Séminaire
séance du 21 mars 2011
Préambule
L'expérience, pour la néophyte que je suis, de la lecture des textes d'Alain Prochiantz, est une expérience bouleversante. Quelque chose d'incroyable, de l'ordre de la transmission esthétique du savoir, se produit ; et sa leçon inaugurale au Collège de France, Géométries du vivant, est à mes yeux aussi belle que celle de Michel Foucault, inégalée jusque-là.
Faut-il s'en étonner ? La définition strictement biologique, matérialiste, d'Alain Prochiantz l'amène à affirmer la place irremplaçable de la littérature au sein de la culture, celle-ci constituant la troisième « mémoire » de notre espèce, après deux autres mémoires : la mémoire purement génétique, celle grâce à laquelle d’un homme et d'une femme sort toujours un enfant, pas un poussin ou un éléphant ; et la mémoire épigénétique, « celle des individus, qui s’inscrit pour une part importante dans les structures nerveuses ». Notre « espèce improbable », présentant la caractéristique d’un cerveau qu'Alain Prochiantz qualifie souvent de « monstrueux » (900 cm3 de trop par rapport à ce que devrait être notre cerveau si nous étions des primates normaux !), est une espèce qui vient au monde inachevée. Pour vivre, elle ne peut pas se passer de la culture, troisième mémoire ou « mémoire “artefact”, on pourrait presque dire une sécrétion qui persiste par-delà la mort des individus mais qui contribue à l’individuation des suivants ».
La rencontre organisée par Transitions avec Alain Prochiantz a été l'occasion d'ajuster nos appréhensions de la littérature en nous plaçant à cette échelle-ci.
H. M.-K.
Chercheur en neurobiologie et professeur au Collège de France, Alain Prochiantz a notamment publié Les Stratégies de l’embryon (PUF, 1987), La Construction du cerveau (Hachette, 1989), Claude Bernard : la révolution physiologique (PUF, 1990), La Biologie dans le boudoir (Odile Jacob, 1995), Les Anatomies de la pensée – A quoi pensent les calamars ? (Odile Jacob, 1997) et Machine-esprit (Odile Jacob, 2001). Son prochain livre sortira en septembre au Seuil.
Rencontre avec Alain Prochiantz
25/02/2012
Présents : Sebastian Amigorena, Marie-Hélène Boblet, Marie Bolloré, Stéphanie Burette, Jeanne Chiron, Maddalena Canna (?), Florence Dumora, Mathias Ecoeur, Linda Fares, Mathilde Faugère, Lise Forment, Ivan Gros, Julia Gros de Gasquet, Ouederni Hajer, Virginie Huguenin, Natacha Israël, Florence Magnot, Hélène Merlin-Kajman, Emmanuelle Mortgat, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Tiphaine Poquet, Antoine Pignot, Christian Puech, Mathias Puech, Anne Simon, Anne Régent, Clémence Rey-Sourdey, Michèle Rosellini, Gérald Sfez, Isabelle Soltès, Brice Tabeling, Manon Worms, Antonia Zagamé.
Hélène Merlin-Kajman : Je me réjouis d’accueillir dans ce séminaire Alain Prochiantz, spécialiste de neurobiologie, professeur au Collège de France et auteur d’une dizaine de livres importants. Et tout d’abord, je tiens à le remercier vivement d’avoir accepté notre invitation à venir parler avec nous de littérature, ainsi que de nous avoir permis de lire un livre encore manuscrit et qui paraîtra en septembre 2012. Je me contenterai d’une remarque avant de vous donner la parole.
Dans cet inédit, vous demandez à votre lecteur d’oublier, pour vous lire, le partage qui « veut qu’on ait l’esprit scientifique ou l’esprit littéraire », ajoutant : « C’est là un préjugé désastreux pour ce qui est de nos sociétés ». Symétriquement à ce défi, vous annoncez que vous n’allez pas vous présenter comme celui qui ouvre « la caverne d’Ali-Baba » pour offrir, aux yeux d’un lecteur frappé d’émerveillement, tous les derniers trésors de la science. Cela nous interpelle : un lecteur intelligent, ce sera celui qui aura un rapport fort au langage littéraire – pas celui qui restera bouche bée devant de belles images. C’est pour instituer un tel lecteur, en somme, que vous écrivez – que vous écrivez pleinement ce que, dans La Génisse et le pythagoricien[1], vous appelez de la « littérature scientifique » ; et vous soulignez alors « que le terme même de littérature ne désigne pas seulement l’activité poétique ou romanesque » : « Ce n’est pas du temps perdu, c’est réinvestir la durée, se redonner du temps, le temps retrouvé. La liberté aussi. La part du rêve dans la science. » (p. 38). Ainsi, si je vous suis bien, vous appelez « littérature » un risque pris à l’égard de votre pratique...
A. Prochiantz : Je vais dire deux, trois choses, mais très vite …
D’abord il me semble que si c’est vrai que j’ai écrit dix livres, j’ai essayé de ne pas toujours écrire le même… ce qui n’est pas si facile, ni si courant peut-être… Si ces livres ne sont pas toujours les mêmes c’est que l’écriture traduit et accompagne une évolution de ma réflexion. De ce fait je ne me retrouve pas forcément dans les textes que j’ai écrits il y a dix ans, quinze, vingt ans… puisque le premier - Les Stratégies de l’embryon[2] - date, je crois, de 1987. Peut-être est-ce celui dans lequel je me retrouve le plus d’ailleurs. Pour moi, écrire est une façon de travailler. Ça marche ou non, mais j’espère que ce type de travail me fait avancer un petit peu, et donc je préfère toujours le dernier texte à celui qui l’a précédé. Enfin, je préfère : non, le dernier texte est le dernier état de la chose. Au fond, j’aimerais bien oublier tous les autres…
H. Merlin-Kajman : Vous auriez dû carrément me dire : interdit de lire les autres !
A. Prochiantz : Non, non, j’assume totalement, mais le dernier c’est un peu un condensé de… un condensé de Prochiantz 2011 !
Par exemple, la néoténie, on va l’oublier la néoténie, je ne voudrais plus utiliser ce terme. Je pense qu’il a été galvaudé complètement, dont par Sloterdijk, mais pas uniquement par lui… galvaudé et utilisé mal à propos.
Qu’est-ce qui m’a plu dans ce que vous avez dit, qu’est-ce qui ne m’a pas plu ? Il y a l’histoire de Galilée… L’histoire de Galilée, ou celle de Turing, est intéressante justement parce que ça m’est venu par le travail que je faisais avec Peyret [Jean-François Peyret]. En fait, c’est la littérature qui m’a amené Galilée et Turing. Et ça, ça vous montre que le processus de réflexion va dans les deux sens, du laboratoire à l’écriture et de l’écriture au laboratoire. Ce que je ne supporte pas, c’est l’idée que l’activité littéraire ou artistique d’un scientifique joue le rôle de pansement pour bobos existentiels, vous voyez ce que je veux dire ? Finalement je m’ennuie au laboratoire, c’est triste, j’ai loupé ma manip, je suis un raté, c’est terminé : donc je vais aller faire des belles photos, écrire des poèmes… Et puis je vais donner des recettes ; la résilience… je ne vise personne [rires]. Comment guérir d’un chagrin d’amour ? je ne vise toujours personne, des trucs comme ça…. Donc, ça n’est pas du tout la façon dont je vois les choses… Si je pense que la littérature est importante c’est qu’en fait, quand j’écris, ça me fait simplement réfléchir… Et puis, bien sûr le livre est publié et vendu, mais pas des tirages faramineux, ce sont des livres souvent difficiles…
J’écris en permanence. Même quand je n’écris pas, c’est-à-dire la nuit quand je ne dors pas, quand je me promène ou cours, des moments comme ça… Ecrire est un instrument de travail… De temps en temps, il y a quelqu’un qui m’offre une occasion de structurer ce travail. Quand Peyret m’a offert Ovide, La Génisse et le pythagoricien, comme sujet de travail théâtral… ça m’a intéressé parce que ça fait penser au problème de la forme, c’est mon thème scientifique majeur, mais aussi au problème de la langue, bien entendu. Parce que ses métamorphoses n’en sont pas, tous ces animaux n’ont pas perdu la langue, ou plutôt la pensée… Comme chez Kafka, ce sont des bêtes qui pensent… Il leur manque le langage, mais elles l’ont quand même, au sens où elles pensent… Ces métamorphoses sont très différentes des changements de forme qu’on observe dans la vraie nature… Le cafard, il n’est pas bien, surtout sur le dos, mais… mais il reconnaît sa sœur, quand elle rentre… donc ce ne sont pas vraiment des métamorphoses... Ça, ça m’avait intrigué, ça m’avait fait un tout petit peu réfléchir sur cette question de l’évolution du langage…
Peyret m’a fait pas mal penser ces quinze dernières années. Ça n’aurait pas été lui, ça aurait peut-être été un autre, mais ça aurait été différent… Peut-être que je ne serais pas là aujourd’hui, ça aurait peut-être été un autre Prochiantz…
Il m’a balancé Turing, aussi, un jour… Il avait, au fond et comme beaucoup une vision très cognitiviste de Turing, c’est-à-dire d’un Turing mathématicien, l’inventeur de l’ordinateur et cætera. Il ne s’était pas rendu compte que Turing était aussi un biologiste. Peu de gens le savent d’ailleurs, mais pour le lui démontrer, il a fallu que je re-lise Turing… que je n’avais pas vraiment lu, ou pas de la même façon, mais que j’ai relu tout de même. Et ça a été une lecture importante parce qu’elle m’a fait comprendre des choses que je faisais dans mon laboratoire. Ce qui veut dire que ma lecture a aussi été modifiée par mon activité scientifique, celle qui s’était écoulée entre les deux lectures. Mais à cette occasion, vraiment… j’ai compris que, le travail de mon laboratoire prolonge, pour une part la théorie des morphogènes de Turing.
