Le Contresens  n° 1

 

Préambule           

De Barthes et de son opuscule Critique et vérité au déconstructionnisme de Paul de Man en passant par Hayden White et les multiples émules du linguistic turn, depuis les années 1960 et 1970 les études littéraires ont pour partie d’entre elles déclaré que la vérité n’était pas leur affaire, pas plus que le réel n’était celle de la littérature. Qu’il s’agisse d’une vérité référentielle, vérité que le texte véhiculerait, ou d’une possible vérité de l’interprétation, le mot de la fin risque bien de revenir alors à une forme de relativisme ou de scepticisme quant aux textes et aux lectures qui en sont faites. Carlo Ginzburg, dont la réflexion fournit ici le point de départ à celle d’Hélène Merlin-Kajman, nous fait entrevoir les conséquences que peut avoir un tel scepticisme lorsqu’il s’agit de textes ayant un caractère historique, conception bien à même de fourbir les armes du négationnisme.

Le contresens est-il, pour les études littéraires, l’équivalent de la preuve en histoire ? Telle est la question que se pose Hélène Merlin-Kajman dans l’article qui ouvre notre nouveau thème : « Le contresens ». Par le détour d’une convocation du cas limite de Robert Faurisson, négationniste auteur d’une lecture des « Voyelles » de Rimbaud, Hélène Merlin-Kajman esquisse la possibilité d’un critère de jugement qui, ethos plus que seul pathos, ne se plierait ni à la pure subjectivité ni à une objectivité galvaudée ou réductrice. Une voie qui saurait concilier peut-être une intimité de la lecture, une liberté d’interprétation et une communauté de lecteurs. 

M. E.

 

 

 

« Ce qui cloche » 

Hélène Merlin-Kajman 

07/01/2012 

 

« Histoire, rhétorique, preuve : dans cette séquence de termes, le moins évident, de nos jours, est le dernier ».[1]

Ainsi s’ouvre le livre de Carlo Ginzburg intitulé Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve. L’historien a souvent exposé la raison de son intérêt pour l’articulation de ces trois termes. Contre une tendance de la postmodernité à réduire la rhétorique à un art des figures destinées à persuader, c’est-à-dire à séduire ou à manipuler plus qu’à convaincre, il rappelle l’importance de la catégorie de la preuve dans la Rhétorique d’Aristote. Loin de penser, comme on l’affirme généralement à partir de quelques phrases de la Poétique, qu’Aristote avait rejeté l’histoire, Carlo Ginzburg montre au contraire son intérêt pour la recherche des antiquaires et va jusqu’à affirmer qu’on peut trouver chez lui « la trace d’une ars historica cachée »[2]. Ceci place l’histoire dans le sillage de la rhétorique judiciaire, et rapproche le travail des juges et des historiens :

Le métier des uns et des autres se fonde sur la possibilité de prouver, en fonction de règles déterminées, que x a fait y; x pouvant désigner indifféremment le protagoniste, éventuellement anonyme, d’un événement historique ou le sujet impliqué dans une procédure pénale; et y une action quelconque. [3]

           

  Mais il ne s’agit pas seulement des juges et des historiens. « [L]a recherche de la vérité est encore le devoir fondamental de tout chercheur, historiens compris »[4], affirme Carlo Ginzburg. La phrase vise en particulier la recherche « littéraire », et Carlo Ginzburg rappelle à cet égard l’importance de la philologie, discipline instaurée précisément par un héros de la vérité au milieu du XVe siècle, Lorenzo Valla. La Donation de Constantin, « oeuvre pionnière de la méthode critique moderne »[5], se présente pourtant à maints égards comme un discours oratoire mobilisant les armes de la fiction et de l’agitation des passions. Mais dans sa préface à la traduction française du texte de Valla, Carlo Ginzburg souligne la cohérence de la culture rhétorique de l’humaniste italien qui, pour démontrer que « la donation d’une bonne part des possessions impériales que Constantin aurait faite au pape Sylvestre n’est en rien plausible » et que « le document sur lequel se fonde la donation (le prétendu Décret de Constantin) est un faux » [6], mobilise toutes les sortes de preuves, techniques et extra-techniques, répertoriées par Aristote ou Quintilien. Aux arguments juridiques et moraux, il ajoute plus précisément des arguments philologiques. Car comme le rappelle Jean-Baptiste Giard, l’éditeur de la traduction française, Valla est un « fin latiniste » qui « n’a pas de mal à dénoncer les tournures barbares, les contresens et les faux-sens de cette prétendue donation. »[7]

