Brice Tabeling
Octobre 2016
Conditions du passage
Peut-on lire un texte sans imaginer, de quelque manière, une figure d’auteur ? Dans sa définition du terme, Hélène Merlin-Kajman n’évoque aucune nécessité mais parle d’un moment où, comme de l’extérieur, comme malgré nous, s’impose une présence familière : « il reste un mystère, le seul qui m’intéresse : parfois, en lisant un texte, on se surprend en train d’aimer quelqu’un, de l’aimer en dépit de tout ce que l’on sait ou croit savoir. On le cherche, on se familiarise avec lui, on le rencontre un peu, on l’étreint à travers les mots, son nom fût-il celui d’une illusion réputée ».
Mystère, en effet, que cette apparition d’une figure suffisamment constituée qu’on puisse rêver de l’étreindre. Mais le mystère ne naît-il pas plus avant, dès le sentiment confus d’une présence sous le langage dont un unique vers ou une courte expression suffit parfois à nous alerter ? On est loin alors de la personne civile ou morale, loin de l’auteur « héros d’une biographie » mais n’avons-nous pas déjà, dans les termes de Barthes, l’impression diffuse qu’il y a là le « corps » d’un « sujet à aimer » ?
Ce corps, incertain mais pressenti, ce « pluriel de charmes », est, pour Barthes, la condition du plaisir du texte et le point de départ de sa possible « transmigration » dans nos vies. C’est une fondation, essaimée et parcellaire parfois, dont « l’auteur » (nom, figure et illusion) serait alors le signe lui-même fragmentaire. Une telle configuration n’est pas sans évoquer la définition politique de l’autorité proposée par Hannah Arendt dans La Crise de la culture : « force liante » dont la « puissance nulle » n’a d’autre fonction que d’articuler l’événement de la fondation (de la cité, de l’Empire, du collectif) à l’avenir, d’assurer une transmission. Or, cette définition, Arendt la déduit justement de l’étymologie du terme « auteur ». L’auteur (ou ce qu’il en reste) et l’autorité : deux conditions du passage…
Il me semble que, s’il y a une esthétique transitionnelle, elle aurait alors à voir avec le souci de faire émerger et de protéger cette figure de l’auteur comme garant du passage, avatar dans l’écriture de la « mère bienveillante » de Winnicott. Ainsi des textes d’Eva Avian. On ne trouvera, dans sa saynète ou sa définition de banalité, nul sujet plein, nulle stabilité (sexuelle, biographique, narrative) de l’énonciation et pourtant comment ne pas être saisi par l’évidence d’une présence sous la phrase ? Le corps vulnérable qui s’expose alors et sert de fondation émotionnelle au partage est cependant fermement tenu : non pas l’occasion d’un effondrement mais le prétexte à la douceur d’une « conversation ». À l’autre bout du texte, il revient au lecteur, comme le suggère Hélène Merlin-Kajman dans son commentaire d’une citation de Carlo Ginzburg, de consentir naïvement à cette exposition en s’y risquant lui-même. Une naïveté qui est pour Lise Forment aussi une affaire de temps : sachons, nous dit-elle dans un exergue autour de Tristan Garcia, nous tenir dans le présent de la lecture, en alerte de la merveille.
Chacun des textes parus depuis la rentrée est ainsi marqué par l’exposition d’une subjectivité sous-jacente et la préoccupation de sa transmissibilité. Comment articuler les rêveries cinématographiques autour du mot « chacal » et le sens commun attaché au terme (dans ma définition) ? Peut-on conserver le désir de la banalité face à la critique philosophique de la notion (Gilbert Cabasso) ? Comment dire la disproportion de « Bérézina » entre la terreur intime du mot et son application commune, en général distanciée (Hélène Merlin-Kajman, rebondissant sur ma propre définition) ? Que garder de nos diverses identifications aux personnages d’un roman au moment de sa transmission à des élèves (Virginie Huguenin) ?
Le corps à aimer et les formes de sa transmission ne cessent d'être en tension : telle serait la leçon de l'attention délicate du conteur face aux demandes de l'enfant dans les fables d'Helio Milner; tel serait le suspens singulier de l'écriture électrique, entre détresse et humour, de celles de Mary Shaw. Et ne pourrait-on pas voir dans le jeu entre les deux définitions du terme « abîme » écrites par Lise Forment et Mathilde Faugère comme le dessin de cette tension même : l’appréhension enjouée du signifiant répondant aux failles profondes de ses évocations ?
Deux figures particulièrement heureuses me paraissent pouvoir résumer (et dépasser !) cette question du passage. La « cavalcade » proposée par Boris Verberk tout d’abord : « l’élan enivrant » du mouvement se communique follement à l’écriture et devient ainsi le motif même de son partage. Dans ce texte fulgurant, c’est l’énergie du passage qui en est la condition (une structure qu'Hélène Merlin-Kajman, retrouve également dans un texte de Maupertuis : « sa joie nous relie comme en jouant dans la vivacité transitoire de la vie »). Le court film d’Henri Ekman ensuite : il met en scène un chat noir contemplant une caméra fébrile. Regardez-le : ne vous semble-t-il pas que l'attention aimante de cette dernière ne tient qu’à l’immobilité placide du premier (le même jeu est visible dans Vertical, avec une montgolfière)?
Il revient néanmoins à Benoît Autiquet d’interroger le plus fortement la question des conditions du passage et d’en formuler les enjeux politiques. Il le fait à l’occasion d’un texte de Francis Ponge discutant, dans le contexte de l’après-guerre, les difficultés et les fragilités du dialogue qu’il cherche alors à engager avec le public allemand. « Le texte de Ponge n’est pas d’abord révolutionnaire », écrit Benoît Autiquet, « mais, s’inquiétant de susciter une communauté d’attention, se préoccupant de l’écoute de son auditeur, il n’en est pas moins politique ». Et il conclut : « il me prouve qu’à cause de cette fragilité, il mérite bien, au moins par moi, d’être considéré comme une autorité ».
Bonne lecture !
B. T.