Et ça, cette illumination, elle a pris sa source à travers un travail, que je ne dirais pas littéraire, mais en rapport avec ce no man’s land, où les idées s’agitent. C’est un peu deleuzien cette histoire de no man’s land… vous voyez dans Qu’est-ce que la philosophie, le dernier chapitre, ça vous rappelle quelque chose ?... Donc ça m’a vraiment aidé à travailler.
Ensuite, il [J.F. Peyret] est revenu à la charge… on a fait Darwin, Les Chimères en automne puis Les Variations Darwin et Darwin, je l’ai effectivement relu pas mal, à cette occasion. Il m’a intéressé pour d’autres raisons, ça ne m’a pas fait travailler de la même façon. Ce que j’ai le plus aimé chez Darwin, c’est l’homme que j’ai rencontré à travers sa correspondance, son angoisse. Ça m’a beaucoup séduit.
Je parle un peu de Darwin, dans le dernier manuscrit, je crois. Ce dernier livre n’est pas achevé, il y a encore plein de bêtises dedans, et puis pleins de syntagmes, avant de clore ce chapitre, et caetera… des tics, en fait, qu’il va falloir que je corrige un peu… J’espère que le professeur de français qui est à côté de moi me pardonnera… Je vous l’ai donné un peu trop tôt, mais ce n’est pas grave… On voit les coutures encore un petit peu trop…
H. Merlin-Kajman : Ce n’est pas grave !
A. Prochiantz : Et puis Jean-François m’a balancé Galilée. Je n’ai pas du tout participé à la pièce sur Galilée… Il m’a mis, je ne sais plus… conseiller artistique ou quelque chose comme ça, mais honnêtement je n’ai rien fait que de regarder la pièce, de lire et de discuter un petit peu avec lui. Dans les autres non plus je n’ai pas fait grand-chose au niveau de ce qui est joué, l’aide que j’apporte est en amont du processus théâtral. On reparlera de ça, de cette activité, une activité assez récente pour moi, elle n’a que quinze ans… Enfin, tout est relatif, mais elle est quand même relativement récente.
Mais Galilée, En tournant autour de Galilée[3], m’a intéressé à travers le problème de la mathématisation du monde. Vous qui êtes des spécialistes du dix-septième, du dix-huitième, peut-être même du seizième, vous connaissez ça mieux que moi … Si on suit les affaires scientifiques ou même philosophiques, de la Renaissance au siècle des Lumières, on ressent, enfin c’est mon sentiment, quelque chose de très proche d’une forme de tromperie : on vous retire Dieu et on vous refourgue la Nature. Pour Galilée, je peux comprendre, parce qu’il était croyant. Après tout, dire comme Galilée que le grand livre de la Nature est écrit en langage mathématique (par qui ? ça c’est clair : par l’inventeur du truc… intelligent design) ne fait pas rupture de ce point de vue, c’est-à-dire qu’il y a toujours un dessein. L’écriture de la Bible, c’est fait pour les idiots, mais en fait les vrais savants, eux, ils peuvent lire ça – l’œuvre du Créateur dans les équations.
J’avais lu un petit peu Galilée grâce à Françoise Balibar. J’avais lu les Dialogues, mais ça c’était arrêté là en fait. En revanche, j’avais vraiment été énervé par ce que j’appelle cette tromperie, parce qu’elle renvoie à une volonté, partagée par nombre de mes collègues neurobiologistes, de mettre les lois morales dans le cerveau, ou dans les chromosomes, ce qui est un peu pareil. Je ne dis pas qu’elles n’y sont absolument pas, on peut y revenir, sur le plan évolutif il y a des comportements sociaux qui sont évidemment engrammés sans lesquels sapiens n’aurait pas survécu, ou ne serait pas même entré dans la clairière. Mais de nouveau troquer la transcendance contre une immanence quasiment aussi divine, où est le gain ?
D’ailleurs, si je trouvais un titre pour ce livre dont vous avez eu le manuscrit ce serait bien Ni Dieu ni Nature. Je ne le prendrais peut-être pas à cause de ce livre qui s’appelle Ni Dieu ni gênes, un livre que j'ai trouvé assez superficiel, voire déplaisant, il faut bien le reconnaître.
C’est vrai que cette question du vivant, de son rapport aux mathématiques, est une question très importante. Je ne dis pas qu’il n’y a pas des pans entiers de la biologie qui soient totalement mathématisables. Surtout si on invente une nouvelle mathématique, car je ne suis pas du tout sûr que les mathématiques actuelles permettent de penser le vivant. Il n’est pas certain que la biologie ait le même statut que la physique, dans son rapport aux mathématiques. Ça pose la question de la langue naturelle, de son rôle en science. Alors, est-ce que poser la question de la langue naturelle ça pose aussi la question de la littérature ? Je ne saurai pas vous répondre là-dessus.
Il y a deux niveaux dans cette question de la littérature. D’abord, c’est un instrument de travail pour moi, c’est-à-dire que ça me donne le droit de sortir de la logique. C’est-à-dire de rêvasser, et d’inventer avec des mots – parce que je pense que fondamentalement on ne pense qu’avec les mots, quitte ensuite à revenir dessus !
Si vous êtes vraiment à la pointe de la pointe, c’est ça inventer, le risque de l’erreur est réel…
On se trompe presque toujours, en science, c’est une chose qu’il faut savoir. Même, parfois, on se trompe, on ne sait pas qu’on s’est trompé, et on éprouve du plaisir, le plaisir de la découverte… Le plus souvent, vous vous trompez moyennement, l’erreur n’est pas très grave, ouvre sur une rectification possible, mais si vous ne vous trompez jamais c’est que vous ne faites rien de vraiment intéressant. Je vais prendre une métaphore : prenez toutes les faits découverts par Darwin, toutes ses connaissances, toutes ses notes, etc. et mettez-les dans un ordinateur extrêmement puissant (c’est une expérience par la pensée, bien entendu). La question est : est-ce que ce qui va en sortir est la théorie de Darwin ? Honnêtement, je n’en suis pas convaincu. Et c’est là que la question de monsieur Darwin est une question intéressante, parce qu’il a fallu ce type avec son histoire, ses angoisses, Emma, les dix enfants, le chien, le voyage sur le Beagle, Fitzroy le capitaine qui va finir par se trancher la gorge... Il a fallu ses rencontres avec la maîtresse de son frère, à Londres. Pour moi, c’était intéressant parce que ça prouve que quand même il y avait une part d’implication d’un sujet de la science… C’est là que je dis qu’il y a de la littérature dans la découverte scientifique. Il y a quelque chose qui procède tout de même du sujet, parce que ça n’aurait pas été Darwin ça n’aurait pas été forcément plus mal, on ne sait pas, mais ça aurait été autre chose.
L’idée est que, quand on est vraiment à la pointe de la pointe, la logique ne suffit plus. Il se passe quelque chose qui est de l’ordre de la littérature, au sens de Leiris : l’ombre de la corne du taureau, pour ceux d’entre vous qui ont lu Leiris. Le risque, la prise de risque. Et la prise de risque, pour moi, elle est littéraire, essentiellement. C’est ça que je veux dire.
C’est une façon de voir, la littérature. Ensuite, évidemment, si vous faites une théorie, faut bétonner expérimentalement… Et c’est là que vous vous rendez compte, dans 99% des cas, que vous aviez tort. Mais si seulement 1% peut en réchapper, ce n’est déjà pas mal. Même Darwin n’avait pas raison, il le sait et l’écrit. Les théories ne sont pas des dogmes, les théories sont évolutives, sinon ce sont des religions.
Dans le cas de Darwin, c’est particulièrement compliqué parce que l’évolutionisme (comme la biologie du développement) interroge un objet évolutif, c’est-à-dire que ces sciences remettent partiellement en cause le statut de la preuve. Parce que si je reviens (expérience de pensée) à il y a 300 millions d’années, ou 200 millions d’années, au moment de l’invention des vertébrés, puis qu’on refait les 200 millions d’années, sapiens n’est pas là, ça ne se sera pas passé pareil. Mais je ne peux pas faire cette manipulation, je ne peux pas démontrer ça. Je peux identifier des mécanismes universels qui me permettent de penser cette singularité qu’est l’évolution. Il en va de même pour le développement d’un être humain. Si je prends Sebastian [Amigorena], que je le rajeunis de vingt ans et le fais repartir, vingt ans après il n’est pas ici, il n’est pas biologiste, mais je ne peux pas le prouver. Ce sont des problèmes que l’on rencontre essentiellement en biologie. Il y a quelque chose d’unique dans le développement, il y a quelque chose d’unique dans l’évolution, et ce que nous pouvons donner ce sont des mécanismes universels qui permettent de rendre compte de cette unicité. Mais je ne peux pas faire une théorie de Sebastian Amigorena par exemple. Ce n’est pas possible. Ou alors, il faut que je sois psychanalyste, et je n’aime pas la psychanalyse. La théorie de Sebastian, ce n’est pas un scientifique qui peut faire ça. Mais ça remet un petit peu en cause le statut de la preuve, d’une certaine façon. C’est-à-dire que (c’est un petit peu aussi ce que je crois essayer d’expliquer dans un des chapitres de ce livre) la science depuis Galilée est du côté des mécanismes, Bergson l’avait assez bien vu. Eh bien, ce qu’il faudrait dire, c’est que la science n’est pas entièrement du côté des mécanismes. C’est aussi la grande affaire du structuralisme. Vous avez parlé de Benveniste, vous avez parlé de Saussure… On sort d’une période qui est extrêmement structuraliste, y compris peut-être au niveau de la littérature. Mais peut-être que la littérature peut évoluer. Il me semble que cette sortie du structuralisme est quelque chose de très difficile à penser pour un savant. C’est pour ça que j’aime beaucoup Bergson. Je ne suis pas religieux, vous avez bien compris. C’est pour ça que j’aime bien Bergson, parce que je crois que c’est une pensée anti-structuraliste. Essentiellement. Quand il dit la forme est un moment pris sur une transition, pour un morphogénéticien comme moi c’est une très belle phrase. Ou : partout où le temps passe il y a un registre où le temps s’inscrit, ça nous oblige à penser la biologie… bien sûr qu’on l’arrête… il faut bien arrêter l’animal pour l’ouvrir mais… il faut déjà savoir qu’on l’a arrêté, c’est-à-dire qu’on est obligé de sortir d’une « théorie » des stades du développement, de penser qu’il y a quand même une possibilité de marche arrière/marche avant. C’est pour ça que la biologie est un terrain mouvant. Ou il faudrait peut-être inventer des maths.