Le contresens, arme de la philologie naissante, constituerait donc, de ce point de vue, la voie d’accès de la recherche littéraire à la vérité.

Comme il le rappelle dans la préface de son dernier livre traduit en français, Le Fil et les traces. Vrai faux fictif [8], la question de la preuve n’est pas d’emblée apparue à Carlo Ginzburg comme un enjeu majeur de la discipline historique en particulier et de la recherche en général. Dans un texte célèbre de Mythes Emblèmes Traces. Morphologie et histoire [9], il menait plutôt un combat contre le positivisme et sa propre conception de la preuve : la preuve comme ce que l’on tient là, directement, dans des documents transparents. Ceci barrait à l’histoire un mode d’investigation plus hypothétique, lui barrait l’accès à des documents plus incertains, disparates, voire faux. Or, selon Ginzburg, l’histoire n’est pas une science galiléenne mais arrive à la connaissance du passé par une voie « indirecte, indiciaire, et conjecturale ». Analogue à la technique de Sherlock Holmes, de Freud ou du critique d’art Morelli, les conjectures de l’historien traquent la réalité en portant attention à des détails – à des traces. La connaissance historique, interprétation et décryptage, se définit alors comme une espèce de la lecture ; et l’historien devient, au même titre que le médecin ou le devin, un lointain héritier du chasseur préhistorique qui, habitué à lire les empreintes laissées au sol par les animaux, a dû aussi être le premier à raconter une histoire, celle qui enchaînait dans un rapport de cause à conséquence ce qu’il avait de la sorte observé et conclu.

Dans cette perspective, il n’y a pas lieu de récuser la vieille proximité entre l’histoire et la littérature, non seulement parce que l’histoire raconte et doit inventer un mode de récit approprié à la connaissance qu’elle vise, mais surtout parce que la littérature entretient au réel un rapport original qui lui confère une sorte de privilège cognitif que l’historien aurait tort de ne pas investir : parce que « les procédés narratifs sont comme des champs magnétiques », ils doivent « provoque[r] des questions et attire[r] de possibles documents » [10], permettant ainsi à l’historien de « construire la vérité sur des fables, l’histoire vraie sur l’histoire fictive »[11]. La « littérature » – ses oeuvres, mais aussi, de la philologie à l’herméneutique ou d’Auerbach à Propp, certaines des méthodes critiques – montre qu’il est licite à l’historien d’entrer dans la zone trouble où le réel se cache derrière des signes évanescents. L’historien selon Ginzburg est alors celui qui, face à un discours – texte littéraire ou encore, par exemple, aveux d’accusés de sorcellerie –, ne se contente pas de décrire son économie ni d’élucider sa signification, ce qui est en propre la tâche de la recherche « littéraire », mais restitue à une forme, un style, voire un silence ou un blanc typographique, le réel passé, fût-il seulement probable, dont ce discours est la trace, quand bien même cette trace se tiendrait hors du jeu transparent de ses signifiés.

Pourquoi, dès lors, avoir été amené à insister sur la nécessité de la preuve en histoire ? C’est, explique Carlo Ginzburg, qu’à partir des années 1970, s’est développé un courant de pensée qui a également rapproché l’histoire et la littérature, mais cette fois-ci au détriment du réel. Associé aux noms de Roland Barthes et d'Hayden White, le linguistic turn a jeté la suspicion sur la fiabilité représentationnelle du langage et, de là, sur l’aptitude de l’histoire à connaître le réel passé en postulant que « [l]'historiographie et la rhétorique ont pour fin commune, non la vérité, mais l'efficacité » :

toutes deux cherchent à convaincre ; comme un roman, une œuvre d'historien crée un monde textuel autonome, dont la relation avec une réalité extra-linguistique ne peut être démontrée ; dans la mesure où ils partagent une même dimension rhétorique, textes historiques et textes fictionnels sont auto-référentiels. [12]

