Inédit

La tendresse, une réponse clinique au traumatisme

 

 

 

Préambule

 

Les 13, 14 et 15 décembre 2018 s’est tenu un colloque international sous l’égide de Transitions consacré à « Littérature et trauma ». Il a rassemblé trente-six communiquants réunis en sessions, elles-mêmes réunies en journées. Marie-Pascale Chevance-Bertin est intervenue lors de la première journée, celle du 13 décembre au matin, consacrée à « Un champ émotionnel en débat », lors de la session « Qui est là ? ».

En s’appuyant sur le cas-limite des enfants volés pendant la dictature argentine, « sujet[s] mort-né[s] faute d’une place généalogique juste », Marie-Pascale Chevance-Bertin fait autant résonner la question du côté du psychanalyste que du côté du patient dont l’« expérience traumatique » a été « infligée délibérément » : « Notre regard/écoute avec considération et empathie restaure le registre de la tendresse structurante qui a fait défaut dans les situations traumatiques dans lesquelles le sujet soit en a été privé, soit en a été arraché. »

H. M-K et T. P.

 

Marie-Pascale Chevance-Bertin est psychanalyste. Elle a longtemps vécu en Argentine où elle s’est formée aux théories de groupe avec Enrique Pichon Rivière et au psychodrame avec Eduardo Pavlovsky. Elle est membre fondatrice du C.I.R, Centro Internacional de investigación en psicolología social y grupal, de La Comisión de Defensa de los Niños de America Latina ; collaboratrice de l’Association des Grands-Mères de la Place de Mai ; membre fondatrice du Groupe de théâtre populaire Octubre en Argentine ; Ex-vice-Présidente du Collège de Psychanalystes.

 

 

 

 

 

La tendresse, une réponse clinique au traumatisme

 

 

Marie-Pascale Chevance-Bertin

02/03/2019

 

 

Je souhaite vous parler d’une situation particulière qui s’inscrit dans les années 70 en Argentine, pendant la dictature militaire.

À cette époque sinistre, les militaires argentins avaient organisé un dispositif qui permettait le vol d’enfants de militantes prisonnières dans des prisons et des camps de torture clandestins.

Les prisonnières enceintes accouchaient dans des conditions inhumaines, leur bébé leur était arraché, elles étaient assassinées. D’autres enfants en bas âge étaient kidnappés lors de l’arrestation de leurs parents.

Les enfants volés, adoptés illégalement, étaient inscrits sous de faux noms, avaient une fausse date de naissance et étaient élevés dans le mensonge dans des familles complices du meurtre de leurs parents.

 

J’ai collaboré depuis les années 80 avec l’associations des Grands-Mères de la Place de Mai qui ont tout mis en œuvre pour retrouver leurs petits-enfants. Aujourd’hui, sur 500 enfants disparus, 148 ont été retrouvés dont le dernier il y a quelques semaines.

Ces enfants ont été brutalement arrachés à la tendresse de leurs parents, tendresse qui est une instance psychique fondatrice de la condition humaine, une instance éthique qui renonce à l’appropriation du sujet en devenir pour lui permettre son autonomie.

 

Quelles sont ses caractéristiques ?

L’empathie qui garantit les soins nécessaires à la vie du petit enfant et le regard de considération porteur d’un intérêt aimant pour celui que l’on considère comme un sujet en devenir, différent de soi. C’est le contraire de l’appropriation.

L’enfant acquiert ainsi, par le processus de la tendresse, un sentiment confiant dans un monde attentif à la satisfaction de ses besoins. Il aura confiance en ses propres capacités de demander et d’obtenir ce qui lui est nécessaire pour vivre. Et ce qui est très important à mon sens, c’est que l’enfant pourra se structurer ainsi dans la différenciation de ce qui fait mal, de ce qui est injuste, et dont nous pouvons souffrir ou que nous pouvons infliger.

 

Dans le cas des enfants volés, ce processus d’autonomie et d’organisation des bases constitutives de l’éthique est mis en échec. Les enfants sont soumis au mensonge, à la dissimulation, à l’appropriation. Les parents voleurs ne se sont appropriés ces enfants que pour leur jouissance propre. Il n’y a pas de frein à la pulsion qui est garantie par la tendresse.

Cet enfant que nous n’arrivons pas à voir comme tel, tant sa place généalogique est difficile à situer, qui est condamné à rester objet car sujet mort-né faute d’une place généalogique juste, ne vient-il pas occuper une place d’objet fétiche et par là-même sceller l’union de ceux qui l’ont volé ?

Ce geste de s’approprier cet enfant ne vient-il pas prendre place dans une problématique perverse de défi ? Je donne la mort, sûr de mon impunité, et lance le défi le plus osé, me faire père ou mère du fils de celui ou celle que j’ai assassiné(e).