Je pense qu’on est méchant avec la langue naturelle ; parce que ce n’est pas n’importe quoi la langue naturelle, malgré tout. C’est quelque chose qui a une structure, peut-être même que c’est une mathématique, la langue naturelle. Qu’est-ce qui pourrait permettre de dire que ce n’en est pas une ?
Est-ce que les Chinois pensent comme nous ? Je ne suis pas du tout certain que les Chinois pensent comme nous. Je ne suis même pas sûr qu’ils puissent faire la même science que nous. Tout le monde commence à parler anglais, c’est différent. Ce ne sont pas des questions pour lesquelles j’ai des réponses. En fait, plus je vieillis et moins j’ai de réponses et plus j’ai de questions. Ça va se terminer en eau de boudin cette histoire, comme le cerveau de Turing. C’est vrai que c’est pour ça que je préfère le dernier livre, parce que c’est un livre où il n’y a que des questions, au fond, il y a zéro réponse. C’est un livre très apaisé, vous avez remarqué ? Mais c’est le premier où j’ose vraiment parler à la première personne, aussi… Je faisais remarquer le changement de style. Je m’en suis rendu compte en l’écrivant. C’est-à-dire que c’est la première fois que j’ai écrit sans quelqu’un qui regarde par-dessus mon épaule. Oui, c’est un livre d’interrogation.
Pour revenir à la littérature, je crois que le concept de terrain vague est bien ce chaos où les choses se rencontrent… Il y a des correspondances, c’est un peu baudelairien comme façon de voir les choses, peut-être… Aussi, le geste littéraire s’accomplit aussi pour moi au laboratoire, un endroit où on s’invente un langage. Je vois ça plutôt comme un atelier, pour les scientifiques qui ont un certain niveau… J’ai beaucoup choqué une de mes collègues en lui disant que pour moi le monde est séparé entre ceux qui ont le niveau et ceux qui ne l’ont pas. Mais… je n’ai pas peur de le dire, ça. Je pense que, vraiment, c’est la séparation. Ce que j’ai pu observer chez des collègues d’un certain niveau, du bon niveau, du bon côté de la séparation entre ceux qui ont le niveau et ceux qui ne l’ont pas : c’est qu’ils s’inventent un langage.
Reprenez La Recherche du temps perdu par exemple. Ce n’est tout de même pas compliqué : vous prenez le premier… Du Côté de chez Swann, c’est quand même un petit peu… Non, vous ne trouvez pas ? C’est un peu… c’est un peu fabriqué, c’est un peu lourd. Et puis vous continuez le livre ; au fur et à mesure, vous vous rendez compte qu’il y a une écriture qui se libère, un langage qui s’invente. Et, à la fin, ça s’invente tellement que dans Le Temps retrouvé, même si c’est fait à la va-vite parce qu’il va mourir, donc il faut se dépêcher d’arriver au bout, il y a une vraie langue. Et vous voyez : un scientifique, c’est pareil. Un grand scientifique, c’est pareil. (A nouveau, ce n’est pas de moi que je parle là, d’accord ? Soyez gentils). C’est-à-dire que dans un laboratoire, un grand scientifique c’est quelqu’un qui, au fur et à mesure des années, s’invente un langage. C’est comme un peintre dans son atelier. C’est comme Soulages dans son atelier, d’accord ? Quand il découvre le noir et la lumière en même temps. Je crois que c’est pareil, la science.
C’est pour ça que je n’aime pas cette dichotomie. La vraie, la grande science c’est ça justement. Dans Darwin, on le voit magnifiquement, surtout à travers sa correspondance. C’est quelque chose qui saute aux yeux d’un scientifique : on voit un travail scientifique en train de se faire, quelqu’un en train de s’inventer un langage. Et d’ailleurs je pense que la métaphore de l’atelier peut être poursuivie, parce qu’il y a des gens qui sont là et qui apprennent le langage du maître – parce qu’il y a des maîtres ; ni Dieu ni Nature, mais pas mal de maîtres, même beaucoup. Et puis on voit les enfants – oui, parce que ce sont des enfants, maintenant, de plus en plus – on en voit certains qui commencent, comme des oiseaux… tu sais quand ça [onomatopée d’un battement d’aile balbutiant]… ils dévient, ils apprennent quelque chose de différent. Alors, à ce moment-là il ne faut surtout pas les en empêcher, sinon vous n’êtes pas un bon maître. Mais c’est intéressant de voir tout d’un coup qu’il y a une pensée qui se forme dans quelqu’un qui est dans votre atelier, et puis qui va mener sa propre vie.
Si vous me demandez – je parle très spontanément et sans trop réfléchir parce que… Vous comprenez, Sloterdijk, c’est quand même pathétique… toutes ces bulles, toutes ces sphères, tous ces machins. Je veux dire : c’est verbeux tout de même, à la fin. Il a écrit… il y a des trucs bien au départ. Le problème est que c’est un homme qui manque d’une pratique. Ce qui est intéressant dans la science, c’est que vous êtes toujours ramené à un principe de réalité. Vous vous cassez la gueule tout le temps et ça fait beaucoup de bien. Mais en même temps c’est vrai qu’il y a quelque chose qui est de l’ordre de la construction d’une langue, mais une langue personnelle, pas une langue pour communiquer. Chacun se construit sa langue. Je crois que ça, c’est commun à tous les grands savants. Si vous lisez Claude Bernard, c’est très impressionnant. J’ai écrit un petit texte sur Claude Bernard, il y a une vingtaine d’années, en 1990 je crois – comme ça file la vie – mais lui aussi, comme Darwin, c’est aussi intéressant de le voir aux prises avec sa pensée, de voir comment ça dérapait tout le temps.
L’idée n’est pas de devenir l’Arthus Bertrand de la biologie, de faire des photos d’embryons, de dire oh ben ça c’est joli : ce n’est pas le problème d’être beau, on s’en fiche. Ce n’est pas un problème d’esthétique, si vous voulez. C’est un problème de travail : se construire une langue. Je pense que c’est vrai des scientifiques, des grands scientifiques, autant que des grands écrivains. Voire des petits, on peut se faire des petites langues ! Ou des grands peintres, des gens qui prennent un risque. Et si j’ai voulu dire ça dans ce livre, même si je ne l’ai pas dit, si les gens peuvent voir ça dans ce livre, parce que ce sont des choses que je n’ai pas forcément bien dites… c’est parce que je crois qu’il y a un vrai danger aujourd’hui pour les scientifiques d’oublier ça. Aujourd’hui, la vie d’un scientifique c’est m’as-tu vu, m’as-tu lu, entre deux avions je retourne dans mon laboratoire, je ramasse les données de mes collègues, je les reclasse dans un power point, je me précipite dans le prochain congrès, m’as-tu vu, m’as-tu lu… je reviens au labo et je mets deux couleurs, et trois couleurs et quatre couleurs, et je n’y vois plus rien mais c’est joli, et ça me fera la couverture de Cell parce que je suis cover boy maintenant – Vogue pour homme de Boston comme dit un de mes amis. Enormément du fonctionnement de la science est en train de se faire sur ce mode, c’est-à-dire une science qui, fondamentalement, en même temps qu’elle devient belle devient dénuée de cerveau. Et puis ce puritanisme, qu’il y a derrière tout ça ! C’est-à-dire que la littérature n’est pas puritaine, La Biologie dans le boudoir[4] c’est ça que ça voulait dire : le grand ennemi de l’intelligence c’est tout de même le puritanisme. Or, nous vivons dans une époque qui est ultra-puritaine, en sciences. C’est-à-dire qu’on a éliminé le sujet. Moi je m’en fous qu’il y ait des sujets ou qu’il n’y en ait pas, ce n’est pas le problème ; mais ce dont je ne me fous pas en fait, c’est de ce mouvement puritain, d’une vision puritaine de ce qu’est la science. Puritaine et paranoïaque, fondamentalement. Paranoïaque au sens du président Schreber, c’est-à-dire un discours qui ne tient pas compte de la fragilité de ce que c’est qu’un être humain… Bien qu’il ne soit pas un singe !