           

Dans la perspective du linguistic turn, comme le rappelle Carlo Ginzburg, le langage n’a donc aucune fonction cognitive. Il n'a pour fonction, rhétorique, que d’accréditer un réel extra-linguistique, c’est-à-dire d'en fabriquer un simulacre ontologique. Appuyée sur de telles prémisses, qu'ailleurs Carlo Ginzburg appelle encore antiréférentielles, l'analyse historique, lorsqu’elle se confronte aux textes du passé, ne cherche plus à vérifier la vérité factuelle qu'ils rapportent ou dont ils témoignent, mais se désintéresse de leur référent apparent, réputé illusoire, pur mirage linguistique, pour se porter sur les modalités par lesquelles un texte donné parvient par exemple à produire ce que Barthes appelait l'effet de réel, et pour se demander à quelles fins répondent de telles représentations, qui ne représentent donc rien d’autre que les intérêts et les schèmes de pensée de leurs producteurs. L’historien tend alors, nous dit Ginzburg, « à examiner la source historique exclusivement en tant que source d’elle-même (de la façon dont elle a été construite) et non de ce dont elle parle » :

En d’autres termes, on analyse les sources (écrites, iconographiques, etc.) en tant que témoignages de « représentations » sociales mais, en même temps, on refuse comme une impardonnable naïveté positiviste, la possibilité d’analyser les rapports entre ces témoignages et les réalités qu’ils désignent ou représentent. [13]

Or, ce néo-pyrrhonisme ne mériterait pas qu’on s’y attarde s’il ne présentait pas un danger, que Carlo Ginzburg a évoqué à plusieurs reprises : celui de fournir une garantie épistémologique au négationnisme. Les tenants du relativisme postmoderne ne se contentent en effet pas de considérer les documents avec suspicion. Mais ils tirent de cette suspicion une conséquence symétrique : l’histoire, qui prétend atteindre la vérité dans un récit reconstituant les événements du passé, n’est elle-même qu’un genre littéraire mobilisant, comme le roman, l’aptitude du langage à construire des illusions référentielles.

Dans un chapitre du Fil et les traces, Ginzburg se penche plus particulièrement sur le commentaire, par Hayden White, d’un texte de Pierre Vidal-Naquet, « Un Eichmann de papier ». L’historien de la Grèce antique y récusait notamment la traduction et l’interprétation avancées par Robert Faurisson à propos du journal d’un médecin SS du camp d’Auschwitz, Johann Paul Kremer :

Sur le plan qui lui est cher, celui de l’exactitude philologique, de la traduction correcte, l’interprétation de Faurisson est un contresens ; sur le plan de la morale intellectuelle et de la probité scientifique, c’est un faux. [14]

Carlo Ginzburg évoque l’embarras d’Hayden White face aux preuves positives avancées par Vidal-Naquet, qui l’amènent à déplacer le point névralgique de la discussion. Soulignant que « [l]a distinction entre un mensonge, ou une erreur, et une interprétation erronée peut être plus difficile à tracer lorsque nous avons à faire à des événements historiques moins largement documentés que l’Holocauste »[15], Hayden White maintient que le récit historique ne se définit pas principalement comme un récit de vérité, et conteste le jugement de contre-vérité porté aussi par Vidal-Naquet à l’égard de l’interprétation sioniste de l’Holocauste. Hayden White avance en effet que, dans la mesure où cette interprétation ne transforme pas profondément la réalité du massacre, elle est valide parce que nécessaire à la sécurité et même à l’existence d’Israël ; et il en va de même pour la version que les Palestiniens donnent de leur propre histoire. On tiendrait de la sorte un critère de différenciation entre la littérature et l’histoire qui ne doit rien au critère de la vérité : contrairement à la fiction littéraire, l’histoire, selon Hayden White, configure la représentation qu’une société se fait de son passé, délivrant ainsi, avec les armes de la vraisemblance et de la persuasion, des sortes de vérités acceptables et même nécessaires à sa conscience de soi. « Nous pouvons conclure que s’il arrivait que le récit de Faurisson devienne efficace, White n’hésiterait pas à le considérer comme vrai »[16], écrit ironiquement Carlo Ginzburg.

