senz tesir, / ma sapïence retenir, / ainz me delite a raconter / chose digne por ramenbrer ») etBenoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. Emmanuèle Baumgartner et Françoise Vielliard, Paris, Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1998, v. 27-39 (« De bien ne puet nus trop oïr / Ne trop saveir ne retenir, / Ne nus ne se deit atargier / De bien faire ne d’enseigner ; / E qui plus siet, e plus deit faire ; / De ce ne se deit nus retraire. / E por ce me vuell travailler / En une estoire commencer / Que, de latin ou je la truis, / Se j’ai le sens e se ge puis, / Le voudrai si en romanz metre / Que cil qui n’entendront la letre / Se puissent deduire el romanz »).

[48] Thomas, Le Roman de Tristan (manuscrit Douce), dans Tristan et Iseut. Les poèmes français, la saga norroise, textes présentés, traduits et commentés par Daniel Lacroix et Philippe Walter, Paris, Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1989, v. 882, p. 436.

[49] Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. cit., v. 132-144 (nous soulignons).

[50] Voir ainsi Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova, éd. cit., v. 43-61, p. 198-199, v. 213-218, p. 203, v. 719-726, p. 219, etc.

[51] « Que plus ne meinz n’i a mester ».

[52] Sur l’analogie avec l’architecte, voir aussi les suggestions de Jean-Charles Huchet (« La beauté littéraire dans Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure », Cahiers de Civilisation Médiévale, avril-juin 1993, n° 2, p. 141-149), qui rapproche également la célèbre description de la Chambre de Beautés de la poétique de l’œuvre.

[53] Benoît de Saint-Maure, Le Roman de Troie, éd. Léopold Constans, Paris, Firmin Didot, « Société des anciens textes français », 1904-1912, vol. 1, v. 132-133.

[54] Francine Mora-Lebrun, « Metre en romanz ». Les romans d'Antiquité du XIIe siècle et leur postérité, XIIIe-XIVe siècle, Paris, Champion, « Moyen Âge. Outils de synthèse », 2008, p. 181. Pour l’analyse de ce verbe, voir aussi Emmanuèle Baumgartner, « Vocabulaire de la technique littéraire dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure », De l'histoire de Troie au livre du Graal. Le temps, le récit (XIIe-XIIIe siècles), Orléans, Paradigme, « Varia », 1994, p. 29.

[55] De même que Cornelius, trouvant l’histoire écrite en grec, « translata » le livre et « de grec le torna en latin » (Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. cit., v. 120-121), Benoît la reprend, en langue romane cette fois.

[56] Hue de Rotelande, Ipomedon, éd. Anthony J. Holden, Paris, Klincksieck, « Bibliothèque française et romane », 1979, v. 35.

[57] Ibid., v. 21-32.

[58] Cf. Le Roman de Thèbes, éd. cit., v. 13-16.

[59] Ibid., v. 33-38. Sur les problèmes que posent ces vers et les suivants, voir les remarques de Marie-Luce Chênerie, Ipomédon (traduction), dans Danielle Régnier-Bohler (dir.), Récits d’amour et de chevalerie (XIIIe-XVe siècle), Paris, Robert Laffont, 2000, note 2, p. 45-46.

[60] Hue de Rotelande, Ipomedon, éd. cit., v. 39-48. Le manuscrit D daté du XIVe siècle et que l'éditeur décrit comme « l'oeuvre d'un scribe ignorant et maladroit, dont l'activité consiste à éliminer tout ce qui dans son modèle présentait la moindre originalité ou difficulté » (ibid.) donne : « mes pur atifier la matire / nos estovra par bref motz dire ».

[61] Francine Mora, « Les prologues et les épilogues de Hue de Roteland », dans Emmanuèle Baumgartner et Laurence Harf-Lancner, Seuils de l’œuvre dans le texte médiéval, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2002, vol. 1, p. 102-103. Sur cette question, voir par exemple Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova, éd. cit., v. 690-736, p. 218-220. Rappelons au passage que le travail d’amplification signalé par Benoît de Sainte-Maure répond également aux règles du bien écrire présentées dans ces traités (par exemple ibid., v. 220-689, p. 204-218).

[62] Chrétien de Troyes, Erec et Enide, éd. Jean-Marie Fritz, Paris, Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1992, v. 1-25 (aucune des variantes indiquées dans cette édition ne nous semble significative pour cette question de la beauté).

[63] Peut-être pourrait-on établir une corrélation entre l’émergence de la figure de l’auteur (problématique pour la période médiévale) et la définition de l’écriture comme travail à finalité esthétique.

[64] L’expression est employée, dans un tout autre contexte, par Michel Banniard, « Latinophones, romanophones, germanophones : interactions identitaires et construction langagière (VIIIe-Xe siècle) », Médiévales (en ligne), n° 45, automne 2003 (consulté en septembre 2012).

[65] Douglas Kelly, « The source and meaning of conjointure in Chrétien’s Erec 14 », Viator, 1970, n° 1, p. 200.

[66] Ibid.

[67] Rappelons d’ailleurs que celles-ci se situent dans ce lieu souvent polémique qu’est le prologue : cf. Pierre-Yves Badel, « Rhétorique et polémique dans les prologues de romans au Moyen Âge », Littérature, 1975, n° 20, p. 81-94.

[68] Au demeurant, plusieurs travaux ont montré combien pouvait être féconde l’étude des arts poétiques latins pour définir la poétique des œuvres romanesques de langue romane. Signalons notamment Danièle James-Raoul, Chrétien de Troyes, op. cit.

[69] Voir par exemple Renaut de Beaujeu, Le Bel Inconnu, éd. Michèle Perret et Isabelle Weil, Paris, Champion classiques, 2003 ou encore Raoul de Houdenc, Meraugis de Portlesguez, roman arthurien du XIIIe siècle, éd. Michelle Szkilnik, Paris, Champion classiques, 2004.

[70] Hans-Robert Jauss, « Littérature médiévale et théorie des genres », Poétique,1970, n° 1, p. 98.

[71] Voir par exemple Le Haut Livre du Graal, Perlesvaus, éd. William A. Nitze et T. Atkinson Jenkins, Chicago, The University of Chicago Press, 1932-1937, 2 vol., Lancelot, roman en prose du xiiie siècle, éd. Alexandre Micha, Genève, Droz, 1978-1983, 9 vol. et La Queste del saint Graal, roman du XIIIe siècle, éd. Albert Pauphilet, Paris, Champion, 1923.

[72] Annie Combes, « Le prologue en blanc du Lancelot en prose », dans Emmanuèle Baumgartner et Laurence Harf-Lancner, Seuils de l’œuvre dans le texte médiéval, op. cit., p. 23.

[73] Paris, fr. 112. Cette formule est reprise à l’article d’Annie Combes, ibid.

[74] Cette interprétation nous semble finalement moins liée à la manière dont les premiers romanciers médiévaux construisent la « beauté littéraire » qu’à celle dont la critique reconstruit depuis quelques dizaines d’années l’histoire littéraire du Moyen Âge, accordant un statut éminent et exceptionnel à Chrétien de Troyes – qui n’a pas toujours été considéré comme un « classique ». C’est ce que montre en particulier le premier chapitre de l’ouvrage de Per Nykrog, Chrétien de Troyes, romancier discutable, Genève, Droz, « Publications romanes et françaises », 1996, p. 7-40. Le spécialiste y présente les variations dans l’appréciation des romans de Chrétien chez les médiévistes et souligne le lien entre l’histoire de cette réception et les tendances successives de la critique littéraire. Les représentations de l’auteur d’Erec et Enide comme le premier romancier français et comme « un initiateur génial dans l’histoire de la littérature » (ibid., p. 26) sont des constructions relativement récentes et elles peuvent contribuer à expliquer l’importance considérable qui a été donnée à la mention de la « bele cunjunture », auquel on donne parfois un sens moderne (ibid., p. 31-32).

[75] Cf. Patrick Moran, Lectures cycliques : le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle, à paraître aux éditions Champion, annexe 1 : « Littérature médiévale ».

[76] Nous reprenons cette formule au titre français du fameux ouvrage d’Ernst Robert Curtius, LaLittérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. Jean Bréjoux, Paris, PUF, 1956.

 

 

La Beauté  n° 15

 

Préambule

Le souci, voire le tourment de la beauté, au XIXe siècle, est partout, nous dit Anne E. Berger dans son texte. Tour à tour classique, romantique ou moderne, elle accompagne le mouvement d’auto-réflexivité de la littérature au point de pouvoir être confondue avec elle, avec ce que Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ont appelé « l’Absolu littéraire », justifiant par là que Jean-Paul Sartre ait pu voir dans son mot d’ordre l’emblème du désengagement politique.

Mais le parcours qu’Anne E. Berger nous invite à faire aux côtés de Rimbaud, poète communard, révèle les limites de cette perspective. La beauté ne signale pas, de la part de ceux qui s’en recommandent et mobilisent ses ressources, une position politique, une attitude devant le monde plutôt qu’une autre.

