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Abécédaire

 

 

Chuchotement



Michèle Rosellini

05/11/2016



Chuchoter est le plus « transitionnel » des verbes formés sur des onomatopées. Chuinter qualifie une prononciation ou une émission sonore, sans impliquer une relation de communication. On susurre, certes, à l’oreille de quelqu’un, mais la communication est à sens unique et pas nécessairement bienveillante : le serpent de la Genèse n’a-t-il pas susurré à Ève son injonction pernicieuse ? Le murmure entremêle les voix, les unit même dans un élan commun, mais il témoigne rarement de sentiments pacifiés, et peut s’enfler jusqu’au grondement sourd pour porter contestation. Mais chuchoter quelque chose à quelqu’un appelle une réponse sur le même mode : les chuchotements sont des dialogues discrets.

Ils sont la première expérience enfantine de l’intimité : dans cet échange de paroles voisin du silence, soustrait à l’attention d’autrui, se dessine quelque chose comme le secret, et son partage possible, tandis que s’éprouve l’excitation de la clandestinité. Chuchotements fraternels des trop longues siestes d’été, chuchotements bruissant dans les dortoirs des pensionnats et des colonies de vacances, chuchotements risqués en classe dans le dos du maître (le bavardage étant un chuchotement mal conduit) : tous ces menus larcins arrachés à la règle du silence affirment, en sourdine, l’autonomie individuelle, et procurent aux individus en formation la griserie de l’indiscipline. La coloration érotique, déjà sensible dans ces échanges clandestins de l’enfance, rayonne dans le chuchotement des amants quand il leur assure un îlot de solitude au cœur de l’espace public tout en aimantant les regards étrangers, envieux ou réprobateurs. C’est ce même chuchotement qui est si troublant pour les enfants quand ils le surprennent entre leurs parents.

Quand la chuintante redoublée entre dans le lexique du XVIIe siècle sous la forme verbale « chucheter », on est loin d’y entendre l’intimité heureuse entre deux ou plusieurs locuteurs : Furetière signale qu’« il est de mauvaise grâce de chucheter, de parler à l’oreille devant les honnêtes gens ». « Chucheter » ne s’envisage que du point de vue du groupe social, dont il perturbe l’unisson, fût-elle forcée ou feinte. Le substantif n’existe pas : pas de mot pour désigner un comportement répréhensible en société : les écrivains, y compris les moralistes, ne font pas même usage du verbe.

À la même époque la forme simple de l’onomatopée s’impose comme interjection appelant le silence. Il serait tentant de conforter par cette coïncidence lexicale l’idée reçue d’un XVIIe siècle dominé par le souci de la norme. Mais Furetière a par avance démenti ce cliché en définissant « chut » comme un « terme dont on se sert quand on veut faire taire une personne pour en écouter une autre ». Ainsi ce qui est à nos yeux instrument linguistique de répression de la parole a pu être envisagé dans le cadre d’une culture de la conversation comme opérateur d’échange, injonction discrète à faire transiter la parole entre divers entreparleurs.

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