Dans Rapports de force, il s’est également penché sur le cas étrange de Paul de Man, mort en 1983, professeur aux Etats-Unis pendant plus de trente ans et chef de file de l’école déconstructionniste. Carlo Ginzburg souligne l’importance prise, pour Paul de Man, par l’essai de Nietzsche intitulé Sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral dont l’historien montre la place cruciale pour les thèses sceptiques et cite un passage clef :

Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines qui ont été rehaussées, transposées et ornées par la poésie et la rhétorique, et qui, après un long usage, apparaissent établies, canoniques et contraignantes aux yeux d’un peuple. [17]

La proximité entre ce passage et les positions d’Hayden White est criante. Le déconstructionnisme de Paul de Man postule de même que l'« autorité du langage » ne repose pas « sur son adéquation à son référent ou sens extralinguistique » mais « sur les ressources extralinguistiques des figures » ; et Ginzburg rapporte alors une anecdote :

Une fois, la parole toujours courtoise (courtoisement tranchante) de de Man se fit soudain stridente : Hugo Friedrich avait parlé de la « perte de la représentation » dans la poésie lyrique moderne, à quoi de Man répliquera que c’était là interpréter « cette tendance d’une manière fruste, extrinsèque et pseudo-historique, comme une simple fuite devant la réalité qui, à partir du XIXe siècle, serait progressivement devenue de plus en plus désagréable » [18].

« Friedrich avait touché un nerf à vif », commente Ginzburg. Quelques années après sa mort, en effet, il a été révélé que Paul de Man avait écrit des articles de critique littéraire, dont certains ouvertement antisémites, pour un journal collaborationniste belge entre 1940 et 1942. Jamais durant sa vie Paul de Man n’avait fait la moindre allusion à cet engagement. « Mais qu’est-ce que tout cela prouve ? Que l’intelligence critique peut se nourrir de la honte, de la peur d’être découvert ? » s’interroge Ginzburg avant de conclure : « Les sentiments de de Man ne sont pas mon affaire, mais ses arguments antiréférentiels le sont »[19].

Laissons nous aussi de côté l’interrogation sur les sentiments de Paul de Man, même si l’on peut penser que la honte n’était pas forcément le seul ressort subjectif de ses positions - on pourrait imaginer par exemple une sorte de sentiment d'absence, ou décalage, rétrospectif et définitif. Ceci mériterait un autre développement ; on peut toutefois citer ce passage d’Allégories de la lecture, ici éclairant :

Seul l'artiste qui peut concevoir le monde entier comme apparence est capable de le contempler sans désir : son affranchissement des contraintes de la vérité référentielle - ce que Barthes a récemment nommé la « libération du signifiant » - lui procure un sentiment de libération et une sensation de légèreté. [20]

La littérature affranchit « des contraintes de la vérité référentielle » : on peut penser que de Man ne porte pas ici un jugement sur la nécessité, ailleurs, de cette « vérité référentielle » et de ses contraintes (par exemple, pour l’historien), mais qu’il définit un séjour ou un abri. Ce serait cependant là une sorte de truisme – qui a jamais nié les pouvoirs de la fiction ? – si de Man n’appuyait pas cette perspective sur la mise en lumière d’un processus constamment ironique à l’intérieur du texte littéraire qui le dérobe à la positivité du sens et, de là, de l’interprétation, qui n’est à ses yeux, en fait, « rien d’autre que la possibilité de se tromper »[21]. Pour Paul de Man, « un texte affirme et nie en même temps l’autorité de son propre mode rhétorique »[22]; ou encore, est « littéraire, au sens plein du terme, tout texte qui implicitement ou explicitement signifie son propre mode rhétorique et préfigure sa propre mésinterprétation comme corrélat de sa nature rhétorique, de sa “rhétoricité” »[23].