De Rimbaud à Aimé Césaire, ce constat exige de se défaire de certaines certitudes hâtivement transmises par la critique et l’histoire littéraires. La beauté, même littéraire, n’appartient à aucune culture en propre, à aucune civilisation. Comme toutes les valeurs, elle peut faire l’objet de conflits non moins qu’être partagée. Et finalement, Anne E. Berger nous invite à comprendre comment justesse esthétique et justice politique peuvent s’accorder.

H. M.-K.

Anne Emmanuelle Berger, professeure de littérature française et d’études de genre, est responsable du Centre d’études féminines et d’études de genre de l'université de Paris 8 et directrice du nouvel Institut du Genre GIS CNRS. Elle a récemment dirigé deux volumes : Genre et Postcolonialismes. Dialogues transcontinentaux (Editions des Archives Contemporaines, 2011, avec Eleni Varikas) et Demenageries. Thinking (of) Animals After Derrida (Rodopi, 2011, avec Marta Segarra). Son dernier livre, Le Grand Théâtre du Genre. Identités, sexualités et féminisme en « Amérique », va paraître aux Editions Belin en 2013.

 

 



La beauté en quelques dates 

 

Anne E.  Berger

22/09/2012

 

La « beauté » date, au double sens, passif et actif, de l’expression en français. Elle est datée, passée, et elle « date » du même coup les discours et les œuvres littéraires qui lui font l’honneur d’un hommage ou d’une référence.

En France, plus exactement en France métropolitaine, c’est, sans conteste, au XIXe siècle qu’elle triomphe — en poésie, sommet de l’art selon Hegel, et en personne : « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre », affirme la hautaine dans la prosopopée bien connue de Baudelaire (Fleurs du Mal, XVII, « La Beauté »). Et son serviteur de lui demander, dans son « Hymne à la Beauté » (Ibid., XXI) : « Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme, /O Beauté ? ». A cette question, le jeune Mallarmé, encore parnassien en 1866, croit pouvoir répondre, dans « Les Fenêtres » : « Et je meurs, et j’aime/ — Que la vitre soit l’art, soit la mysticité, —/À renaître, portant mon rêve en diadème,/ Au ciel antérieur où fleurit la Beauté ! » (C’est moi qui souligne). Mais voilà que Rimbaud abat l’idole en l’asseyant sur ses genoux. C’est le début d’Une Saison en enfer, le commencement d’un adieu à la Poésie : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l’ai trouvée amère. — Et je l’ai injuriée. » Et pourtant : même si Rimbaud traite la grande Dame de la poésie romantique et néo-romantique en fille, même s’il exècre ce qu’il a dit adorer dans « Credo in Unam », et même s’il lui préfère dans les Illuminations un(e) « Being Beauteous » étrange au genre incertain [1], il continue, ou réapprend, à l’aimer — autrement : « J’ai embrassé l’aube d’été » confie-t-il dans « Aube ». Vous la voyez se profiler en toutes lettres, l’ancienne déesse, dans cette « aube d’été » ? Le poète, lui, ne s’y trompe pas : « à la cime argentée je reconnus la déesse ». Privée de sa majuscule, oui, mais revêtue d’un nouveau corps amoureux : « En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps » [2]. L’amère Dame est (re)devenue « mère de beauté  » [3], le temps d’un rêve de poème. « Au réveil, il était midi. »

Beauté venue du ciel, platonicien et/ou chrétien, ou sortie de l’abîme ? Beauté du bien ou du mal, du bonheur ou de l’horreur ? Splendide ou abîmée, apollinienne (« rêve de pierre ») ou dionysiaque (« saveur forcenée » des « chairs superbes »), qu’importe, pourvu qu’elle y soit : « la sensation qu’il veut produire est celle du beau, qui s’obtient dans l’horreur comme dans la grâce », affirme Théophile Gautier dans le premier article qu’il consacre à Baudelaire en 1862 [4]. Et Baudelaire de célébrer en retour chez Gautier, à la même date et dans le volume même où le premier a fait paraître son commentaire [5], « l’amour exclusif du Beau, l’Idée fixe » [6] ou encore « les beaux rayons du soleil de l’esthétique » [7].

Beauté classique ? Beauté romantique ? Beauté moderne ? On les trouve toutes les trois, ensemble ou successivement, illustrées et théorisées par Baudelaire, ou, un peu plus tard et différemment, par Mallarmé. Ce qui m’importe ici, c’est donc moins le passage effectué, et repéré par les poètes eux-mêmes, d’une esthétique à une autre, que l’insistance, voire l’« exclusivité », pour reprendre le mot de Baudelaire, de la préoccupation esthétique. Insistance dont témoigne l’assomption de la beauté, la levée de son « soleil ».

De ce sacre de la « beauté », on a déjà fait l’histoire et produit une certaine interprétation au XXe siècle. Et cette interprétation, qui a fait date et qui est elle-même datée, continue pour une large part de commander la manière dont on conçoit l’espace littéraire et dont on lit la littérature aujourd’hui, du moins dans les cercles autorisés de l’université et dans les lieux où l’on fait « profession » de penser. C’est de cette interprétation que je veux à présent dire un mot.

On le sait, la naissance de l’esthétique comme « science du beau » ou philosophie de l’art et l’invention de la « littérature » comme domaine séparé des pratiques mondaines du langage sont contemporaines. La mention insistante de la « beauté », le culte dont elle fait l’objet dans une partie notable du champ littéraire romantique et néo-romantique européen ne sont pas seulement l’indice d’un intérêt nouveau pour cette « esthétique » dont Jean-Paul et Hegel font la théorie en Allemagne, à l’orée du siècle, et qui englobe le champ littéraire. L’invocation de la beauté, l’attention qu’on lui porte, sont aussi une manière pour la littérature de se prendre elle-même pour objet, comme le dit Baudelaire de la poésie [8] ; la littérature se signale en se mirant dans son allégorie [9]. Pour Baudelaire, culte du beau et autoréflexivité de la poésie sont en effet coextensifs. La littérature (comme art du langage, donc comme poésie) prend conscience de sa « beauté » en prenant conscience d’elle-même ; elle se fonde en se distinguant, et d’abord en se distinguant de ces arts rhétoriques appliqués dont nous parle François Cornilliat dans son essai intitulé « La rhétorique revient : où va la littérature ? » [10]. Ce faisant, elle répète ou confirme le geste fondateur de l’esthétique, qui consiste à envisager les manifestations ou les productions du beau indépendamment de considérations éthiques ou politiques. Rupture avec un certain platonisme donc, dont la Beauté, cette beauté-là, serait la figure.

En s’autonomisant — c’est-à-dire aussi, littéralement, en s’auto-nommant, en se désignant à elle-même et pour elle-même [11] —, la littérature s’absolutise, dans tous les sens de ce dernier terme. C’est, en gros, la thèse défendue naguère par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy qui proposaient, dans L’Absolu littéraire, une lecture du romantisme allemand comme lieu et forme d’une certaine « naissance » de la L/littérature comme telle [12]. La « Beauté » serait, au moins sur le versant français de cette histoire, l’un des noms, le premier peut-être, de cette absolutisation de la littérature.

L’évaluation de la force, de la pertinence, de la portée, de l’« utilité » ou de l’« inutilité » de la littérature, relève encore aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire, du régime « esthétique » de sa constitution. C’est encore au nom de la « valeur  esthétique », comme le rappelle Cornilliat, que l’histoire littéraire, discipline intellectuelle et scolaire elle-même née au siècle de la Beauté, a fait le tri dans les œuvres du passé, procédant par exclusions et inclusions ciblées à la formation d’un canon littéraire, qu’on commence à peine, depuis quelques décades, à interroger. Cornilliat s’interroge sur les présupposés de la détermination « esthétique » de ce canon à partir d’une réflexion sur les « arts de l’éloquence » et sur le sens de leur étude aujourd’hui. Sur un autre versant, il faudrait aussi souligner le rôle qu’ont joué, à partir des années quatre-vingt du XXe siècle, ce qu’on appelle aujourd’hui les études de genre ou encore les études postcoloniales, dans la contestation du canon littéraire, tel que l’a constitué et transmis l’histoire littéraire « autorisée ».

Mais attardons-nous un instant sur la capitalisation du nom de la Beauté [13]. Elle signale son caractère réfléchi : la beauté se remarque, souligne son inscription ; beauté de la beauté, beauté au miroir. La Beauté est autotélique. C’est ce que traduit, au temps de Baudelaire, la doctrine ou plutôt l’affirmation de l’Art pour l’Art dans le domaine de la poésie. La majuscule, enfin, déifie. Ou plutôt, à l’époque du crépuscule des idoles, elle fétichise. Fétichisation de la beauté contre « fétichisme de la marchandise » ? Beauté capitale contre le Capital ? Baudelaire et Marx sont contemporains. Tous deux sont les témoins du triomphe du capitalisme industriel et de la transformation inexorable de la valeur d’usage, voire de toute « valeur », en valeur d’échange. La littérature du XIXe siècle s’interroge sur les conditions et les effets de son inscription dans le marché capitaliste de la production et de la distribution. La plupart des romanciers se résignent, voire s’emploient, à « prostituer leur muse », expression qu’on trouve sous la plume d’innombrables littérateurs et de leurs commentateurs entre les années vingt et les années cinquante du XIXe siècle. Les poètes, c’est-à-dire ceux qui, pour parler comme Rimbaud, « se sont reconnus poètes » [14], prennent le parti de la Beauté sans prix, « hors commerce », dussent-ils crever de faim ou écrire des romans pour vivre.