Je suis très hostile à tout ce qui est… les animaux. Je veux dire, les gens qui militent pour les droits des animaux… je suis ulcéré très souvent. Je dis qu’il y a des gens auxquels on devrait faire des procès. Il y a un type, je ne me souviens plus de son nom, qui a écrit dans Le Monde diplomatique, un truc où il racontait les histoires de poulets qui voyageaient dans des wagons plombés… Ça m’a donné vraiment envie de vomir, parce qu’on a très souvent dit que les Juifs étaient allés dans les camps comme des moutons à l’abattoir. Il avait retourné la métaphore : les poulets allaient à l’abattoir comme des Juifs à Auschwitz… Et personne ne lui a fait de procès, pour antisémitisme. Tout ça au nom des animaux. Je ne suis pas pour martyriser les animaux, je suis contre leur humanisation. Car ce prétendu rapprochement – homme animal – n’est pas une animalisation de l’humain mais une humanisation de l’animal. Ce serait une erreur d’oublier l’animalité humaine, si on ne la revendique pas on l’oublie, on cesse d’édicter des lois pour la contrôler, on finit dans le château de Silling – pour les dix-huitièmistes qui sont ici et qui savent ce qu’est le château de Silling : c’est une démonstration par l’absurde de ce qui se passe si on laisse entièrement parler l’animalité, la loi du plus fort. Mais un peu d’animalité, contrôlée, il faut admettre que c’est plaisant en certaines circonstances… j’ai des souvenirs… Je ne sais pas pourquoi je me laisse aller à vous parler, c’est vous qui devriez poser des questions, je suis désolé, j’arrête tout.
S. Burette : Non, continuez, je ne veux pas vous interrompre, c’est juste que vous avez parlé…
A. Prochiantz : Oui, allez-y, vous êtes là pour ça !
S. Burette : C’est par rapport à ce que vous disiez sur la beauté. J’ai eu le sentiment que, pour vous, la beauté est quelque chose dont on doit se méfier. En sciences, est-ce que c’est le cas ?
A. Prochiantz : Non… non ! Je ne me suis pas assez méfié, ça c’est possible, mais… je veux dire, l’esthétisme, l’esthétisme… Aujourd’hui, vous ouvrez Nature, qui est notre Bible, presque… Vous y voyez plein de rubriques, « art-science », des trucs comme ça… fondé sur un esthétisme de décorateur, pas la beauté de l’invention.
A cause du travail que j’ai fait avec Jean-François [Peyret], on s’est souvent trouvés embarqués sur des problématiques art-science, et c’est terrible parce que ce n’est pas du tout ça, notre idée. Moi, j’ai une confiance totale en ce bonhomme, parce qu’il est prodigieusement intelligent. Donc, je lui donne du matériel, et puis il en fait des… des… des trucs… comme quelqu’un qui ramasse des morceaux de fer dans la rue et qui vous fait des sculptures. Mais il ne devient pas cheminot pour autant, même s’il a pris des morceaux de locomotive pour faire son truc, vous voyez ce que je veux dire ? Mais moi, je reste cheminot, c’est-à-dire que ce qui m’intéresse c’est de faire fonctionner ma locomotive, de la faire avancer. J’aurais fait autrement sans lui, ça c’est sûr. Mais ce que je veux dire c’est que le problème, n’est pas celui d’écrire une pièce de théâtre, par exemple, ou de faire une belle photo. Ce n’est pas le problème esthétique, ni celui d’amuser, mais de montrer à un public (qui ne veut pas le voir, de toute façon !) qu’est-ce que c’est que de réfléchir, dans deux domaines…
Quand il m’a balancé Ovide, par exemple, moi je lui ai balancé les prions (c’est une métamorphose de protéine). Et puis il l’a repris… Alors je lui fais une confiance totale, c’est pour ça que je signe : ce n’est pas parce que je travaille avec lui, c’est parce que je lui fais une confiance totale. Mais il fait ce qu’il veut. Il pourrait vraiment me faire dire des choses épouvantables. Mais, bon… c’est un homme gracieux, donc il ne le fait pas… En fait, je lui donne du matériau, et il en fait un spectacle ou une œuvre littéraire. C’est une façon d’écrire. Et à moi, il me donne des trucs sur lesquels il faut que je travaille, qui m’obligent à réfléchir à des questions sur lesquelles je n’aurais jamais réfléchi sinon, parce que je suis pris entre m’as-tu vu, m’as-tu lu et qu’il faut que je ramasse ma carte de VRP et que j’aille discuter avec des collègues qui vendent des shampoings alors que moi j’ai des crèmes à raser… Mais il faut ça, parce que sinon on n’a pas les labex, et les idex et les equipex, et toute la famille qui a la queue en ex…
S. Burette : Ce n’est pas aussi le rôle du scientifique de faire savoir son travail, de faire connaître sa recherche ?
A. Prochiantz : Bien entendu… Mais il y a façon et façon de faire savoir son travail. Je le fais ! Vendredi je pars, avec ma valise. Je suis bien obligé, tout le monde est obligé de le faire. Mais, dans tout ce temps qu’on perd, c’est agréable d’avoir le prétexte, et même la contrainte, de s’imposer la contrainte… parce que si vous avez un surmoi un tant soit peu raisonnable, quand vous avez dit c’est d’accord, c’est d’accord. Donc c’est d’accord, je vais passer trois semaines avec toi à lire ces conneries, et après je dis putain, ça m’énerve, mais ça m’ennuie, mais pourquoi j’ai fait ça, j’ai tellement de trucs à faire, j’ai trois demandes de contrat à écrire, je ne vais jamais y arriver, et vous ne dormez plus, vous n’y arrivez plus, et puis ça se passe toujours bien, finalement. Mais c’est une contrainte, c’est-à-dire que ça vous oblige à prendre des chemins de traverse. Quand vous êtes en train de travailler sur votre foutue protéine qui passe… Moi, je suis le mec qui a passé trente ans de sa vie à regarder une protéine passer d’une cellule à l’autre. Vous voyez ? C’est fascinant, quand même ! Ce type, ce Peyret, il va me dire tu vas arrêter de regarder ta protéine faire ça, alors que je ne peux pas arrêter de la regarder, et lire Turing. Et moi je dis oui ! Je dis oui pourquoi ? Parce que je sais, par expérience, avant de le connaître, qu’en faisant ça, en fait, ça m’oblige à respirer. Et ça c’est de la science. Mais c’est de la science sur un autre tempo. C’est ce que j’appelle littérature : c’est un tempo différent. C’est la science nocturne. Lisez Bachelard, d’une certaine façon ce n’est pas très différent. Bachelard disait la même chose… C’est pour ça que ce n’est pas un point de vue esthétique. En fait, c’est du travail. C’est tout bêtement du travail scientifique. Parce que jamais je n’aurais pas pu passer toute ma vie à faire des clonages et des gels de polyacrylamide, ce n’est pas possible, on devient fou. Plus des diapos…
H. Merlin-Kajman : Je voudrais revenir à une question… à cette question d’échelle qui est pour nous, littéraires – enfin, je dis nous, je devrais dire moi parce que peut-être que ce n’est pas vrai de tout le monde ici –, un peu vertigineuse. D’abord, premier vertige, j’avoue que je n’avais pas du tout mesuré quelque chose, si je vous ai bien compris, à savoir que les scientifiques n’écrivent presque plus, ou écrivent très peu.
A. Prochiantz : Il n’y a plus de grandes monographies.
H. Merlin-Kajman : Et donc, la question du langage mathématique est en…
A. Prochiantz : Non, la question du langage tout court. Parce qu’à la limite, vous auriez des mathématiciens pour dire que les mathématiques sont pour eux un langage naturel.
[échanges et prises de paroles confus]
H. Merlin-Kajman : Quand vous opposez… Vous dites dans… La science est vraiment science quand elle s’exprime en langage mathématique, vous répétez ça à plusieurs reprises …
A. Prochiantz : Je dis ça à propos des autres. C’est le point de vue positiviste, ça.
H. Merlin-Kajman : J’ai bien compris cela. J’ai bien compris que ce n’était pas pour vous. Mais je reviens à cette affaire d’échelle. Parce qu’elle nous intéresse – même si c’est compliqué de savoir comment elle nous intéresse. Moi, elle me paraît très importante pour nous, mais c’est quand même extrêmement difficile à ajuster si je puis dire. Pourquoi est-ce que vous avez appelé ce que vous pratiquez, qui n’est donc pas du langage mathématique, littérature, plutôt que de l’appeler philosophie par exemple ?
A. Prochiantz : Mais je ne l’ai pas appelé littérature !
H. Merlin-Kajman : Si, si ! C’est ce que j’ai cité, quand même !
A. Prochiantz : Ce que je pratique dans la science… Je suis comme Sebastian, moi [N.B : S. Amigorena]. Quand j’écris un article, je l’écris essentiellement en langue naturelle, il peut y avoir trois équations pour faire chic.
H. Merlin-Kajman : Oui, bien sûr. Mais je veux dire, quand vous parlez de cette sortie, du côté du rêve…
A. Prochiantz : Ah ! ça c’est autre chose.
H. Merlin-Kajman : Vous l’appelez littérature.
A. Prochiantz : Oui, parce que c’est la science nocturne.
H. Merlin-Kajman : Voilà, d’accord. Pourquoi est-ce que vous l’appelez littérature plutôt que philosophie ?
A. Prochiantz : Oh, si vous voulez je peux bien l’appeler philosophie !
H. Merlin-Kajman : Non, non, non ! J’aimerais mieux que vous creusiez et que vous expliquiez ! Je ne tiens pas du tout à ce que vous l’appeliez philosophie. Moi, ce qui m’intéresse vraiment c’est de savoir… Parce qu’il y a aussi un petit passage dans votre livre… peut-être que c’est un pan qui ne vous intéresse pas du tout, mais nous, il y en a un qui nous intéresse, qui est par exemple politique, ou pédagogique. Par exemple, il y a un moment où vous rappelez que, dans les laboratoires, il y a de l’intégration et que les couches sociales défavorisées vont plutôt vers la culture scientifique parce qu’il n’y a pas, ou qu’il y a beaucoup moins, de poids de l’héritage culturel (donc, en gros, vous seriez d’accord avec Bourdieu, disons).