Cette dernière définition se trouve dans un article intitulé « Rhétorique de la cécité » et consacré à « la lecture critique de la lecture critique » que Derrida a faite de l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau dans De la grammatologie. Pour simplifier à l’extrême le propos très sophistiqué de de Man, on dira qu’il reproche à Derrida de ne pas être allé jusqu’au bout de la pensée de Rousseau et de lui avoir imputé une fidélité à la métaphysique de la présence en réalité à la fois affirmée et retournée par Rousseau :

La phrase fameuse de Rousseau : « commençons donc par écarter tous les faits... » ne peut jamais être prise trop radicalement et s’étend au mode de langage utilisé tout au long des deux textes [Le Discours sur l’origine de l’inégalité et l’Essai sur l’origine des langues]. Ils ne « représentent » pas un événement qui serait successif, mais sont la projection mélodique, musicale et successive d’un seul instant de contradiction radicale – le présent – sur l’axe temporel d’un récit diachronique. Le seul point où ils touchent une réalité empirique est celui où ils rejettent ensemble tout présent comme parfaitement intolérable et dénué de sens. [24] 

Au-delà de Rousseau et de Derrida, la leçon vaut pour la relation que la lecture critique entretient à l’oeuvre littéraire :

L’existence d’une tradition qui regorge d’aberrations de lecture, pour les auteurs qu’on peut à bon droit appeler les plus lucides, n’est donc pas un accident, mais une part constituante de toute littérature, le fondement, en fait, de l’histoire littéraire. [25]

 On le voit, en un certain sens, la catégorie du contresens n’est pas absolument récusée : mais elle ne joue plus par opposition à la vérité. Ou plutôt, avec cette perspective, les « aberrations de lecture » ne peuvent plus être prises simplement pour des contresens, mais pour les effets nécessaires de zones de cécité qui appartiennent soit au texte littéraire lui-même, soit aux critiques inévitablement aspirés dans ce mouvement.

En somme, en s’offrant à l’interprétation, le texte littéraire a pour destin de s’offrir à la mésinterprétation. Cette thèse peut-elle fournir un fondement épistémologique au négationnisme ? Devons-nous l’exclure de nos réflexions de littéraires à ce titre ?

Paul de Man n’a jamais professé la moindre thèse négationniste. En revanche, nous avons vu apparaître plus haut le nom de Robert Faurisson. Afin de mieux démonter ses arguments, Vidal-Naquet rappelait « une règle exégétique posée par R. Faurisson. Celui-ci l’a formulée, à propos de textes littéraires, de plusieurs façons. Voici une des plus anciennes : “ Pour ne pas chercher un sens et un seul à ce qu’on dit, qu’il s’agisse de prose ou de poésie, de haute ou de basse littérature, il faudrait de graves raisons qu’on n’a pas encore découvertes” ; et, plus lapidairement : “Il faut chercher la lettre avant de chercher l’esprit. Les textes n’ont qu’un sens ou bien il n’y en a pas du tout”. » Et Vidal-Naquet ajoute :

S’agissant de la poésie, dont Faurisson est, par profession, interprète, ce principe est d’une absurdité palpable : la poésie joue toujours sur la polysémie ; mais cette règle a sa valeur s’il s’agit d’un langage direct du genre : je vais acheter une baguette de pain. [26]

  C’est parce que « [l]e Journal de Kremer appartient incontestablement à cette dernière catégorie » que Vidal-Naquet peut démontrer que l’interprétation de Faurisson est, d’un point de vue philologique, un contresens ; et un faux « sur le plan de la morale intellectuelle et de la probité scientifique ».

En mentionnant l’activité critique de Faurisson, Vidal-Naquet fait ici notamment allusion à son interprétation du sonnet de Rimbaud, « Les Voyelles », publiée en 1962. La lecture fit à l’époque grand bruit. Moquant en effet les interprétations mystiques chères à la critique rimbaldienne, Faurisson lisait dans ce poème à la fois la description et le dessin cryptés du corps féminin nu in coïtu, selon son expression, ce qui lui permettait d'entendre dans le dernier tercet consacré à la voyelle O, l'écho du cri orgastique et la couleur violette des yeux pris par l'extase érotique.