La critique littéraire marxiste est née, très précisément, de cette configuration historique, qu’elle n’a eu de cesse de penser. Tout au long du XXe siècle, elle tentera de faire l’analyse du XIXe siècle, c’est-à-dire de la transformation du statut de la littérature, et de son dilemme, « à l’apogée du capitalisme » [15]. Je parle de « la » critique marxiste comme s’il s’agissait là d’un ensemble homogène. D’un certain point de vue, j’ai tort, bien sûr : entre Lukács et Adorno, entre Benjamin et le Sartre marxisant de Qu’est-ce que la littérature ?, il y a des divergences de vues parfois aussi grandes que celles qui séparent la critique qui se réclame du marxisme de celle qui l’ignore. Mais si la lecture des modes et du sens de la revendication esthétique ou de l’autonomisation de la sphère artistique en régime capitaliste par Adorno diffère profondément de celle de Sartre, par exemple, ou si Frederic Jameson et Terry Eagleton sont loin de dire la même chose, il n’en reste pas moins que tous gravitent autour d’un foyer commun de préoccupations. Vue du XXIe siècle, non seulement la critique littéraire marxiste apparaît, dans sa variété même, comme l’école critique peut-être la plus importante et la plus endurante du XXe siècle occidental, mais elle est aussi, justement, celle qui a fait du statut de l’esthétique en littérature sa question centrale.

On connaît la lecture par Sartre de la posture fièrement « esthétisante » de la poésie néo-romantique, telle qu’elle se manifeste dans l’affirmation de l’art pour l’art et dans le culte rendu à la Beauté.

Dans Qu’est-ce que la littérature ?, essai paru en 1948, Sartre analyse le discours autotélique de la poésie et son culte affiché de la Beauté comme une réaction passéiste, qu’il qualifie d’« aristocratique », devant les nouvelles forces historiques en présence : celle de la bourgeoisie, agente zélée du Capital, bien sûr, mais aussi celle du peuple qui, après avoir été évincé de la grande scène révolutionnaire, refait irruption sur la scène de l’histoire lors des différents épisodes micro-révolutionnaires de la première moitié du XIXe siècle. Prendre le parti de la Beauté, dans le sillage du romantisme aristocratique à la Musset, ce serait une manière de se retirer du monde, de lui tourner le dos, et de signifier, sinon l’impossibilité, du moins le refus du politique, compris depuis la Révolution comme un vecteur de transformation des rapports économiques et sociaux. Madame de Staël disait de la « gloire » qu’elle était « le deuil éclatant du bonheur ». La « Beauté » serait le « deuil éclatant » de la révolution.

La lecture de Sartre rejoint par un autre biais tout ce qui s’est dit avant et après lui sur la mélancolie d’un siècle élevé sur les décombres de la Révolution. Elle a bien évidemment sa pertinence, en particulier en ce qui concerne la mouvance poétique dite « parnassienne », mais elle a aussi sa limite. Rimbaud, je l’ai rappelé, continue d’adorer la Beauté, ou le « Beauteous ». Et Rimbaud était communard. Certes, entre l’engagement, « personnel », la déclaration d’intention politique, et la pratique poétique, il peut y avoir tension, voire contradiction. Mais Rimbaud fut aussi « communard » en poésie, lui qui se définissait dans sa lettre du 15 mai 1871 comme un « horrible travailleur » de la langue [16]. Son « Being Beautous » (l’être ou plutôt l’étant de sa poésie), d’ailleurs, est littéralement monstrueux, monstrueusement beau, et fait du coup voler en « éclats » [17] l’opposition « dix-neuvième siècle » de « l’art pour l’art » et de « l’art pour le progrès », ou encore du sublime (« aristocratique ») et du grotesque (« populaire »), de la hauteur (esthétique) et de la dégradation (sociale et politique).

La thèse de Sartre, donc, a sa justesse. C’est sa généralisation qui fait problème. Or c’est précisément à quoi s’est employée une certaine critique marxiste à la fois néo-sartrienne, et néo-benjaminienne dans la deuxième partie du XXe siècle. Si j’évoque aussi Walter Benjamin, c’est que les thèses de ce dernier sur l’esthétisation de la guerre par Marinetti et les futuristes, et sur l’orchestration fasciste du spectacle des masses pour les masses à l’époque de la reproductibilité technique des œuvres d’art ont également donné lieu à d’abusives généralisations [18]. Etendues à l’ensemble du champ de la production artistique et en particulier littéraire, les remarquables analyses de Benjamin ont contribué, comme la thèse de Sartre, à jeter un discrédit général sur le « goût de la beauté » (avec ou sans majuscule), considéré désormais, quel que soit son lieu, sa forme et sa date d’émergence, comme au mieux anti-politique, au pire profondément réactionnaire, et dangereux.

La beauté, encore aujourd’hui, a mauvais genre, en français et en allemand du moins. Pur hasard de la langue, de telle langue, me direz-vous, si la beauté (Die Schönheit) est de genre féminin, et l’on devrait se garder d’en tirer le moindre effet. Baudelaire et Rimbaud ne s’en privent pas, pourtant, qui s’emparent du corps féminin de la beauté, à la faveur de sa personnification, pour en décliner les figures. Est-ce un hasard, d’ailleurs, si l’allégorie (ou l’allégorisme) est toujours de genre féminin dans la pensée occidentale? Beauté, Raison, ou Vérité, corps de l’une ou voile de l’autre…. Mais laissons cela de côté.

Permettez-moi de vous emmener, pour finir, dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale française, le 7 février 2012. Non, non, je ne confonds pas « la » politique, telle qu’on la pratique et la nomme aujourd’hui,  avec le politique ; loin de moi l’idée de réduire les virtualités de ce dernier au spectacle de « comices agricoles » offert par une démocratie parlementaire essoufflée et impuissante. Mais voilà : ce jour-là, un député de la Martinique, Serge Letchimy, apparenté PS, prend la parole pour dénoncer les propos que vient de tenir Claude Guéant, ministre de l’Intérieur de Sarkozy, sur la hiérarchie des « civilisations ». Le discours de Letchimy provoque un « tollé » dans les rangs de la droite parlementaire, qui s’offusque de l’évocation « excessive », à ce propos, des « idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration au bout du long chapelet esclavagiste et colonial. » La droite quitte alors l’hémicycle, et ce mouvement unanime et théâtral attire l’attention des médias. Emboitant le pas des parlementaires UMP, ceux-ci font commerce pendant deux jours des « raccourcis » et des « exagérations » de Letchimy.

On n’avait guère entendu parler —ou parlé de — Serge Letchimy jusqu’à ce jour, sur les chaines de télévision et dans les journaux de la France métropolitaine. Si je l’évoque à mon tour aujourd’hui, c’est à cause du rôle de « multiplicatrices » de l’intensité politique que jouèrent la beauté et la littérature dans son intervention [19]. Depuis que Victor Hugo a quitté les bancs de l’assemblée nationale, on a rarement l’occasion d’éprouver des émotions indissociablement esthétiques et politiques en provenance de l’hémicycle. Le discours de Letchimy, interrompu par le brouhaha de la droite, fut l’une de ces trop rares occasions.

Letchimy manie efficacement l’anaphore, la période et l’antithèse, à la manière de Hugo —manière qui nous paraît « classique » aujourd’hui—, même si c’est aux mânes de Montaigne et de Césaire qu’il en appela explicitement ce jour-là. Mais là n’est pas seulement, ou pas exactement, la raison de l’émoi provoqué par son intervention. En invoquant la beauté et en mobilisant les ressources de la littérature et de l’émotion « esthétique » au service d’une affirmation politique, Letchimy a transgressé l’opposition aujourd’hui convenue de l’esthétique et du politique. Ecoutez-le :

[…] M. Guéant, vous déclarez du fond de votre abîme, sans remord ni regret, que toutes les civilisations ne se valent pas. Que certaines seraient plus avancées voire supérieures.