A. Prochiantz : Oui, c’est vrai…
H. Merlin-Kajman : Nous, ça nous interpelle d’autant plus qu’en même temps, parallèlement, vous montrez qu’il est tout à fait important que… enfin, moi je conclus de votre lecture qu’il est tout à fait important qu’au cœur de la culture, il y ait non seulement les sciences humaines, mais quelque chose qui s’appelle littérature.
A. Prochiantz : Oui, mais justement : quand je parle de l’atelier du scientifique, il y a deux choses. C’est-à-dire que moi, je suis un fils de bourgeois. Donc, quand j’étais petit, je suis tombé dans la littérature. J’avais des bouquins partout chez moi, comme lui [Sebastian Amigorena] Donc, comme j’étais un type curieux…
H. Merlin-Kajman : Mais enfin pourquoi vous établissez une relation… enfin bon… on ne va pas parler de Bourdieu… ce n’est pas grave. Il y a des gens qui sont tombés dans la littérature et qui n’étaient pas…
A. Prochiantz : Non, mais j’ai eu accès aux livres. Mais je vois aujourd’hui arriver dans les laboratoires des gens pour qui, justement, parce que pour réussir en sciences on n’a pas besoin d’avoir ce background culturel, familial, c’est un ascenseur social formidable. Et ça vous le voyez… Vous allez aux Etats-Unis… Enfin, dans les années trente, ce qui a fait les grands labos américains ce sont les Juifs qui ont fui et qui ne pouvaient pas, aux Etats-Unis, faire de la médecine, pas facilement. C’est pour ça qu’ils faisaient de la science. Quand vous allez maintenant aux Etats-Unis, qu’est-ce que vous voyez ? Vous voyez les Chinois, les Indiens, dans les laboratoires. C’est marrant, maintenant quand on lit un article on ne reconnaît plus les noms. Tout le monde s’appelle Lin ou Kim. Et en France, ça n’a pas encore joué très bien, mais on voit quand même dans les laboratoires des mômes – excusez-moi d’appeler ça comme ça – qui sortent de milieux qui ne sont pas forcément les milieux dont moi, comme d’autres scientifique de mon âge, je suis sorti, fils de médecin. Je n’en ai pas honte, d’ailleurs.
Quand je dis que dans un laboratoire on s’invente un langage, je ne parle plus de littérature là, mais je parle de ce rapport, de cette forme de pensée qui est qu’un individu, un individu qui fait de la science, s’il est un grand scientifique, va être obligé de s’inventer son propre langage. Ça ne se verra pas forcément dans les articles qu’il va écrire, parce que le puritanisme fait que quand j’écris un article il faut que je rase tout. Il ne faut pas que ça se voie. Sauf que ça se voit ! Sauf que ça se voit… et le grand avantage de nos amis anglo-saxons, quand ils sont très bons, c’est qu’ils maîtrisent parfaitement la langue. On dit toujours que les Français, on les discrimine… Ce n’est pas vrai du tout : il y a une compétition féroce pour ces journaux, mais quand quelqu’un écrit dans une langue qui est belle, au niveau même de l’anglais, il se trouve que l’article devient plus vrai.
C’est-à-dire que vous le lisez et que vous êtes séduit, voilà. Donc ça, ça joue encore pour quelques personnes exceptionnelles qui parlent une langue magnifique. J’en connais deux ou trois, dans mon domaine, en science. Mais pour les autres, ils peuvent très bien penser dans leur propre langue, ils peuvent très bien se construire leur propre langage dans leur laboratoire, comme le peintre se construit son langage, ce n’est pas pour ça qu’il fait de la littérature, ou le sculpteur se construit son langage, ce n’est pas pour ça qu’il fait de la littérature. Mais il en fait quand même au sens où moi j’emploie le terme de littérature, et le scientifique qui se construit son propre langage fait de la littérature dans ce sens-là. Et puis ensuite, ce qui est frustrant pour nous, c’est peut-être pour ça qu’il y a la science nocturne, c’est que quand on le met sur le papier il faut que tout ça disparaisse. Parce que là on revient à un discours paranoïaque et puritain, où c’est la science découvrant la vérité, qui était là, cachée, derrière. Et ça, c’est un discours paranoïaque, « Encore ! encore ! archers divins ». Sainte-Thérèse du Bernin transpercée des rayons du soleil. Mais c’est pour ça que le terme de littérature ce n’est pas la même chose pour moi que de parler écriture, même si, bien entendu, vous aurez remarqué que j’ai un amour rentré pour la littérature. Mais je pense que c’est idiosyncrasique, c’est complètement différent. Ce que je veux dire, c’est que la science, c’est une langue, voilà. Ce n’est pas uniquement une technique de description des objets.
H. Merlin-Kajman : Ça a donc un rapport avec ce que vous appelez la langue naturelle et la construction du sujet dans la langue naturelle.
A. Prochiantz : Je ne sais pas s’il y a un rapport mais ça me plairait qu’il y en ait un. Je n’ai pas de réponse à ce genre de question.
I. Soltès : Est-ce que vous connaissez le discours qu’a fait Saint-John Perse à la remise de son prix Nobel ?
A. Prochiantz : Oui, je le connais, il m’a été offert par un ami qui est juste à ma droite [Sebastian Amigorena].
I. Soltès : Et comment vous positionnez-vous par rapport à [peu audible : « ce qu’il dit » ?]
A. Prochiantz : Je ne savais pas que Saint-John Perse avait écrit une chose aussi belle. Oui, c’est très beau. Là, c’est le problème de la poésie. C’est un tout petit peu différent, effectivement.
I. Soltès : Oui, mais par rapport à l’inspiration…
A. Prochiantz : Je ne sais pas ce que c’est que l’inspiration, en science. Vous savez, il y a un type qui dit : comment est-ce que vous avez trouvé ça ? Réponse : En y pensant tout le temps. Les matheux comprennent ça très bien. Ils prennent un problème, et c’est comme s’ils se le fouraient dans la tête. Et ils ne vivent plus qu’avec ça, c’est-à-dire qu’ils se réveillent ils pensent à ça, ils s’endorment ils pensent à ça, ils prennent leur café ils pensent à ça. Et un scientifique c’est pareil. Je vous jure que… J’ai peut-être découvert un artefact. Ce n’est pas impossible, certains de mes collègues en sont persuadés. Mais…
H. Merlin-Kajman : Qu’est qu’un artefact, s’il-vous-plaît ?
A. Prochiantz : C’est quelque chose qui… c’est un fait de l’art. Mais en l’occurrence, chez nous, un fait de l’art c’est une erreur. Mais je vous jure qu’entre quarante ans… Non. Trente-huit ans. J’avais trente-huit ans – j’en ai soixante-deux, je ne vous cache rien – mais entre trente-huit ans et cinquante-quatre ans – après j’ai décidé de faire des choses un peu en dehors – je n’ai pensé qu’à ça.
H. Merlin-Kajman : Aux protéines ? [rires partagés] A la protéine ?
A. Prochiantz : Qu’à ça ! Je vous le jure, je n’ai pensé qu’à ça. Je ne pouvais pas penser à autre chose. Je n’ai pas fondé de famille, je n’ai pas… Il y a des tas de trucs qui me sont passés à côté parce qu’au moment où on fait des choses comme ça, des choses sérieuses, moi je ne pensais qu’à ça (il y a sans doute d’autres raisons). Même si beaucoup pensaient que je me trompais, moi-même pas si sûr. Mais j’y prenais beaucoup de plaisir.
Donc au fond… parce que le tragique n’est pas, à l’origine, dans la néoténie. Le tragique est dans le futur. C’est ce qui est beau, quand même, dans l’espèce humaine. Moi, ça ne me dérange pas que ça se termine mal. La catastrophe, et tout ça : oui, on y va, bien sûr. Ce n’est pas grave. Sloterdijk m’enquiquine avec son histoire. Je n’ai rien contre le fait que ça se termine mal. D’ailleurs, ça ne peut pas se terminer bien. Réfléchissez-y ! C’est-à-dire qu’on est sept milliards. On est sur un petit truc, là, qui fait 40 000 kilomètres de circonférence, qui tourne à la vitesse de 2000 km/h sur son axe et de 100 000 km/h autour du soleil, et vous voulez que ça se termine bien ? [rires] Vous êtes, en plus, dans un vide sidéral, tout le monde s’en fout de ce qui se passe sur ce caillou, d’ailleurs il n’y a personne pour voir ce qui s’y passe, il n’y a que nous… Oui, ça va se finir par un accident. La seule différence entre nous et les singes, c’est que nous on le sait… Ceux qui veulent bien ouvrir les yeux… Donc oui, la science nous emmène à la catastrophe. Mais, de toute façon, sans la science, on irait aussi à la catastrophe, au niveau individuel comme au niveau de l’espèce, et puis, de toute façon, dans trois milliards d’années, le système solaire explose.
H. Merlin-Kajman : Ça laisse du temps quand même. Pour nous, à notre échelle.
A. Prochiantz : Non ! Pour moi c’est comme si c’était demain. Vous voyez : c’est pareil. Parce que si ce n’est pas infini… C’est fini !
F. Dumora : Vous êtes finalement très religieux.
A. Prochiantz : Non, non, je suis poète. J’ai le sens du tragique. Je ne suis pas du tout religieux.
S. Burette : Vous êtes simplement un être humain, alors, vous avez le sens du tragique.
A. Prochiantz : Oui, je suis un être humain… Je suis tout à fait un être humain… Vous aussi ! Je ne suis pas un singe. Vous voyez, le singe n’a pas le sens du tragique. Voilà : c’est la différence.