Dans un texte de 1989, « Les assassins de la mémoire », Vidal-Naquet revient sur Faurisson pour « montrer comment Faurisson, cet expert en littérature, travaille à déréaliser le discours. »[27] La phrase semble reposer sur une équivalence entre l’activité littéraire et la déréalisation du discours. Or, ce qui est saisissant quand on lit l’analyse de Faurisson, c’est à quel point elle se veut réaliste. Pour ne prendre qu’un exemple, le chapitre 13 s’intitule « Traduction prosaïque de “Voyelles” ». Concernant le premier tercet du sonnet :

U, cycles, vibrements divins des mers virides,

Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides

Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux;

on y apprend qu’en renversant le U, apparaît sous forme stylisée un dessin de chevelure ; et que si cette chevelure est dite « semée d’animaux », c’est parce que pour Rimbaud, comme chacun sait, les cheveux sont très normalement occupés par des poux [28].

Faurisson arrive à cette conclusion en se livrant à une enquête de type indiciaire, par rapprochement et confrontation de textes et par enquête philologique en particulier. Le critère du vrai et du faux n’a aucun caractère opératoire pour combattre cette lecture : il s’agit là d’une exégèse, opération interprétative parfaitement attestée dans l’histoire de la culture, même si en l’occurrence, elle présente cette caractéristique un peu étrange d’inverser le trajet allégorique usuel en ramenant symboles et métaphores à un sens littéral univoque : le poème renvoie selon Faurisson à un référent, et un seul, le corps d'une femme prise par l'orgasme.

En 1977, dans un texte où il part en guerre contre Barthes et la théorie de la polysémie des textes, il énonce le principe critique que citait Vidal-Naquet : « Tout texte n'a qu'un sens, ou bien il n'a pas de sens du tout ». Et de ce principe découle cette prescription étrange : « Devant tout texte, il faut passer à l’acte » [29]. La phrase résume assez bien l'espèce d'agressivité triomphale avec laquelle il présente ce qui se veut, finalement, moins une interprétation qu’une « élucidation ». Faurisson pense l’analyse d’un texte littéraire comme un combat, un acte violent de dégradation (cf. les poux dans la chevelure), de réduction, d’écrasement : écrasement du sens, et des adversaires désignés par le terme non moins étrange de « polysémistes », qui devient, sous sa plume, un terme proprement outrageant  : derrière sa haine des polysémistes s'entend sa haine des « sémites », du métissage, de la circulation des idées, des cultures, des personnes (polythéisme et polygamie)... On entrevoit la cohérence entre cette analyse fondée sur une telle haine et le négationnisme de Faurisson, lequel n’est donc absolument pas fondé sur un soupçon à l’égard de l’aptitude du langage à mener à une réalité extra-linguistique.

Pourtant, face à son analyse des « Voyelles », il n’est pas du tout certain que nous disposions de preuves analogues aux preuves historiques de l’existence des chambres à gaz et de la réalité de l’extermination des juifs et des tziganes par les Nazis.

Dans un texte paru au moment de la polémique avant d’être repris en 1969 dans Clefs pour l’imaginaire, le psychanalyste Octave Mannoni a parfaitement résumé les enjeux de cette rage critique. Tout en concédant à Faurisson que son interprétation pouvait apparaître comme une « tentative courageuse » aboutissant à « un enrichissement valable du sens, selon des méthodes correctes », il n’en relevait pas moins que sa démarche était intensément défensive, manifestant « une telle peur devant ce qu’il y a de plus proprement poétique dans la parole de Rimbaud, que quelques-unes des interprétations données pour les plus profondes peuvent apparaître des artifices pour refuser les textes. » Et il arrivait à cette conclusion : « Je ne crois pas qu’on puisse reprocher à M. Faurisson quelque chose comme d’avoir fait un contresens. Plutôt de ne s’être pas demandé ce que c’est que faire un sens. » [30]

C’est là que l’on touche peut-être à une sorte de preuve que l’on peut opposer à Faurisson : son analyse ne m’intéresse pas, ne fait pas sens pour moi, et même, blesse mon plaisir (c’est du reste manifestement son but, de blesser le plaisir de tous ceux dont il connaît les commentaires).