Non M. Guéant, ce n'est pas "du bon sens", c'est simplement une injure qui est faite à l'Homme. C'est une négation de la richesse des aventures humaines. C'est un attentat contre le concert des peuples, des cultures et des civilisations. Aucune civilisation ne détient l'apanage des ténèbres ou de l'auguste éclat. Aucun peuple n'a le monopole de la beauté, de la science du progrès ou de l'intelligence. Montaigne disait: « chaque homme porte la forme entière d'une humaine condition ». J'y souscris. Mais vous, monsieur Guéant, vous privilégiez l'ombre. […]

(C’est moi qui souligne)

La « beauté» n’est pas ici de l’ordre de l’ornement superflu ou mystifiant ; sa convocation n’est pas une parade rhétorique destinée à nous distraire du but politique poursuivi. Elle est au contraire l’arme et la sève d’un discours auquel elle confère une force de frappe particulière. Parions que c’est précisément cette forme d’« esthétisation » candide et sentie du politique, qui a saisi les députés de droite, les poussant à quitter l’hémicycle en vociférant.

L’emphase du discours de Letchimy peut toujours faire rire. Quant à l’humanisme qui aimante sa politique, il demeure de facture « classique ». Pour des oreilles de femmes averties, sa protestation contre « l’injure faite à l’Homme » laisse à désirer. Mais en parlant le langage « méta-esthétique » du « concert », de l’« éclat » et de la « beauté », Letchimy s’inscrit délibérément dans la lignée de son mentor et modèle en politique, Aimé Césaire. Défenseur des damnés de la terre, poète du mot et des maux « somptueux » [20], de « l’écriture belle de rage » [21], Césaire s’est employé, non pas à « embellir » la parole des anciens fils d’esclaves, mais à en révéler l’éclat, en sonnant, comme Rimbaud avant lui, la charge d’une beauté révoltée. Dans « Barbare », qui fait écho à l’Illumination de Rimbaud portant le même titre, Césaire n’illustre-t-il pas — qu’importe qu’il le sache ou non — cette négativité critique de l’art dont Adorno a fait la théorie [22] ? « Barbare/ du langage sommaire/ Et nos faces belles comme le vrai pouvoir opératoire/ de la négation » [23].

Je ne suis pas une spécialiste de Césaire, mais, je pourrais, je crois, « démontrer », textes à l’appui, que, chez lui, c’est justement le propos « esthétisant » qui comporte la plus forte charge politique. Peut-être l’a-t-on déjà écrit mille fois.

Des milliers d’Antillais se sont mis à parler la langue de Césaire, la leur, avec une passion fière, depuis qu’il a commencé à la leur faire entendre. Difficile alors, de qualifier son œuvre d’ « élitiste », comme on le fait trop facilement depuis un certain temps à l’égard de textes qui affichent ou revendiquent une dimension « esthétique ».

En Martinique depuis 1939 [24], en France métropolitaine le 7 février 2012, « La justice écoute aux portes de la beauté » [25].


[1] « Devant une neige un Etre de Beauté de haute taille. […] — elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux. »

[2] « Aube », Illuminations.

[3] « Et les frissons s’élèvent et grondent et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, —elle recule, elle se dresse […] », « Being Beautous », op.cit., Illuminations.

[4] Cf. « Charles Baudelaire né en 1821 », in Baudelaire par Théophile Gautier, éd. C.M. Senninger, Paris, Klincksiek, 1986, p.81. L’article parut dans le volume IV d’une anthologie de la poésie française intitulée Les Poètes français, et éditée par Eugène Crépet. Plusieurs notices rédigées par Baudelaire lui-même, y compris un article sur Gautier, figuraient dans ce volume consacré à la poésie contemporaine.

[5] Voir note 4.

[6] C’est Baudelaire qui souligne. Cf « Théophile Gautier I », Critique littéraire, Œuvres complètes, texte établi et présenté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, Pléiade, vol. II, p.111.

[7] Ibid., p. 111.

[8] « La Poésie […] n’a pas d’autre but qu’Elle-même ». « La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de déchéance, s’assimiler à la science ou à la morale ; elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’Elle-même », « Théophile Gautier », op.cit., p.113. (C’est Baudelaire qui met les majuscules).

[9] « Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur , qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ? », « L ‘Invitation au Voyage », Le Spleen de Paris. (C’est Baudelaire qui souligne).

[11] « Nomos », en grec, c’est à la fois la loi et le nom : la littérature obéirait et n’obéirait qu’à sa propre loi, en se donnant à elle-même son nom.

[12] Cf. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978.

[13] Baudelaire capitalise même l’adjectif « beau », dans son usage substantivé.

[14] « Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes ; mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète », lettre du 13 mai 1871 à Georges Izambard. (C’est Rimbaud qui souligne).

[15] Je paraphrase ici le titre de la célèbre étude de Walter Benjamin sur Baudelaire : Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme (préf. Jean Lacoste, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2002).

[16] « [Le Poète] arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! », lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, dite « lettre du Voyant ». (C’est moi qui souligne).

[17] « Il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage », lettre du 15 mai 1871. « Des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes », « Being Beauteous », op.cit.

[18] Cf Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique, Œuvres, tome 3, Paris, Folio, 2000.

[19] Rimbaud, encore : « Le poète [….] donnerait plus que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Enormité devenant norme, absorbé par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès ! », lettre du 15 mai 1871. (C’est Rimbaud qui souligne).

[20] « La pression atmosphérique ou plutôt historique agrandit démesurément mes maux/ même si elle rend somptueux certains de mes mots », « Calendrier lagunaire », Moi, Laminaire, Paris, Seuil, 1982.

[21] « Moi qui rêvais autrefois d’une écriture belle de rage ! », « Crevasses », Moi, Laminaire.

[22] Cf. Théodore Adorno, Théorie esthétique (1970), trad. Eliane Kaufholz et Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1995.

[23] « Barbare », Soleil cou coupé, 1948.

[24] Date de la première publication du Cahier d’un retour au pays natal.

[25] Titre/Incipit d’un poème de Moi, Laminaire.

 

 

La Beauté  n° 16

 

Préambule

Où en sommes-nous de notre réflexion sur la beauté ?

Ullrich Langer nous apporte sa contribution généreuse – aussi généreuse que la généreuse beauté du poème de Ronsard qu’il nous donne à aimer – et confirme que la beauté (mais parfois, c’est la grâce (Marcel Hénaff, Delphine Denis, Nathalie Dauvois), l’intensité (Gérald Sfez), la merveille (Marie-Hélène Boblet), voire la violence (Anne-Lise Worms) comme Ullrich Langer le rappelle lui aussi) n’entraîne plus pour nous un jugement de valeur simple et serein mais n’en continue pas moins à nommer adéquatement une certaine qualité de notre émotion esthétique.

Dialoguant avec la contribution de Jean-Charles Monferran, la réflexion d’Ullrich Langer porte sur un sonnet des Amours de Ronsard dont il avoue qu’il ne l’a pas tout de suite trouvé « beau ». Ce qu’il nous montre, c’est qu’un objet beau est celui qui fait événement dans notre sensibilité sans rien dégrader : la beauté se produit hors de tout rapport avec son antonyme, la laideur (rejoindrait-on indirectement la réflexion de Bruno Chaouat sur Céline ?).

La démonstration est bouleversante. Alors, ce vieil adjectif qui paraît si frelaté, « incomparable », pour qualifier la beauté, trouve une signification nouvelle : incomparable, l’objet beau l’est non parce qu’il fait pâlir tout ce à quoi on pourrait le comparer, non parce que son exception relègue tout sur son passage, mais parce que sa singularité entre en résonance à la fois hasardeuse et merveilleuse avec toutes sortes de beauté (il faut là-dessus relire Claude Habib, Jean-Paul Sermain, Catherine Brun...), provoquant ainsi un accès de bonheur qui se propage comme un don, d’intimité à intimité.

On comprend la pudeur, relevée par Ullrich Langer, qui entoure pour nous sa nomination. Nous avons cessé d’idéaliser la beauté. Nous savons reconnaître sa relativité - mais sans perdre l'envie de la réveiller (Myriam Dufour-Maître). Nous pouvons la politiser (Anne E. Berger). Mais la plupart du temps, nous la recevons solitairement, et, parfois, timidement (comment conjurer le risque de sa possible futilité, sa « mode », comme le souligne Ullrich Langer, ou celui de sa violence ?). Quoique venant d’ailleurs, d’avant nous, d’un autre, elle vient toucher notre intimité, d’où notre réserve inquiète : la dire, nous met à deux doigts du burlesque (la grandiloquence, le stéréotype guettent). Mais ne pas la dire ou la traduire, quand nous présentons un texte à nos élèves ou à nos étudiants, c’est prendre le risque de ne jamais la donner encore.

Le texte d’Ullrich Langer, qui la dit et la traduit, nous la redonne...

H. M.-K.

Ullrich Langer est Professeur de Littérature française à l'Université du Winsconsin, Madison (Etats-Unis) et dirige son Center for Early Modern Studies. Il est l'auteur de Penser les formes du plaisir littéraire à la Renaissance (Garnier, 2009) ; il a également édité le Cambridge Companion to Montaigne (Cambridge University Press, 2005). Ses travaux actuels portent sur le singulier dans la lyrique amoureuse depuis Pétrarque et sur la notion d'équité comme lien entre droit et littérature.

