Lise Forment
Été 2017
Du sens et des zigzags : la « ligne » de Transitions
Année après année, Transitions a défini ses lieux, sa « topique », ou plutôt ses espaces de respiration : il s’agissait – et il s’agit toujours – de redonner un certain « souffle », sans mysticisme aucun, à nos usages de la littérature. La scène de discussion, civile et agonistique, qu’a fondée Hélène Merlin-Kajman, perdure sous sa forme dédoublée de site-revue et séminaire, et se déplace pour notre plus grand plaisir de livre en livre, de colloques en tables rondes, de rencontres réelles en réseaux virtuels (le mouvement a maintenant sa page Facebook : « Transitions – revue de création et de recherche »). Les préoccupations qui nous relient sont désormais bien connues, qu’elles soient partagées ou débattues : le partage transitionnel des textes littéraires n’implique pas le consensus, y compris dans nos rangs... Nous nous tenons à inégale distance de la foi en un absolu littéraire et des discours apocalyptiques sur sa fin annoncée, nous cherchons à promouvoir, à relancer ou en inventer des formes de réflexion et de création qui mettent en leur centre, diversement, un même désir : le partage de textes propres à « met[tre] en contact, pour un bienfait commun, des subjectivités ouvertes, prêtes à se transformer quoique de façon imprévisible ». À nous et à vous, passeurs de littérature, enseignants ou simples parents, lecteurs à haute voix, amis dialoguant à la faveur d’un soir d’été, de trouver des modes de transmission qui favorisent cette « jonction entre l’intimité dans ce qu’elle a d’inviolable et l’horizon du commun[1] »…
Pour ce qui nous concerne, nous n’avons pas de corpus ni de méthode, mais une intention, une impulsion. Et c’est sans doute « suffisamment bon », éthiquement et politiquement. — Ce n’est pas ainsi, me direz-vous, qu’on fait école, scientifiquement ou esthétiquement ! — Mais tout de même, un mouvement se dessine, une ligne se trace, que nos lecteurs peuvent suivre sur notre site, de la rubrique de théorie (« Intensités ») à la rubrique de création (« Juste »), en passant par la rubrique « Enseignements » ou par les comptes rendus de nos séances de séminaire, tables rondes et colloques. D’une rubrique à l’autre il y a des vases communicants – et des confusions possibles ! –, car vous l’aurez compris, il s’agit de tout tenir ensemble : recherche et enseignement et création.
Ce mois-ci, deux dossiers nouveaux sont venus étoffer notre rubrique « Intensités », dans laquelle des chercheurs se risquent à un type de parole et d’engagement dépassant largement les frontières de leur spécialité. Le dossier « littérature et trauma » pensé par Hélène Merlin-Kajman s’est ouvert à partir d’une première table ronde sur le sujet et se poursuivra l’année prochaine par la publication de textes inédits (en plus de ceux de Marciane Blévis et Gaspard Turin déjà disponibles), par la mise en ligne des interventions du 17 juin et par l’organisation d’un grand colloque. La perspective adoptée consiste moins à explorer une thématique récurrente dans la production littéraire contemporaine qu’à mettre en question nos usages des termes eux-mêmes (« trauma », « traumatisme », « traumatique »), en circonscrivant l’extension que nous leur donnons, en pensant l’articulation complexe dont ils font l’objet entre des applications psychiques et biologiques, historiques et anthropologiques, individuelles et collectives, et en précisant, dans chacun des cas, la fonction symbolique que nous accordons aux textes littéraires pour représenter (?), déplacer (?), apaiser (?) ces traumas ou ces traumatismes.
C’est pareillement assez loin d’habituelles considérations purement thématiques qu’est né l’année passée le projet d’un autre dossier sur le rapport « Religieux/Littéraire ». Mathilde Faugère et Tiphaine Pocquet ont réuni pour quelques séances de discussion plusieurs chercheurs et enseignants, d’âge et d’horizon théorique divers. Cinq d’entre eux ont participé à la conception d’un numéro spécial sur le sujet : Patrick Goujon nous a accordé un entretien, Aurélie Leclercq, Servane L’Hopital, Hélène Merlin-Kajman et Mickaël Ribreau nous ont chacun livré un article. L’acuité prise par la question religieuse dans notre actualité n’a pas été occultée par les auteurs – bien au contraire –, mais tous semblent refuser de placer leur réflexion (et leurs lecteurs) dans la frontalité du « strictement devant » : « comment alors lire et partager les textes littéraires sans masquer ni survaloriser leur rapport au religieux ? », demandent les directrices du dossier dans leur propre contribution. Les textes publiés proposent une série de réponses singulières que nous soumettons aujourd’hui au débat et dont nous discuterons collectivement à la rentrée prochaine, dans le cadre du séminaire (vous serez bien évidemment conviés à cette rencontre automnale).