Or, le critère que j’avance ici n’est pas un critère purement subjectif, même s’il serait difficile de le dire « objectif ». Vidal-Naquet écrivait, à propos du principe d’univocité du sens énoncé par Faurisson : « S’agissant de la poésie, dont Faurisson est, par profession, interprète, ce principe est d’une absurdité palpable : la poésie joue toujours sur la polysémie ». « Absurdité palpable » :  il faut plutôt regarder du côté de cet autre genre de preuve avancée par Aristote dans sa Rhétorique, à savoir l'ethos - l'ethos, dans son rapport de contiguïté au pathos. L’ethos, c'est l'assise morale de l'orateur, et il n’existe que s’il est reconnu par les auditeurs, s’il règle les passions avec justesse. L’interprétation d’un texte ne consiste pas seulement dans l’élucidation du sens du texte, comme si ce sens se tenait en dehors de tout partage : mais dans sa relance éthique, pathétique, logique (on reconnaîtra les trois sortes de preuves d’Aristote).

Pour Carlo Ginzburg, on l’a vu, la recherche de la vérité est le devoir fondamental de tout chercheur. Il n’est pas du tout certain que cette proposition rende compte de la recherche littéraire. Les historiens ont en charge la connaissance du passé, parce qu’ils ont en charge ce qui, du réel, est indifférent au langage, obstinément, résiste au symbolique, les morts par exemple, figures privilégiées de l’« entêtement » de la réalité (« les faits sont têtus »). Qu’ils doivent se soucier de la preuve paraît peu douteux. Mais ce que nous montre l’exemple de Faurisson, c’est que le négationnisme n’est pas seulement une négation du réel : c’est aussi une négation de l’économie du sens, une volonté de destruction de son partage – du « consentir », comme dit Patrice Loraux, dans un texte très éclairant où il soutient que l’argument des historiens ne peut suffire contre les thèses négationnistes. Car celles-ci empruntent « les voies du grand Logos paradoxal » et des « sortilèges de la négation », ce qui « désaccorde la sensibilité et le logos ». De cette altération de l’affectivité commune, il faut se soucier non moins que de la connaissance rationnelle de la vérité, et se souvenir de ce qu’Aristote nous apprend contre les sophistes : « consentir, c’est, au bon moment, renoncer, d’un commun accord implicite, à la demande de preuve supplémentaire, à la faveur de quoi l’expérience est faite en commun qu’il y a des révélateurs, hors discussion, de l’existant ». [31]

C’est là, dans cet espace éthique et pathétique, qu’intervient la responsabilité des « littéraires » : à côté des historiens, ils ont en charge le sens – c’est-à-dire « ce qui cloche »[32]. L’expression, du linguiste marxiste Michel Pêcheux, désigne « l’existence d’une division du sujet, inscrite dans le symbolique »[33]. Il rappelait par là que l’équivoque de la langue, c’est-à-dire le fait que « tout énoncé est intrinsèquement susceptible de devenir autre que lui-même, de décoller discursivement de son sens pour dériver vers un autre », était une chance, car elle seule expliquait l’histoire – le devenir :

C’est parce qu’il y a de l’autre dans les sociétés et dans l’histoire, correspondant à cet autre propre au langagier discursif, qu’il peut y avoir lien, identification ou transfert, c’est-à-dire existence d’un rapport ouvrant la possibilité d’interpréter. [34] 

Ceci n’est pas une position déconstructionniste : le déconstructionnisme met en doute l’existence d’un partage du sens (« lien, identification ou transfert »), ou pense que le texte littéraire consiste dans son pur suspens. De ce fait, il évalue les interprétations à la lumière de leur aptitude à supporter, ou non, ce suspens, dans une sorte de neutralité ironique. Mais on pourrait montrer que la neutralité ironique est aussi un type de partage où se jouent ces choses obscures de l'identification et du transfert.