 

 



« Et la beauté, si quelqu’une est au monde » :
Encore Ronsard

 

 

Ullrich Langer

23/02/2013

 

Il n’est pas impossible de faire une histoire du concept de la beauté [1], ni de comprendre ce qui, pour nos prédécesseurs, ou même pour nos contemporains, a pu constituer l’exemple d’une chose ou d’une personne belle. Mais affirmer qu’une chose, qu’une personne, est belle, autrement que par tautologie (« c’est beau parce que c’est beau » [2]) et ainsi risquer de paraître d’une tyrannique bêtise, est tout autre chose, et pose, comme le descriptif du site Transitions le remarque, un nombre de problèmes insolubles. Car nous sommes toujours conscients, dans le cas de ce concept précis, de son insertion dans une histoire (ainsi, pour la génération suivante, notre jugement sera à relativiser, à rejeter), comme si la beauté était plus précisément la Mode, en plus classique et en cycles plus longs, si l’on veut. Mais au-delà de ce problème d’ordre épistémologique, une autre difficulté nous guette : nous éprouvons une profonde gêne à exprimer un jugement de beauté une fois que notre jugement n’est plus prononcé devant un cercle familier et prudemment choisi, une fois, donc, que n’importe qui peut s’en emparer, une fois aussi que nous sommes pris au sérieux et que le jugement n’équivaut plus à une simple boutade ou à un piment affectif, à une marque d’enthousiasme. La beauté, pour le dire de manière trop dramatique, comporte une violence potentielle, même si elle ne déclenche pas la guerre de Troie : elle implique l’existence de son contraire, la laideur, et elle implique un jugement porté sur le goût de ceux qui ne seraient pas d’accord avec nous. Elle prétend à une certaine universalité : le beau n’est pas exclusivement relatif, si une chose est belle pour moi je m’attends quand même un peu à ce qu’elle le soit aussi pour d’autres, contrairement à un aliment pour lequel j’éprouve du goût ou du dégoût sans pourtant exiger que mon voisin de table reproduise ma propre constitution gustative. Je peux être sensible, réagir à la beauté, et espérer que cette réaction s’est déjà produite chez d’autres, grâce à une sorte de persistance de l’objet beau. La beauté est là, j’aimerais le croire, à l’extérieur de nous, elle ne dépend pas de ma petite existence pour exister à son tour.

Pour les besoins de cette intervention, et intervention est vraiment beaucoup dire, je renonce donc à ce qui me paraît au-delà de mes forces, à une démonstration de la consistance objective de la beauté, tout en souhaitant discrètement qu’elle ne soit pas impossible. Je me réfugie d’une part dans le lointain passé et d’autre part dans un objet précis, un texte que j’ai fini par trouver beau, alors qu’à la première lecture il m’a paru étrange. Pour simplifier les choses, ce texte parle aussi de la beauté. Il s’agit d’un éloge des seins :

Ces flots jumeaux de lait bien époissi
Vont et revont par leur blanche valée,
Comme à son bord la marine salée,
Qui lente va, lente revient aussi.
Une distance entre eus se fait, ainsi
Qu’entre deus monts une sente égalée,
En touts endroits de neige devalée,
Sous un hiver doucement adouci.
Là deux rubis haut élevés rougissent,
Dont les raions cest ivoire finissent,
De toutes pars uniment arrondis :
Là tout honneur, là toute grace abonde :
Et la beauté, si quelqu’une est au monde,
Vole au sejour de ce beau paradis.
(Ronsard, Les Amours [1552-1553],
187) [3]

Quelques remarques d’ordre philologique : au niveau de la thématique, rien n’est « nouveau » [4] ; les lecteurs avertis reconnaîtraient les éloges d’Alcine et d’Olimpia, chez l’Arioste (Roland furieux, VII, 14 et XI, 68), où les seins sont comparés à des monticules de lait, et aux vagues de la mer. L’espace entre eux ressemble à une vallée que la neige envahirait en hiver, et ils décrivent un agréable mouvement de va et vient. L’évocation finale des seins comme « paradis » rappelle le plaisir suscité par le sourire d’Alcine qui « ouvre un paradis sur terre » [5] ; de manière oblique, les tercets se réfèrent aux topoï du « séjour d’honneur » et du « temple de Vénus » chers aux poètes de la génération précédant Ronsard. Certaines composantes de la beauté des seins (lumière, uniformité, rondeur) rappellent l’idéal de la beauté classique. Le sonnet entier, à travers ses thèmes et ses sources hédonistes, peut se lire comme une répudiation du fameux blason du beau tétin de Clément Marot qui, lui, non seulement dénie aux seins leur mouvement sensuel mais les met au service d’un éloge du mariage [6].

Le premier vers du sonnet, « Ces flots jumeaux de lait bien époissi », entame l’éloge des seins de Cassandre sans se référer, littéralement, aux seins, comme d’ailleurs le fait l’Arioste qui, lorsqu’il évoque les seins de la sorcière Alcine, à l’intérieur d’un portrait descendant, se contente de la métaphore de « deux pommes fermes (ou vertes) » (« due pome acerbe » VII, 14, 3). Nous sommes censés comprendre qu’il s’agit des seins de la dame. Toutefois la référence semble plus claire dans le cas du Roland furieux qu’au début du sonnet de Ronsard, car les seins font partie d’un portrait élaboré de la sorcière, et le mouvement du regard du poète italien nous laisse deviner l’ordre des éléments du corps décrits : les seins arrivent après le cou et après une description générale de la poitrine. Ronsard débute son éloge des seins in medias res, pour ainsi dire, se servant immédiatement d’une métaphore. En fait, aucun des vers suivants ne se réfère aux seins de manière littérale. Nous sommes dans un véritable royaume de la métaphore ; une réponse à ce portrait, compréhensible (et je partageais moi-même cette réponse), serait de dire que son « artifice » supprime toute intensité affective de la description. Des monts de lait caillé, des collines couvertes de neige, le ressac (très doux) de la mer, les rubis qui émettent leurs rayons sur des globes d’ivoire : cette accumulation « d’ornements » n’est-elle pas simplement une froide démonstration maniériste ?

Ronsard, je crois – et cette lecture, je l’avoue, n’a pas été ma première –, réussit précisément le contraire, et ce poème me paraît un des plus sensuels du recueil (sinon un des plus beaux, comme je n’hésite pas à le dire, à la surprise de mes étudiants). Deux raisons me conduisent à ce jugement, et elles ne décomposent pas la beauté en éléments plus petits, mais me font mieux comprendre l’effet « total ». La première concerne l’usage du démonstratif « ce » désignant initialement les « flots jumeaux », ensuite, au milieu du poème, « l’ivoire », et finalement le « beau paradis » qui convient naturellement à la beauté (le paradis possède déjà l’épithète pertinente). Dans chacun de ces cas, le démonstratif ne remplit pas sa fonction manifeste, la désignation d’une chose « en dehors » du langage, mais il désigne des métaphores, des termes conçus par le poète pour rendre une qualité spécifique de l’objet (les seins). Le déictique ne nous met pas à distance (sur le modèle de « ces vagues-là », ou « ces métaphores que reconnaissent tous les avertis, qui sont reprises un peu partout »)[7]. Plutôt, le démonstratif réduit la distance : c’est ce que les seins de Cassandre sont pour moi. Par-dessus tout, et tout d’abord, ils sont pour moi des vagues, de l’ivoire et un paradis, avant d’être des seins. Ronsard évite ainsi le piège que Marot ne pouvait pas éviter : quand on loue un « beau tétin », l’engrenage du discours épidictique suscite toujours son opposé, un « laid tétin ». En fait, la tradition du « blason » produit immédiatement une contre-tradition ; le discours épidictique est axé sur une sorte de symétrie de l’éloge et du blâme, car il évalue des choses contingentes. Et Marot lui-même y participe allègrement : dans ses œuvres complètes figurera, après le « beau tétin », un « laid tétin ». L’appropriation initiale et sans médiation par le littéral, des métaphores des ondes, de la neige, de l’ivoire, des rubis, place l’éloge du sein de Cassandre au-delà de l’opposition binaire qu’implique la tradition du blason (et du portrait). Il n’y a pas de vagues laides, d’ivoire laid, de rubis laids. Cassandre n’est pas Alcine ; elle ne se transformera pas en sorcière laide ; elle restera toujours « belle ».

Le deuxième élément « déictique » de ce portrait (qui n’en est pas un), c’est le « là » anaphorique qui confère une structure aux tercets. Ils commencent par « Là deux rubis haut élevés rougissent ». Curieuse manière de désigner les bouts des seins. Ces « rubis » ne seraient-ils pas « normalement » au milieu, ou justement au bout, des seins ? Ici, comme l’avait déjà suggéré la métaphore des « monts », les rubis sont « élevés ». Les déictiques restants ajouteront des qualités aux rubis : là est l’honneur, là est la grâce. Indiquer des rubis « là-haut » me semble supposer un geste qui dépasse la simple mise-en-ordre du portrait. Il confère à ce paradis une intimité certaine. L’observateur qui désigne des seins qui sont des « monts », qui trouve que l’espace entre eux ressemble à une vallée, que les bouts sont « élevés », est quelqu’un qui se trouve à une très grande proximité, qui partage un espace intime. Le point de vue suggère non pas le spectateur d’un tableau mais un amant qui se trouve au lit avec la bien-aimée.