H. Merlin-Kajman : Et alors, pourquoi en finir avec la néoténie ? Vous pouvez revenir et nous expliquer un peu ? Moi, je n’arrive pas à comprendre pourquoi…
A. Prochiantz : Parce que c’était totalement galvaudé, cette histoire de néoténie. Ce qui est intéressant c’est : pourquoi est-ce qu’on a ces 900 cm3 de trop. Pourquoi est-ce qu’on est tous des littéraires, au fond ? Parce qu’en fait, il n’y a que ça. Au fond, tout le reste n’est pas littérature. Voilà, c’est comme ça que je voudrais le dire. Pourquoi tous les sapiens sont des littéraires ? Si vous entrez dans la lignée des hominidés, le premier c’est homo habilis, ensuite vous avez homo erectus, et puis vous allez vers les néanderthaliens – enfin, les pré-néanderthaliens – et puis nous. On a un peu vécu avec les néanderthaliens. Les hominidés ont démarré avec Lucy, ou Toumaï, vous voyez ? Sept millions, huit millions d’années, enfin ça change tout le temps. Mais ce n’est rien du tout, sept millions d’années. Vous imaginez, c’est… l’espèce humaine c’est 200 000 ans. Je ne sais pas si vous vous rendez compte, c’est… c’est rien. Je ne suis pas sûr qu’on va vivre 100 000 ans de plus. Je suis même sûr que non. Enfin bon, je ne sais pas. Je ne veux désespérer personne, parce qu’il y a des gens qui font des enfants, après… [rires] Ils ont de l’espoir pour la suite, on va pas les désespérer.
Donc, si vous prenez les primates, il y a un rapport direct entre le poids du corps et la taille du cerveau. Pourquoi ? Parce qu’un cerveau, ça sert à bouger. Les plantes ne bougent pas, sauf chez Macbeth, et ce n’est pas bon signe [rires]. Il n’y a que les animaux qui bougent. Ils bougent pourquoi ? Parce qu’il faut attraper la bouffe, il faut fuir un prédateur, il faut attraper un objet sexuel, enfin toutes sortes de choses. C’est-à-dire que le mouvement, c’est un truc vraiment important pour les animaux, tous les animaux. Donc, ce qui se passe, c’est que vous avez un rapport entre les organes sensoriels, c’est-à-dire voir où c’est, sentir où c’est, et le déplacement. Sur cette base, il y a un rapport réel entre la taille du corps et la taille du cerveau. Sur cette base, en gardant le même rapport qui existe chez tous les grands singes, chimpanzé, gorille, orang-outang, quand on passe dans les hominidés, il y a du cerveau en trop qui arrive. Mais, vraiment, il y a du cerveau en trop. Sur cette base, on devrait avoir 500 cm3 de cerveau, vu la taille de notre corps. Donc, on a 900 cm3 de trop. C’est ça le tragique humain : ce sont ces 900 cm3 de trop. C’est ça que j’appelle le cerveau monstrueux. Et ça, vous ne pourrez pas revenir en arrière. On les a, c’est trop tard. Et si on vous dit que vous allez revenir en arrière, si vous avez un Alzheimer, par exemple, vous allez perdre une part de ces 900 cm3, fonctionnellement en tout cas, ça vous effraie terriblement. Vous n’avez pas envie de revenir en arrière, vous n’avez pas envie d’avoir un Alzheimer. Donc à la fois vous êtes dans le tragique, mais vous ne voulez pas y renoncer. Peut-être que la chose la plus horrible à laquelle vous puissiez penser c’est une double lobotomie… Pourtant, après on est beaucoup plus tranquille… comme les singes.
Donc ça c’est un côté du tragique. L’autre côté, c’est cette histoire d’individuation, à laquelle vous avez fait allusion. Et là, la littérature aussi a quelque chose de très important, parce que… Vous perdez votre poids en cellules par an, d’accord ?
H. Merlin-Kajman : Là, c’est la caverne d’Ali Baba, pour moi !
A. Prochiantz : Tous les ans, vous perdez entre soixante et quatre-vingt-cinq kilos de cellules… Votre poids. Et vous les reconstruisez. Un peu comme les serpents qui font des mues, mais en continu. Vous perdez de l’ADN, qui est reconstruit… plus ou moins bien, d’ailleurs. En fait vous n’êtes jamais vraiment la même personne. Même au niveau cérébral, ça bouge. Vous refaites un intestin grêle tous les cinq jours. [rires dans la salle et réactions d’incrédulité] Oui, tous les cinq jours ! Je ne parle pas des millions et des milliards de bactéries qui sont là aussi et qui participent de la construction du truc. Vous avez plus de bactéries que de neurones. D’ailleurs, on a assez peu de neurones, contrairement à ce que l’on croit. Seuls 5% à 10% des cellules du cerveau sont des neurones. Le reste, ce n’est pas des neurones. Donc voilà : vous n’êtes jamais la même personne. En même temps, vous n’êtes jamais la même et vous êtes la même. Et c’est sur la base de cette façon de bouger tout le temps, cette instabilité à tous les niveaux, qu’on a de l’individuation, c’est-à-dire qu’il y a un registre où le temps s’inscrit. Ce fameux registre où le temps s’inscrit, c’est cette forme cérébrale qui change, c’est aussi la forme des chromosomes qui change, parce qu’il y a de l’épigénétique au niveau des réseaux de neurones, et aussi au niveau du génome.
Comment se fait-il, en dehors du fait que vous puissiez lire votre passeport et savoir qui vous êtes – et ça aussi, c’est une dimension du tragique –, comment se fait-il que vous puissiez vous dire je suis moi. Qu’est-ce qu’être soi ? Ça, c’est une vraie question… Dans un animal qui change quatre-vingts kilos de matière tous les ans. Alors là peut-être que le rapport à la littérature est un rapport intéressant. Peut-être qu’il y a quelque chose à chercher de ce côté-là, c’est-à-dire… chaque fois qu’on reconstruit un bout de son cerveau, qu’on réappelle un morceau de mémoire, c’est quand même quelque chose où… où l’histoire qu’on a vécue, mythique peut-être d’ailleurs… Regardez ces gens qui veulent retourner là où étaient leurs ancêtres, soi-disant il y a 2000 ou 3000 ans, c’est quand même étrange…. Donc ça, ça participe de la construction, et je pense que ce sont des gestes littéraires, d’une certaine façon. Voilà. Je pense que le rapport à la littérature est un rapport à la fabrication continue de la conscience de soi … Maintenant je pense que vous l’avez compris : se faire un langage à soi. Et puis un rapport au tragique, probablement. C’est pour ça, je pense, que ça a bien tenu avec Peyret : parce que tout d’un coup le rapport au tragique est rentré en percussion avec le rapport au travail. Et puis ça a fait une histoire d’amitié.
S. Burette : Ça ne va peut-être pas être clair mais c’est une question qui me titille un peu, concernant l’articulation entre l’évolution des individus et l’évolution de l’espèce en général. En fait : comment se passe l’articulation ? Parce que si j’ai bien compris, en ce qui concernait les modifications épigénétiques, ça reste dans les familles, ça peut se reproduire sur plusieurs générations, ça peut s’arrêter, mais ça ne se transmet pas au niveau de l’espèce, alors que pourtant l’espèce humaine continue à avancer et…
A. Prochiantz : C’est compliqué, cette histoire… Je n’ai pas de réponse b a ba là-dessus, mais c’est intéressant par rapport à la culture, à la troisième mémoire. Si vous prenez des mouches, par exemple… Vous prenez un œuf de mouche, et comme disait… Hélène, c’est ça ?... Il en sort une mouche, en général. Sauf si les généticiens s’en mêlent et veulent faire sortir autre chose, mais bon ça c’est une autre affaire. Et, je le dis souvent, c’est quelque chose de miraculeux, parce que même dans une mouche qui est si petite il y a des milliards de cellules. Donc vous prenez une cellule : c’est un œuf. Et au bout d’un processus développemental qui est quand même assez court chez la mouche – mais bon, pour la mouche, c’est long – vous avez un être qui est milliardaire en cellules et dont vous pouviez prédire la forme, connaissant la cellule de départ, ou du moins l’animal dont elle est sortie. Et ça, ça veut dire que c’est extrêmement robuste… Parce que vous imaginez : il y a des trucs qui meurent, ça pète, ça ne va pas… C’est la vie… Ce n’est pas propre, comme dirait Hélène…
H. Merlin-Kajman : Comme je dis que vous dites… [rires]
A. Prochiantz : Comme vous dites que je dis. Ce n’est pas propre, comme l’a bien lu Hélène [rires]. Mais au bout du compte, un individu. Et c’est un petit miracle qui s’appelle robustesse du développement. Il y a des trucs là-dedans qui sont faits pour maintenir la robustesse. Il y a des enzymes, par exemple des heat shock proteins qui maintiennent la robustesse, c’est-à-dire que quand ça déraille, on remet le truc comme il faut. Mais vous pouvez mettre des drogues qui vont enlever la robustesse, qui vont aller bousiller ces trucs de robustesse. Alors vous allez avoir des formes qui vont apparaître comme ça, très bizarres, des mouches qui vont avoir des poils qui sortent des yeux, des trucs pas propres.