Comment lire et faire lire de manière « transitionnelle » des textes dits « littéraires », et ce quelles que soient les intentions des auteurs ? La question est au centre de notre rubrique « Enseignements » – je vous le disais : les vases communicants sont nombreux sur le site et dans notre réflexion ! Virginie Huguenin avait lancé l’année 2017 par une séquence destinée à une classe de Sixième et centrée sur des Fables de La Fontaine, de Raymond Queneau et de Jean-Luc Moreau. Elle la clôt avec une série de séances concoctées pour des élèves de Cinquième et reprenant ce même objet littéraire (cette fois-ci, les fables de La Fontaine et d’Ésope rencontrent le Roman de Renart et les tropes d’Helio Milner publiés sur le site de Transitions). Dans les deux cas, et selon les objectifs pédagogiques propres à chaque niveau, il s’agit de réfléchir avec les élèves à ce que les textes nous font (ou ne nous font pas/plus), de leur faire percevoir les délicats rapports qu’on peut établir entre littérature et civilité, entre littérarité et exemplarité.
En ce sens, la pratique pédagogique de Virginie Huguenin rejoint l’une des formes courtes que nous pratiquons régulièrement : la Saynète, qui commente un court texte mettant en scène un lien social (civil, amical – dernièrement chez Boris Verberk commentant Gide –, amoureux – avec Brice Tabeling lisant La Dame aux camélias –, politique – pour Benoît Autiquet s’identifiant à Vallès-Vingtras). Le genre joue le jeu du Je, de l’identification ou de l’appropriation. L’Exergue, dont le format a servi de modèle à celui de la Saynète, est plutôt le genre du Nous : c’est là que nous continuons d’explorer, théoriquement, la notion de transition, ses différentes incarnations, ses bornes et ses limites, ses concepts affiliés ou antonymes. En juin, l’exergue de David Kajman sur un poème de Paul Éluard a dévoilé l’exemple auquel son texte précédent avait fait allusion : « il y a des fois où je lis des livres et où j’ai le sentiment qu’en quelques pages, tout est dit », annonçait-il ; son commentaire (ou plutôt son teasing) a porté la notion de transition à sa limite, du côté d’une pure performativité, alors que l’exergue suivant, consacré à une phrase de Pascal Michon sur Henri Meschonnic est revenu en son centre, celui de la « transsubjectivité ». Tandis que le texte de David relatait une sorte de « coup de foudre » avec Eluard, Hélène Merlin-Kajman raconte sa rencontre manquée avec Meschonnic, et montre comment le concept de transition peut se soutenir de l’idée de rythme. La troisième forme courte, celle de tous les sens et de tous les zigzags, s’est enrichie chaque semaine d’une ou plusieurs définitions. L’Abécédaire compte désormais deux « Sens » (de Brice Tabeling et Sylvie Cadinot) et trois « Topiques » (de Jules Brown, Gilbert Cabasso et Hélène Merlin-Kajman), un « Souffle » (Sarah Nancy), un « Tourment » (Benoît Autiquet), un « Xénophobe » (Sarah Beytelmann) et des Zig et des zag (Mathilde Faugère) : étymologies grecques, jeux sur le signifiant, interrogations politiques et philosophiques, l’Abécédaire observe notre langue et raconte le monde, nos mondes – ceux dans lesquels nous vivons.
Avant de vous quitter, un dernier mot et un dernier projet : celui d’une ultime livraison en juillet ! Pour vous aider à attendre septembre et le retour de nos poètes, artistes et fabulistes récurrents (Sebastian D. Amigorena, Henri Ekman, Coline Fournout, Helio Milner et Mary Shaw), Transitions vous offrira la semaine prochaine un nouveau chapitre de son roman-feuilleton, les Chats perdus de Barbara Kadabra : si vous avez manqué les aventures de Furio Rosso, Adélie Brancart et Malik Fall, de Sarah Madamet et Anselme Frey, de Lydie et Rosalie, de Sacha et ses ami.e.s, lancez-vous donc dans la lecture des épisodes précédents : le suspense est haletant, les personnages peupleront votre été…
Bonne lecture !
[1] H. Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, coll. « NRF essais », Éditions Gallimard, 2016, p. 271-272.