L’intimité se manifeste aussi dans les attributs que l’amant prête aux rubis : ils « rougissent », sont rouges, ou deviennent rouges, ou « rougissent » au sens moderne. Bien sûr, ce verbe traduit, peut-être au niveau le plus patent, la lumière reflétée par les pierres précieuses et qui définit, en quelque sorte, les contours des seins ronds. Mais « rougir » traduit aussi les signes de la honte, du plaisir, ou du désir partagé. La métaphore finale du « beau paradis » résume cette évocation du charme érotique du corps de Cassandre, comme son emploi dans des contextes plus explicites nous le confirme (par exemple : « ...tâter / Ton paradis, où mon plaisir se niche », Amours 72, v. 14). C’est en plus une intimité que Ronsard voudrait élever, éloigner de ce monde, dans un « séjour d’honneur » au-delà de toute contingence. Si la beauté existe, « si quelqu’une est au monde » (et non pas seulement au ciel), elle sera . est la version abrégée, le geste intime et sublime de Ronsard, qui refait à sa manière l’hémistiche célèbre de Pétrarque : « Qui regna Amore » (Rime sparse 126, v. 52).

Élévation et intimité, donc ? Oui, et plus j’y réfléchis, plus j’y soupçonne, pour Ronsard, de la tristesse. La Beauté nous délaisse, comme Astrée, la justice, s’envolant de ce monde en sang (« victa iacet pietas, et virgo caede madentis / ultima caelestum terras Astraea reliquit », Ovide, Métamorphoses, I, v. 149-150). Comment alors, ne pas penser que la poésie serait à la fois le constat du manque, cette beauté absente, et la promesse toujours offerte de l’élévation : voici la trace de ce qui nous manque – toutefois regardez, nous entrevoyons le ciel ! Pour moi qui relis ce poème, et qui ai appris à m’en approcher, ce paradoxe est infiniment moins touchant que cette impression durable, chez Ronsard, d’intimité.



[1] Voir, pour un recueil de réflexions sur la beauté, servant de points de repère pour faire son histoire, Michael Hauskeller, éd., Was das Schöne sei: Klassische Texte von Platon bis Adorno, Munich, DTV Wissenschaft, 1994. Et voir, sur ce site même, les contributions d’Anne E. Berger et d’Anne-Lise Darras-Worms.

[2] Voir la contribution de Claude Habib – la beauté, fin de la discussion.

[3] Éd. André Gendre, Les Amours et les Folastries (1552-1560), Paris, Livre de poche classique, 1993.

[4] Jean-Charles Monferran a raison de souligner l’intense supériorité de Ronsard par rapport à ses sources, et aux minores contemporains, dans le cas de « Comme un chevreuil... » (version 1552-1553), mais dans le cas du sonnet 187, l’Arioste est à mon sens pleinement à la hauteur. Mon appréciation ne supposera donc pas, finalement, une lecture comparative, et en sera plus naïve, moins consciente de ce qu’un lecteur (ou auditeur) contemporain aurait pensé.

[5] « [...] quel suave riso, / ch’apre a sua posta in terra il paradiso » (Orlando furioso, éd. Lanfranco Caretti, Turin, Einaudi, 1971, VII, 13, v. 7-8), mais Pétrarque n’est pas en reste : «[...] l’angelico riso, / che solean fare in terra un paradiso » (Canzoniere, éd. Marco Santagata, Milan, Mondadori, 2004, 292, v. 7-8).

[6] Chez Marot, le sein se termine en « petit bout rouge » (v. 11) (contrairement aux rubis), il ne bouge pas « soit pour venir, soit pour aller » (v. 13), et le tétin ne cesse de crier « Mariez moy tost, mariez » (v. 28), une idée étrangère au paradis de plaisir de Ronsard ; voir les Œuvres complètes, vol. 1, éd. François Rigolot, Paris, GF Flammarion, 2007, p. 454.

[7] Reconnaître des sources, des ancêtres, entendre des échos, étant une vive source de plaisir pour le lectorat du XVIe siècle, comme le rappelle à juste titre Jean-Charles Monferran. Pour nous, l’équivalent est-il vraiment le cinéma, version Quentin Tarantino, ou la musique rap, où les « citations » ajoutent une ironie aux procédés de plus en plus virtuoses sans intensifier, me semble-t-il, l’émotion ?

 

 

La Beauté  n° 14

 

Préambule


Avec Anne-Lise Worms, voici que la Grèce s’anime, sans être condamnée au conflit tragique de l’apollinien et du dionysiaque. Comme d’autres textes l’ont souligné au fil des mois, pas de beauté sans émotion, qui altère les idées d’harmonie et de symétrie attachées à son concept : « la beauté possède une force irrésistible, dont il faut se méfier. Elle entraîne guerres, violences, délires, folie : mania ». Elle est tout à la fois divine, et fiction ; humaine, non au sens d’une synthèse, mais au sens où elle est tendue entre ces pôles contradictoires.

Une fois reconnue son absence de raison, ou ce que Gérald Sfez appelait son incivilité, que faire de ce frémissement de vie rapidement trop intense qui entoure son apparition, son appréhension, sinon la donner à reconnaître comme émotion, et la transmettre pour la partager, comme Anne-Lise Worms le conclut ?

H. M.-K.

Anne-Lise Darras-Worms est maître de conférences en langue et littérature grecques à l'Université de Rouen. Ses travaux portent sur Plotin et sur les théories du Beau dans l'Antiquité grecque. Elle a publié en 2007, aux éditions du Cerf, dans la collection « Les Écrits de Plotin », la traduction et le commentaire du « Traité 1 » (I,6), « Du Beau », et s'apprête à publier en 2013 ceux du « Traité 31 » (V, 8), « De la Beauté intelligible », aux mêmes éditions.

 

 



Les Grecs, la beauté, la vie

 

Anne-Lise
Darras-Worms

07/07/2012


« Le beau est variable, institué, historiquement relatif, non nécessaire en somme » et « pourtant, obstinément, nous y revenons dès qu’un certain type d’émotion nous submerge ». Tel est le paradoxe que l'argumentaire introductif au thème La beauté invite à penser. De fait, héritiers de siècles d’expériences et d’expressions multiples du beau, mais aussi de discours de toutes sortes sur « la beauté », nous nous posons tous la même question : pourquoi ? Pourquoi donc ce retour obstiné à une notion aussi peu stable, à ce « signifiant flottant », pour reprendre l’expression de Claude Lévi-Strauss ?

Contraints de reconnaître qu’en réalité nous ne savons pas, ou ne pouvons plus savoir, ce que signifie le mot « beau », nous sommes parfois tentés de revenir « aux sources », de nous appuyer, fût-ce pour nous en déprendre ensuite, sur la, ou plutôt les significations dont le chargèrent jadis « les Grecs », afin de définir au plus juste ce « sentiment du beau » qui nous envahit si souvent – à la vue d’une personne, d’un paysage, d’un geste, d’une attitude, ou encore lorsque nous lisons un texte ou contemplons une œuvre d’art – et que, dans nos échanges avec autrui – conversations, enseignements –, nous tentons, tant bien que mal, de transmettre.

Revenir aux Grecs ? Pas si simple.

Marcel Hénaff, par exemple, se propose de rappeler ce qu’ont pu signifier, dans l’Antiquité grecque, les notions de beauté, de grâce ou d’œuvre d’art, en particulier dans leur relation avec la conception grecque de cet espace politique singulier que fut la cité, afin de mieux définir la « nouveauté » esthétique de notre espace public présent. Ce « recours aux Grecs » se justifie, selon lui, en ce qu’une « nouveauté privée de sa mémoire devient vite arrogante et creuse ». Et il ajoute : « Cette mémoire, pour nous Occidentaux, a sa source en Grèce. C’est un fait qu’il ne faut ni idéaliser ni ignorer. Il faut l’assumer et le discuter de manière critique ».

Bien sûr. Et pourtant nous tous, hommes et femmes d’aujourd’hui, sommes bien placés – le temps nous aura au moins donné cela – pour savoir que cette attitude critique doit d’abord s’appliquer à nous-mêmes, dès lors que nous nous référons à « la Grèce » ou aux « Grecs ». Il serait dommage, en effet, que le refus de toute idéalisation du « passé » trouve trop vite ses limites par excès d’idéalisation inversée, c’est-à-dire de vision réductrice de notions complexes, ambiguës et soumises à des questionnements, des interprétations, des réévaluations et des évolutions historiques au sein même de « l’Antiquité grecque ». Qui sont « les Grecs », quelle est « la Grèce » dont nous parlons ? Et qu’est-ce que la fameuse « beauté grecque » ? De quoi disposons-nous pour nous y référer ? D’œuvres d’art plus ou moins bien conservées – les couleurs ont souvent disparu – et de textes en nombre restreint et variable selon les époques, dont beaucoup de fragments, mais aussi, et surtout, de siècles et de siècles d’interprétations.