Vous allez faire ça pendant plusieurs générations, et un jour vous allez retirer le produit. Ce qui va se passer, c’est que les mouches vont continuer à avoir des poils dans les yeux. Ça peut s’arrêter, après, au bout d’un certain nombre de générations, mais c’est quand même très étrange. Peut-être que ça ne va pas s’arrêter du tout. Ce n’est pas pour ça que c’est lamarckien, d’accord ? Ce n’est pas pour ça que c’est l’hérédité des caractères acquis, parce que... C’est encore un schéma extrêmement darwinien… j’en viendrai à la culture après… C’est un schéma qui reste darwinien… Quand vous faites subir un stress à une bestiole, vous allez induire des mutations. En fait vous allez induire, essentiellement, ce qu’on appelle des transpositions. Vous vous imaginez que votre ADN est stable… Mais ma pauvre ! Ça me fait marrer, moi, quand je vois les types qui sont contre les OGM parce que le grand livre de la Nature est écrit en langage génétique… Mais ils n’ont jamais vu un chromosome ! C’est incroyablement instable, ces trucs-là. Et un des mécanismes d’instabilité, c’est les ADN sauteurs, qui passent d’un endroit du génome à un l’autre. Quand vous produisez de l’instabilité, en fait vous créez de la diversité dans les cellules. Et ça peut se produire dans les cellules germinales, donc vous allez créer de la diversité et… et vous allez sélectionner des mouches qui auront peut-être des poils dans les yeux mais en fait elles seront surtout capables de résoudre génétiquement ce problème de baisse de robustesse. Parce qu’elles auront pris une créode développementale différente. Et ça, ça va être héréditaire parce que ça s'est passé dans les cellules germinales.
Votre intestin, qui se renouvelle tous les cinq jours : c’est des cellules souches. Si vous avalez un produit toxique, vous allez peut-être introduire de la mutation dans vos cellules souches – vous allez créer des cellules souches nouvelles, et puis vous allez vous refaire un intestin un peu différent. Et peut-être que cet intestin va absorber la nourriture d’une façon différente. Expérience par la pensée d’une modification génétique somatique, pas dans les cellules germinales, donc pas héréditaire. Mais si ce produit toxique est un antibiotique, vous détruisez votre flore intestinale qui se reconstruit différemment, un peu, beaucoup… bref vous modifiez à la fois l’intestin et les bactéries et changez des paramètres importants qui, articles récents, peuvent avoir des conséquences sur l’assimilation des aliments (obésité, taille) mais aussi sur l’activité cérébrale. Bref, même au niveau épigénétique non héréditaire, ça bouge tout le temps.
C’est un des aspects de l’épigénétique. C’est-à-dire que je modifie la structure de la chromatine, mais si cette modification affecte un gamète qui participe à la fécondation, alors la modification peut se fixer. Pour revenir aux modifications des cellules somatiques dans le cerveau, par exemple, il existe des cellules souches dans une structure qui s’appelle l’hippocampe. Ces cellules souches, au moment où elles se divisent pour faire de nouveaux neurones, induisent de la transposition, des fragments d’ADN se mobilisent et sautent, les fameux transposons. Donc vous avez un répertoire de nouvelles cellules différentes entre elles parce que les insertions d’ADN ne se font pas au même endroit dans toutes les cellules. Conséquence : même chez l’adulte, au fur et à mesure que vous vieillissez, vos neurones, dans votre hippocampe, n’ont même plus le même génome.
Pour ce qui est de l’épigénétique au sens culturel du terme… J’avais écrit dans La Construction du cerveau que l’homme est un individu extrême parce qu’il est un individu social extrême. Vous vous construisez en fonction de votre environnement, bien entendu. Donc votre cerveau, si sa construction tient compte de l’environnement ne peut pas être pure machine génétique. Il se construit de façon épigénétique et s’adapte par l’épigénétique. L’espèce humaine : vous vous mettez à deux, vous en faites 2,1 et ça vous prend une quarantaine d’années – aujourd’hui, dans les pays avancés, en gros c’est ça. Et ça c’est la version optimiste, parce qu’en Italie c’est 1,5 et en Allemagne c’est 1,1. S’il fallait vous adapter par sélection naturelle, alors croyez-moi : c’est râpé ! Ce n’est pas à cette vitesse là qu’on va y arriver. Et, au cours de l’évolution, ce que l’on a inventé – et ça, c’est une invention génétique – c’est des voies de différenciation qui font que la charge de l’adaptation passe au niveau de l’individu. C’est l’individu qui s’adapte. C’est-à-dire qu’il a froid, il apprend à faire des manteaux, il s’adapte… Sapiens est formidable, pour ça. C’est vraiment l’individu qui est le plus… je dirais qui échappe le plus à la contrainte génétique… mais c’est génétique. Ses stratégies génétiques de développement font qu’il échappe en partie à la contrainte génétique dans son mécanisme d’adaptation. C’est un animal qui est extraordinairement culturel. Et la construction de son système nerveux, telle qu’elle se prolonge toute la vie – ça ne s’arrête pas – se fait en fonction de son environnement.
Voilà, il y a des périodes durant lesquelles c’est plus facile, ça s’appelle des périodes critiques. Ça continue tout de même après ces périodes critiques où l’apprentissage est très facile. Et ça, l’apprentissage, ce sont des modifications dictées par l’information que vous recevez, modifications du génome, parce qu’il y a de l’épigénétique au niveau chromosomique, mais aussi de la forme des circuits neuronaux. Entre deux personnes, même si elles sont jumelles au départ, les cerveaux vont être très différents. Et plus le milieu est riche, plus vous êtes connecté, pour ainsi dire, et plus vous êtes individué, contrairement à ce qu’on peut penser. Donc c’est pour ça qu’internet et les autres moyens de culture et de communication sont des instruments d’intelligence incroyables. On ne peut plus aujourd’hui être un villageois, même quand on vit dans un village. L’école normale est un village, mais les normaliens ne sont plus des villageois, voilà. Moins qu’avant en tout cas. Pareil pour les collégiens. Et ça va continuer en permanence, cette affaire, jusqu’à ce que vous passiez de l’autre côté.
Si vous avez inventé quelque chose, et bien l’artefact – au sens noble, ce coup-ci, pas comme ceux que je fais dans mon laboratoire – l’artefact reste. Et la génération d’après repart de là où elle a été laissée par la génération d’avant. Donc on est toujours le singe de la génération suivante. Il suffit de voir les mômes dans les laboratoires, quand ils arrivent avec les ordinateurs… nous on a l’air de singes, oui, on est très mauvais. Moi j’ose même plus toucher une machine, dans mon labo… Mais ils sont gentils, donc… ils ne le font pas trop sentir. Mais eux ils repartent d’un truc d’après, c’est-à-dire que ce milieu culturel s’est incroyablement… je ne dirais pas enrichi, il s’est modifié simplement, enrichi ça serait idiot, ça serait donner du qualitatif à quelque chose qui ne l’est pas. Mais il s’est modifié. Et ça, ça se marque dans la structure du cerveau du môme qui grandit, et même du vieillard, parce qu’on voit de plus en plus de vieillards qui utilisent des ordinateurs. Ils ne l’ont pas appris à l’école. Et ils sont moins adroits que leurs enfants. Même ceux qui ont passé leur tour en ont fait l’expérience. C’est ce qu’on appelle l’épigénétique support de l’individuation. C’est pour ça que si je fais la manip de prendre Sebastian, que je le ramène vingt ans en arrière, et qu’on refait vingt ans, il n’est plus là. Il n’est plus le même, il a rencontré une autre femme, d’autres hommes peut-être, il est devenu cosmonaute, il ne fait pas de l’immunologie de haut-niveau. Jusqu’au moment où ça s’arrête.
S. Burette : Mais tout peut prendre ? Toutes sortes de modifications ?
A. Prochiantz : Non, pas du tout. Parce que vous êtes surdéterminé par ce qui est arrivé avant. Ce qui est arrivé est arrivé. Il y a des gens qui ne le comprennent pas, ils veulent faire marche arrière. Mais ça, c’est… Ils ne sont pas heureux. Donc, ce qui est arrivé est arrivé, mais à partir du point d’arrivée, le nombre de possibilités est infini. Si vous prenez un cercle [A. Prochianz fait une démonstration d’un mouvement de doigt]. Vous êtes arrivé ici dans le cercle, et ensuite pour arriver au point final où vous allez sortir du cercle, et hop !, vous avez une infinité de trajets possibles, toujours. Même si le cercle est fini. Donc, ce qui est fait est fait, ça détermine le point d’où vous partez au moment où vous partez, mais après vous avez… C’est une expérience que vous pouvez faire. Vous sortez d’ici, vous tombez sur un type… Oh, my God ! Et votre vie est changée parce que vous êtes venue à la conférence d’Hélène. Et ça, vous ne pouvez pas le prévoir avant de venir. Faites gaffe, en sortant ! [rires]
H. Merlin-Kajman : Est-ce qu’il y a d’autres questions ?
I. Gros : Je veux bien poser une question… Il me semble que l’un des présupposés de la constitution de Transitions est lié au danger de la disparition d’une discipline qui serait la littérature. Comment percevez-vous ce danger-là ? Est-ce que vous le… C’est quelque chose qui… Parce qu’il me semble que vous avez défini la littérature comme un outil de travail, mais aussi comme un… le lieu d’où vous êtes parti, puisque…
A. Prochiantz : Je pense que c’est impossible, sauf pour ceux qui voudraient qu’on soit des singes. C’est-à-dire que… C’est impossible ! Je pense que vous avez probablement compris que je pense qu’il n’y a que de la littérature, pour moi. Que ça caractérise l’espèce humaine. L’espèce humaine est une espèce littéraire, au sens où on est une espèce tragique. Donc je ne vois pas comment, sauf si l’espèce disparaissait, sauf si Madame de Fontenay arrivait à nous convaincre qu’on est tous des singes et qu’on retournait dans la forêt, qu’on quitterait la clairière en marche arrière… je ne vois qu’une seule solution, pour ça : c’est supprimer 900 cm3… Je n’y tiens pas. Personnellement, je préfère affronter le tragique. De toute façon, le résultat serait le même, au bout du compte. Donc, non, je pense que c’est impossible. Ce qu’il ne faut pas, c’est se figer – de mon point de vue de scientifique un peu ilote, c’est-à-dire qui n’a pas la culture d’un littéraire – ce qu’il ne faut pas, c’est se figer sur cette séparation, c’est-à-dire qu’il faut comprendre que la science fait partie de la culture aussi.