Notre responsabilité de critiques, d’interprètes, consiste à choisir le partage du sens que nous voulons privilégier face à un texte – et à débattre de nos styles. Alors seulement, la catégorie du contresens peut s’avérer utile. A la seule condition qu’on sache très précisément nommer le « jeu de langage » (dictionnaire, doxa, codes esthétiques, etc.) qui autorise à la mobiliser, c’est-à-dire à condition qu’elle ne serve pas à organiser une police du sens, à verrouiller l’interprétation, sa liberté et son éthique, alors, la catégorie du contresens peut en effet indiquer aux élèves ou aux étudiants une limite, qui est précisément celle du partage, en leur rappelant que le sens a ses règles – du jeu.



 [1] Carlo Ginzburg, Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Hautes Etudes, Gallimard-Le Seuil, 2000, p. 13.

 [2] Carlo Ginzburg, « Préface », dans Lorenzo Valla, La Donation de Constantin, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. XVIII.

 [3] Carlo Ginzburg, Le Juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri, Paris, Verdier, 1997, p. 23.

 [4] Carlo Ginzburg, Rapports de force, op. cit., p. 52.

 [5] Ibid., p. 31.

 [6] Carlo Ginzburg, « Préface », dans Lorenzo Valla, La Donation de Constantin, op. cit., p. XI.

 [7] Jean-Baptiste Giard, « Introduction », dans Lorenzo Valla, ibid., p. 7-8.

 [8] Carlo Ginzburg, Le Fil et les traces. Vrai faux fictif, Lagrasse, Editions Verdier, 2010.

 [9] Carlo Ginzburg, Mythes emblèmes traces. Morphologie et histoire, Nouvelle éd. augm. , Lagrasse, Editions Verdier, 2010.

 [10] Carlo Ginzburg, Le Fil et les traces, op. cit., p. 273.

 [11] Ibid., p. 140.

 [12] Carlo Ginzburg, Rapports de force, op. cit., p. 43-44.

 [13] Carlo Ginzburg, Le Juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri, Paris, Verdier, 1997, p. 22. Cf. aussi p. 109-119.

 [14] Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire. « Un Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme, Paris, La Découverte, 1987, p. 73.

 [15] Cité par Carlo Ginzburg, Le Fil et les traces, op. cit., p. 328.

 [16] Ibid., p. 329.

 [17] Carlo Ginzburg, Rapports de force, op. cit., p. 21.

 [18] Ibid., p. 27.

 [19] Ibid., loc. cit..

 [20] Paul de Man, Allégories de la lecture, Paris, Galilée, 1989, p. 148.

 [21] Paul de Man, « Rhétorique de la cécité », Poétique n° 4, 1970, p. 475

 [22] Paul de Man, Allégories de la lecture, op. cit., p. 40.

 [23] Paul de Man, « Rhétorique de la cécité », art. cit., p. 471.

 [24] Ibid., p. 469.

 [25] Ibid., p. 475.

 [26] Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire. « Un Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme, op. cit., p. 67.

 [27] Ibid., p. 150.

 [28] Robert Faurisson, A-t-on lu Rimbaud ?, suivi de L’Affaire Rimbaud, La Vieille Taupe, 1991, p. 59.

 [29] Robert Faurisson, « Tout texte n’a qu’un sens... », dans La Clé des Chimères et Autres Chimères de Nerval, J.-J. Pauvert, 1977, p. 133.

 [30] Octave Mannoni, Clés pour l’imaginaire ou l’Autre scène, Paris, Seuil, 1969.

 [31] Patrice Loraux, « Consentir », dans Le Genre humain, 1990, n°22, "Le consensus, nouvel opium?".

 [32] Michel Pêcheux, L’Inquiétude du discours, Paris, édition des Cendres, 1990, p.261.

 [33] Ibid., p. 270.

 [34] Ibid., p. 321.

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