Sans doute aucune réflexion sur la ou les transition(s) d’une époque à l’autre ne peut-elle faire l’économie de pareilles difficultés. Je tâcherai donc de garder celles-ci à l’esprit, dans cette brève contribution.


*    *    *


Symétrie, mesure, harmonie, lumière, grâce : tels sont les mots et les notions qui semblent avoir toujours prévalu pour définir la « beauté grecque » ou la beauté « pour » les Grecs. Or d’autres définitions sont possibles qui ne s’ajoutent pas nécessairement aux premières, ni même les complètent mais qui, peut-être, en constituent au contraire une dimension irréductible. Ainsi le dit Gérald Sfez : « Le problème de la beauté est celui de ses homonymes et de son indivision apparente et réelle ». Il se peut, en effet, qu’aucune référence aux critères évoqués ci-dessus ne soit pertinente si l’on ne prend pas en compte aussi et en même temps ce que les Grecs ont dit des affects, c’est-à-dire des émotions parfois contradictoires provoquées par ce qu’ils appelaient « beau ». C’est pourquoi une notion aussi difficile à cerner que celle de « grâce », par exemple, ne peut être invoquée aussi aisément qu’on le croirait, sauf à relire, « à la lettre » même, les textes qui nous ont été transmis.

Je ne pourrai prendre ici que quelques repères, consciente des effets réducteurs d’un survol aussi rapide.

Ce que suggère tout d’abord Homère, et bien d’autres à sa suite, c’est que la beauté possède une force irrésistible, dont il faut se méfier. Elle entraîne guerres, violences, délires, folie : mania. De fait, l’une des premières figures de la beauté en Grèce, première à tous les sens, et sans doute la plus puissante, est celle d’Hélène. On sait ce que disent d’elle les vieillards de Troie, réunis près des portes Scées, lorsque celle-ci paraît sur les remparts :

Il ne faut pas s’indigner si Troyens et Achéens aux bonnes jambières souffrent de si longs maux pour pareille femme : elle ressemble terriblement, à la voir, aux déesses immortelles ! [1]

Pourquoi cette beauté est-elle terrible ? Parce qu’elle est « divine » [2] : elle est le signe dans le monde des hommes de la toute puissance des dieux. Aussi Priam récuse-t-il aussitôt le souhait exprimé par les vieux chefs de voir au plus vite partir ce « fléau pour [eux-mêmes] et plus tard pour [leurs] fils » [3]. Il appelle Hélène et lui dit :

Tu n’es, pour moi, cause de rien, mais les dieux, assurément, sont les causes, eux qui ont lancé la guerre pleine de larmes avec les Achéens. [4]

« Beauté fatale », donc. Mais l’autre aspect de la beauté, qui s’incarne dans une figure originaire elle aussi, et va de pair avec cette toute-puissance sans susciter moins de frayeur ni de méfiance, est que la beauté – toute beauté ? – est une fiction. Telle est Pandore : « don de tous » les dieux, « beau mal » entièrement fabriqué par eux pour abuser les hommes, comme le dit Hésiode. [5]

Ainsi la beauté est-elle doublement redoutable : humaine et non-humaine, au-delà de l’humain : puissance de l’imaginaire. Figure redoublée de l’altérité – celle de la femme dans ce monde dominé par les hommes –, Hélène/Pandore est à plus d’un titre leur « phantasme » – Hélène, surtout, qui est « au centre des combats » (périmachètos), et des débats.

Chez Euripide, par exemple : objet de discours haineux de la part des femmes de Troie dans plusieurs pièces, elle est aussi, dans la tragédie éponyme, la « vraie » Hélène, retenue contre sa volonté en Égypte sur l’ordre d’Héra et espérant le retour salvateur de Ménélas, car ce n’est que son fantôme – son phantasme – qui fut enlevé et transporté à Troie par Pâris. Chez les sophistes et les orateurs (Isocrate, Gorgias), sa beauté fait l’objet d’éloges paradoxaux qui ne sont pas pour autant seulement, in fine, des éloges du logos. En effet, à travers la réhabilitation d’Hélène qu’ils proposent, c’est aussi la beauté que chacun des deux loue, à sa manière, sans pour autant en méconnaître le caractère équivoque et relatif. [6]

Ainsi faudrait-il se souvenir, dans un premier temps, que la beauté, pour ceux des Grecs dont nous avons les témoignages, paraît toujours ambivalente, et pas seulement lorsqu’elle s’incarne dans une femme. La puissance divine et la puissance fictionnelle du beau sont présentes ensemble, dans chaque objet perçu comme beau ; loin d’être contraires, elles sont intimement liées.

À partir de là, on pourrait interpréter toutes les théories, grecques ou romaines, qui conçoivent le beau comme l’expression de la rationalité, de l’ordre, du nombre, et le réduisent à une norme, comme autant de dispositifs conceptuels stratégiques destinés à dominer cette terreur et ce désir originels et spontanés que suscite la perception sensible du beau : armes humaines conçues pour résister à la « ruse divine » primitive et traumatisante. Ainsi en irait-il du fameux « Canon » de Polyclète, des théories de la symétrie ou de l’harmonie dont on croit trop souvent qu’elles résument à elles seules la beauté grecque. Voilà qui expliquerait aussi, du même coup, la permanence du thème de la fiction : toute beauté est factice, donc fausse, toute beauté sensible n’est qu’apparence de la beauté. Le beau véritable, pour les Grecs, est idéel.

Devrions-nous pour autant être nietzschéens, voir en toute beauté grecque, voire en tout discours « grec » sur le beau, l’expression d’une domination de la pulsion dionysiaque par la pulsion apollinienne ? Nullement, car enfin, comment comprendre que le même Platon dévalorise si violemment, au livre X de la République, l’œuvre du peintre et, à un moindre degré, celle de l’artisan, toutes deux éloignées de l’Idée, mais, dans le Banquet et le Phèdre, s’appuie sur les émotions réelles (stupeur, effroi, convulsions) suscitées par la vue d’un bel objet ou d’un beau jeune homme, tout aussi réels, pour en faire un « marchepied » sur le chemin de la remontée vers le Beau en soi, dont la contemplation produit les mêmes effets, bien que ceux-ci soient plus intenses ? N’accorde-t-il vraiment aucune valeur à ces images sensibles du beau intelligible ni aux affects qu’elles engendrent ? Ne cherche-t-il pas au contraire à détourner, comme on le ferait d’un cours d’eau, la force d’attraction de la beauté, même sensible, pour la canaliser et la rediriger vers cela seul qui est beau : l’Idée du Beau ? Et ce faisant, n’intègre-t-il pas, comme un fait acquis et indépassable, la puissance émotionnelle que possède toute beauté ? Plus question, alors, de symétrie, de proportions ! Toute mesure disparaît, dès lors que l’on perçoit le beau ! Ne vaudrait-il pas mieux dire que, loin de s’opposer ou de se compléter, l’apollinien et le dionysiaque coexistent toujours, en toute beauté ?

Voilà ce dont nous devrions peut-être nous souvenir aussi, dans un second temps, dès lors que nous nous référons à la « beauté grecque ». Ainsi Plotin, platonicien fervent, au IIIe siècle de notre ère, montre pourquoi la symétrie, la mesure ou l’harmonie ne suffisent jamais, à elles seules, à rendre compte de la beauté d’un objet ou d’un être, sensible ou même intelligible, et pourquoi aucun discours tenu sur le beau ne peut faire l’économie de l’émotion même qui le suscite. Pour lui non plus, il n’est pas de beauté sans émotion, et donc sans « humanité », comme le rappelait, à propos d’Horace et d’Alberti, Nathalie Dauvois.