Le pervers ne méconnait pas la loi, bien au contraire ; la transgression et le défi le réassurent en permanence sur son existence et maintiennent sa jouissance à pouvoir « jouer avec ». Jouissance majeure dans le vol d’enfant qui ne s’arrête pas à la falsification de l’acte de naissance et permet d’entretenir quotidiennement dans toutes les relations, à commencer par celle de l’enfant, un rapport mensonger qui maintient la loi à distance mais omniprésente et menaçante. La complicité perverse est scellée, perpétuellement relancée par la présence de l’enfant qui fait figure de mémoire, de ré- actualisation permanente de l’acte commis. Relance de la jouissance, de la maîtrise absolue, meurtre des parents, possession de l’enfant-objet, défi à la société flouée et mise en échec dans ses lois.

On voit bien ici la mise en échec du processus de tendresse qui inscrit l’enfant dans l’histoire de l’humanité en lui permettant d’acquérir l’humanisation. Il n’y a pas de regard de considération porté sur la faiblesse infantile lorsque le crime, le mensonge, et l’appropriation annulent le processus de tendresse de la famille assassinée.

Comme nous le disait Marcianne Blévis l’année dernière, « le traumatique du trauma est l’impossibilité de penser le trauma au moment où il se produit et le fait de se trouver sans recours face à l’insensé ». Cette situation est insensée et le politique et le social en temps de dictature permettent le non-recours et l’impunité.

Nous avons peu de temps, venons-en à notre possible réponse clinique face à cet immense traumatisme. Cette réponse s’adresse à toutes les victimes de la dictature, enfants volés, familles de disparus, sujets ayant subi la prison et la torture.

La pratique psychanalytique n’est pas hors social, n’est pas hors histoire. Dans les cas dont je parle, les crimes ont été perpétués pour des raisons politiques. Rien ne me permet de dire que l’on peut dégager des concepts ou construire une problématique spécifique à ces cas extrêmes. En revanche, ils permettent de mettre en lumière un cas typique où la responsabilité de l’analyste se révèle dans toute son autonomie par rapport à l’exercice de la psychanalyse. Lorsque l’on travaille avec des patients qui ont vécu des situations traumatiques graves, on peut être enclin, plus que jamais, à un soin réparateur : il est nécessaire que nous l’ayons suffisamment analysé pour avoir un zèle thérapeutique, mais nous en méfier.

Nous offrons un cadre et notre écoute se fonde sur une abstinence active. Nous assurons la direction de la cure, sans direction. Cette abstinence nous fait différer nos propres émotions et actes, pour donner un lieu à l’autre. Nous écoutons, nous pensons, nous parlons. Nous sommes dans ce que j’appellerais un lien engagé. Ce lien implique une attitude éthique non neutre face à la souffrance du patient et suppose la compréhension que sa souffrance est le résultat d’une expérience traumatique infligée délibérément. En reprenant ce que dit Marcianne Blévis, il s’agit de partager cet insensé dans des conditions de considération qui ne sont pas celles du sans-recours.

Les émotions de haine, d’amour, de tristesse, de destruction sont acceptées non seulement comme faisant partie de la relation analyste/analysant mais comme un lien entre deux humains. C’est dans ce contexte que les dimensions d’horreur de la réalité, socialement niées, peuvent être reconstruites. C’est en montrant que je peux contenir cette réalité, la parler et ne pas la nier, que les faits redeviennent partie d’un contexte social et peuvent récupérer leur existence et leur réalité en tant que telles. Dans l’espace thérapeutique, dans la relation transférentielle, si la répression dont a souffert le patient peut ne pas rester un fait privé, mais être restituée dans un contexte social et collectif, ce passage permet qu’apparaisse une véritable expérience personnelle et privée. C’est à partir de là, et seulement à partir de là, qu’une cure devient possible. Pouvoir différencier en moi l’expérience du patient et la résonnance avec mes propres expériences et différencier chez le patient entre ses expériences précoces et la réalité traumatique.

 

Notre regard/écoute avec considération et empathie restaure le registre de la tendresse structurante qui a fait défaut dans les situations traumatiques dans lesquelles le sujet soit en a été privé, soit en a été arraché. Ce regard/écoute est la condition fondamentale pour que le sujet prenne pied ou reprenne pied dans la possibilité d’intégrer de bons objets internes, qui lui donneront, redonneront le lien avec lui-même dont il a été brutalement et durablement privé.

 

Ronald Laing parlait d’insécurité ontologique où le temps présent n’apparait pas comme un continuum avec un lendemain possible dont les indices d’aujourd’hui permettent d’imaginer et de construire un futur. Ce que l’on n’a pas eu en son moment renforce le sentiment que nous ne l’aurons pas.

Séance après séance, retissons ce continuum bienveillant qui peut transformer l’angoisse de mort en histoire et projet de vie.

Refabriquons de la mémoire, ré-inscrivons ce qui a eu lieu, refaisons le chemin à l’envers, redonnons au temps sa signification, ne nous soumettons pas au temps suspendu et à la vie mise entre parenthèses.

Nous permettrons ainsi la recirculation du désir interrompu dans la trame mortifère du déni.

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