En témoigne, par exemple, la façon dont il s’interroge sur l’origine du beau dans les premiers chapitres du traité Traité 1 (I,6), Du Beau :

Qu’est-ce donc, précisément, ce qui fait que les corps nous apparaissent comme beaux et que l’ouïe prête attention aux sons, en tant qu’ils sont beaux ? […] Qu’est-ce donc cela qui est présent aux corps ? Voilà sur quoi, en effet, nous devons tout d’abord faire porter notre recherche. Qu’est-ce donc, ce qui meut (kineï) les regards de ceux qui contemplent, les tourne vers soi, les attire et fait qu’ils se réjouissent de leur contemplation ? [7]

Pour lui comme pour Platon, les émotions sont les mêmes – la différence n’est que de degré – qu’il s’agisse de beautés sensibles ou non sensibles, telles la beauté des vertus ou, au-delà, celle des êtres intelligibles :

Telles sont, en effet, les émotions (ta pathè) qui doivent se produire à l’égard d’un objet beau, quel qu’il soit : stupeur, étonnement délicieux, désir, amour et effroi accompagné de plaisir. Or, il est possible d’éprouver ces émotions, et les âmes les éprouvent effectivement, à l’égard des beautés invisibles aussi […]. [8]

Certes, en lecteur de Platon mais aussi d’Aristote, Plotin démontre par la suite que la présence de la beauté dans un objet sensible, ainsi que le sentiment qu’elle engendre, résultent de l’activité en lui de la forme intelligible (eïdos) et de la domination de la matière par la forme, ce qui nous renvoie à la définition « classique » de la beauté par la symétrie, l’harmonie, etc. Mais il ne faudrait pas se méprendre : tout aussi importantes que la notion de forme sont, pour lui, les notions de présence[9], d’activité, de domination, et donc de mouvement, que l’on pourrait résumer d’un seul mot : vie. Où l’on retrouve l’ « humanité » dont il était question plus haut… Pour cet homme de l’Antiquité, l’émotion ressentie devant un bel objet est en effet intimement liée à cette vie commune, vie de l’Intellect, mais aussi du corps, également partagée par, d’un côté, celui qui regarde et, de l’autre, cela ou celui qui a créé cet être ou cet objet – homme de sagesse, « sculpteur de sa propre statue », mais aussi peintre, architecte, démiurge.

Voici un dernier texte, comme en écho :

L’âme s’élève au-dessus de l’Intellect, mais elle ne peut courir au-delà du Bien, parce qu’il n’est rien qui soit au-delà de lui. Et si elle reste dans l’Intellect, elle contemple des objets beaux, certes, et vénérables, mais elle ne possède pas encore entièrement ce qu’elle cherche. C’est, en effet, comme si elle s’approchait d’un visage beau, certes, mais qui ne peut encore mouvoir les regards, car en lui ne se distingue pas la grâce (charis) qui court sur la beauté. C’est pourquoi ici-bas, aussi, il faut dire que la beauté est ce qui brille au-dessus de la symétrie, plutôt que la symétrie, et que c’est cela qui suscite l’amour. Pour quelle raison, en effet, est-ce sur un visage vivant que resplendit davantage la lumière de la beauté, quand seul en reste un vestige sur un visage mort, même si celui-ci n’est pas encore flétri dans ses chairs et dans sa symétrie ? Et parmi les statues, les plus vivantes ne sont-elles pas les plus belles, quand bien même les autres seraient plus symétriques ? Et un homme laid, mais vivant, n’est-il pas plus beau que l’homme beau représenté dans une statue ? N’est-ce pas que celui-là est plus désirable ? Et cela, c’est parce qu’il a une âme ; et cela, c’est parce qu’il a davantage la forme du bien ; et cela, c’est parce que son âme a pris la couleur de la lumière du bien et qu’ainsi colorée, elle s’est éveillée et s’est élevée, toute légère, et qu’elle élève et rend léger ce qu’elle possède, et, autant que possible, le rend bon et l’éveille. [10]

Ces propos sont étonnants à plus d’un titre, ils peuvent même choquer, comme j’ai pu le constater juste après l’avoir lu en cours, cette année, à des étudiants médusés. Mais en même temps il réveille à son tour en nous, me semble-t-il, des sentiments qu’il a pu nous arriver d’éprouver face à un visage réel ou représenté. Plotin nous dit en effet – ici mais aussi ailleurs – que la symétrie ne suffit pas, que toute beauté est avant tout le signe de l’activité de l’âme, cette puissance « divine », que toute beauté est donc intérieure – conception si souvent invoquée, et galvaudée, sans devoir pour autant se trouver trop vite disqualifiée. Et si la beauté se définit ainsi premièrement et ultimement par la vie, les notions de « lumière » et de « grâce » n’en sont pas de simples substituts ou métaphores [11] : ce sont les modalités mêmes de son activité et de son mouvement. L’on pourrait même aller plus loin et se demander si ce n’est pas là ce qui permet à Plotin, à des siècles de distance, de repenser – de restaurer ? – fugitivement la figure d’Hélène que nous évoquions au début et qui, au détour d’une question posée dans un autre traité consacré à la beauté, soudain apparaît :

De quelle source a donc brillé la beauté de cette Hélène qui fut l’objet de tant de combats ? [12]

*    *    *

Maintenir et penser ensemble ces multiples aspects de la conception grecque de la beauté est difficile. Plus exactement : ce n’est peut-être pas le beau qui, comme le rappelle Socrate à la fin de Hippias majeur, est « difficile », mais plutôt le discours tenu sur le beau. Obnubilés par ces expressions de « la beauté grecque » que sont les temples et les statues, mais aussi certaines œuvres littéraires, régies par des principes rationnels et correspondant plus ou moins à des normes historiquement datées constituant une « doxa » elle-même déjà contestée en son temps, nous oublions que, pour les Grecs, dès l’époque archaïque, comme pour nous aujourd’hui, le sentiment du beau faisait partie intégrante de la définition de la beauté, qu’il ne pouvait exister de beauté sans émotion. Or cela, ce sont avant tout les textes qui nous le disent, plus que les statues. Et même les statues : bien souvent, leurs couleurs se sont effacées avec le temps, et nous ne pouvons plus voir leurs yeux : mais si nous pouvions les voir, tous, quelle vibration, quelle intensité se propageraient d’elles à nous ? Nous ne le saurons jamais.

Certes, la beauté, selon eux, pouvait aussi être trompeuse, fruit d’une ruse divine ou parfois humaine – terrifiante, donc. On constate cependant qu’à chaque instant, d’Homère à Plotin, c’est toujours, in fine, la puissance érotique du beau qui passe au premier plan. Il est donc clair que si l’opposition de l’apollinien et du dionysiaque n’a plus de sens aujourd’hui, sans doute n’en avait-elle déjà aucun pour les Grecs eux-mêmes. Lorsqu’ils parlaient de la beauté, ils parlaient surtout du mouvement, du désir, de la force, de la puissance, et par conséquent, toujours, de la vie, vie des sens et vie de l’esprit mêlées. Alors, quand André Breton profère que « la beauté sera convulsive ou ne sera pas », il ne dit absolument rien de nouveau : n’est-ce pas ce que disait déjà Platon ?

Mais prudence : me voici à mon tour prise au piège de l’idéalisation et de l’identification que je dénonçais en commençant. Cependant, je voudrais au moins évoquer encore ceci : dans les écoles platoniciennes, comme dans bien d’autres, on pratiquait, comme le rappelle Pierre Hadot, des « exercices spirituels » destinés à permettre aux élèves de progresser dans la découverte et la contemplation de réalités cachées. Parmi ces exercices, la lecture des œuvres de Platon occupait une place importante. Ne pourrait-on aujourd’hui considérer que l’enseignement et la transmission des textes dans nos écoles constituent une forme moderne d’exercice spirituel, qui permettrait d’expliciter ce que – avec toutes les réserves qui s’imposent et devraient être elles-mêmes enseignées – nos élèves, nos étudiants et nous-mêmes nommons « beau » : une émotion partagée ?



[1] Iliade, III, 156-158. Sauf mention contraire, les traductions du grec sont les nôtres.

[2] L’adjectif di’a (dia) la qualifie de façon récurrente dans l’Iliade comme dans l’Odyssée, mais il doit aussi être compris en son sens premier, « qui vient de Zeus », et fait signe vers l’ascendance d’Hélène, fruit des amours de Zeus et de Léda.

[3] Iliade, III, 160.

[4] Ibid., 164-165.

[5] Cf. respectivement Travaux et Jours, v. 81-82 et Théogonie, v. 585.

[6] Cet éloge de la beauté est plus explicite et développé chez Isocrate, qui démontre sa puissance et souligne les nombreux bienfaits qu’elle apporte aux hommes.

Sur le traitement sophistique de la figure d’Hélène, voir Barbara Cassin, L’effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, en particulier p. 74-100.

[7] Chapitre 1, l. 7-8 et 16-19.

[8] Traité 1, ch. 4, l. 12-19.Les termes décrivant ces émotions sont pour la plupart empruntés au Banquet et au Phèdre.

[9] La présence abolit la distance, celle qu’induit nécessairement la pensée. C’est ce que montre Gérald Sfez, commentant Paul Valéry : « C’est la raison pour laquelle la beauté occupe la pensée au point de l’interdire : pure différence, elle exclut le rapprochement, la comparaison, le différentiel. “Ce qui ne fait penser à nulle autre chose ; et puis au lieu de s’éclairer par la pensée, — l’éclaire, cela est beau, et par sa seule présence.” L’Inexprimable. Non que cette présence ne soit matière à expression, bien au contraire. »

[10] Traité 38 (VI, 7), ch. 22, l. 22-36, traduction de Pierre Hadot légèrement modifiée (Éditions du Cerf, Paris, 1988).

[11] De même chez Paul Valéry. Nous renvoyons de nouveau ici à la contribution de Gérald Sfez.

[12] Traité 31 (V, 8), De la beauté intelligible, ch. 2, l. 9-10. L’adjectif perimachètos utilisé par Isocrate, est ici réemployé par Plotin.

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