Vous allez au théâtre – et ça c’est ce que dit souvent Jean-François [Peyret] – on est toujours dans la nostalgie… on est toujours avant la révolution russe, c’est toujours Tchekhov, c’est La Cerisaie tous les jours. [rires] Attention, il s’est passé des trucs entre temps, quand même ! Il faut peut-être s’en rendre compte, vous les littéraires. Entre 1910 et 1961, les machines volantes se sont développées au point de nous envoyer sur la lune ! Et on a suivi ça à la télé ! Oui, puisque vous avez voulu être littéraires, et pas scientifiques, il faut se rendre compte que la science fait partie de la culture, qu’elle fait partie de la littérature, d’une certaine façon. Il y a une littérature scientifique. C’est une branche de la littérature fantastique, la science. C’est extraordinaire ! Je ne m’en rendais même pas compte… C’est Peyret qui m’a éclairé là-dessus. Et je le vois, il est ébahi. En ce moment, on travaille un peu sur les nouvelles techniques de reproduction. On prend un ovule, on injecte un truc dedans, on le met dans un tube, on agite, on le refout dans un machin, et hop ! Mais pour quelqu’un qui ne s’est jamais reproduit que normalement, ça lui paraît tout à fait fabuleux. [rires] Tout d’un coup, on voit les techniques contemporaines de reproduction comme des choses absolument extraordinaires sur le plan de la poésie. Vous voyez ce que je veux dire ? C’est un regard que la littérature, que quelqu’un qui n’est pas dedans porte sur la science, qui donne à la science une dimension, je ne dirais pas poétique, parce que ça fait gnangnan, mais poétique au sens propre du terme, c’est-à-dire que tout d’un coup ça fait partie de quelque chose qui est l’histoire humaine. Et nous, comme on est dans le truc, on ne le voit même plus. Mais c’est intéressant que, justement, des gens qui ne sont pas des scientifiques, tout d’un coup nous fassent saisir la poésie de notre métier, par leur regard à eux, un regard qui déplace notre objet… Par exemple un texte scientifique sur un plateau de théâtre, cesse d’être un texte scientifique, il devient un texte littéraire. Le même texte, dit par un savant dans une conférence, vous le mettez dans la bouche d’un acteur sur une scène, et bien ça devient un texte littéraire. Allez comprendre cette métamorphose !
H. Merlin-Kajman : Natacha, tu voulais dire quelque chose… ?
N. Israël : En vous écoutant, finalement j’ai pensé à un autre scénario que celui du retour en arrière, une sorte de scénario catastrophe mais qui serait plutôt une fuite en avant. C’est une question peut-être un peu littéraire, du reste. Et ce scénario serait le suivant : est-ce qu’on pourrait imaginer un transfert de cerveau vers la machine, qui mobiliserait une grande activité cérébrale, beaucoup d’intelligence, mais ayant comme but de s’en soulager. Ce qui m’y a fait penser c’est quand vous avez dit que la lobotomie, ça nous soulagerait, d’une certaine façon. Alors, est-ce qu’on ne serait pas en train de dépenser une certaine quantité d’intelligence, une certaine forme d’intelligence, en vue de se soulager le cerveau ?
A. Prochiantz : Il faudrait ajouter la castration à la lobotomie, pour être vraiment soulagé, complètement. [rires] Mais pourquoi voulez-vous faire souffrir la machine ? [rires] Oui, non seulement on y a pensé, mais il y a des gens qui travaillent là-dessus. Il y a des gens qui ont ce fantasme. A MIT on essaye de télécharger des cerveaux sur des ordinateurs. Parce qu’on imagine qu’un jour l’espèce humaine va se terminer. On a raison, d’ailleurs. Donc il faut sauver tout ça. Vous avez lu des trucs sur le post-humain ? Il y a toute cette littérature sur le post-humain, bien entendu.
N. Israël : Je pensais, en vous écoutant, que la machine, en quelque sorte, se voyait déléguer du temps de cerveau pour se soulager des émotions, du risque, du tragique.
[inaudible sous la réponse de A. Prochiantz]
A. Prochiantz : Oui, c’est un fantasme qui existe. Dans quelle mesure… Je n’en sais rien, si ça se fera ou pas. J’ai du mal à imaginer que les… Il faut lire Turing, là-dessus.
N. Israël : C’est plutôt un fantasme, à mon avis, que quelque chose qui peut se réaliser [inaudible. A. Prochiantz ajoute : allez savoir…] Mais est-ce qu’il n’y a pas ce désir, justement, de transférer le cerveau littéraire, de s’en débarrasser, de ce cerveau littéraire…
A. Prochiantz : Un être humain est fait de matière, d’accord ? Ça c’était le grand truc de Turing, quand même. Plutôt que de construire une machine qui pense, pourquoi ne pas regarder cet objet [le cerveau humain] qui est une machine et qui pense ? Je ne suis pas religieux, donc… c’est bien fait de matière, ce machin-là… Donc c’est une machine qui pense. Mais ce n’est pas une machine au sens où son fonctionnement ou sa construction relèverait d’une théorie de la physique, d’une théorie de la machine. C’est là où il y a une distinction à considérer, parce qu’un objet scientifique ce n’est pas uniquement l’objet, c’est l’objet et la théorie qui va avec. Si je prends un cerveau, je le sors, je le lance à travers la pièce, en fonction de la force de mon bras, de la direction de lancement et de la forme du cerveau je peux calculer sa trajectoire. Ça ne fera pas de moi un neurobiologiste, vous êtes d’accords ? [rires] Ça reste de la physique. Et c’est pourtant le même cerveau que je peux étudier du point de vue de la biologie. C’est-à-dire qu’être neurobiologiste, ce n’est pas avoir l’objet cerveau, c’est avoir l’objet cerveau plus la théorie qu’il y a autour. Ça ne veut pas dire que le cerveau n’est pas quelque chose de matériel. Mais, en tant que je l’étudie comme cerveau, moi, biologiste, je vais l’étudier avec une théorie qui est une théorie biologique. C’est pour ça que je ne pense pas que la biologie soit rabattable totalement sur la physique. Même s’il y a des aspects qui peuvent être étudiés par la physique. Quand je tire comme ça et que je lâche [A. Prochiantz tire et lâche sa joue], on appelle ça de la physique de la matière molle, parce que je regarde les propriétés élastiques – enfin, de moins en moins [rires]. Je peux calculer… avec une pince optique je prends une molécule, je tire, je peux calculer qu’elle est accrochée dans la membrane avec une force de 100 piconewtons. Et ça m’apprend des choses aussi en biologie, c’est pour ça qu’il ne faut pas être sectaire. Mais ça ne subsume pas toute la question du vivant, bien entendu. Donc, ce qu’a fait Turing, quand il s’est posé la question des machines qui pensent, et qu’il a écrit « Les machines pensent-elles », dans la revue Mind… Je ne sais pas si vous avez lu cet article, qui était un article [inaudible], à la fin il tombe quand même sur : qu’est-ce qui fait qu’on apprécie le goût merveilleux des fraises à la crème ? Allez expliquer ça… Il y a ainsi toute une série d’objections qui défilent et qui sont extraordinaires. Et, à la fin du texte, il dit bon, que finalement le cerveau c’est le carnet qu’il achète chez l’épicier, vous savez le carnet à pages blanches, sur lequel on rentre des informations, avec un processus de sélection, et cætera. Et à ce moment-là, il devient biologiste, c’est-à-dire qu’il pose la question de savoir comment un cerveau d’enfant grandit pour acquérir toutes ses connaissances. C’est comme ça qu’il fait une théorie de la morphogenèse, qu’il publie en 1952 dans les Bases chimiques de la morphogenèse.
N. Israël : En fait, j’ai mal posé ma question, parce que je pensais carrément à ces machines qui sont des espèces de prothèses, qui ont une fonction orthopédique auprès de nous, et auxquelles on transfèrerait le cerveau littéraire, le cerveau actif…
A. Prochiantz : Mais on y est déjà. Mais vous y êtes déjà, là, il ne faut pas se tromper : on est des cyborgs. De ce point de vue, Sloterdijk ne s’est pas entièrement trompé, quand il parle du caillou que l’on jette. Là on va revenir à la néoténie, mais je me méfie un peu de cette histoire de néoténie, on en parlera une autre fois si vous voulez, si ça vous intéresse. L’homme est un animal technique. Sans la technique, on ne serait pas là. On était 10 000 en Afrique, il y a 200 000 ans. Et autour de nous, il y avait les ours, il y avait les loups, il y avait les lions, il y avait les singes, il y avait tous ces trucs-là, qui n’étaient pas tendres, parce que les animaux, ce n’est pas… l’ours Cannellede Chirac ! Ce sont des bêtes ! Vous, vous allez dans la brousse, ils ne vous font pas de quartier. La nature n'est pas un parc de loisirs ! Donc on était en danger, quand même. C’est incroyable qu’on ait survécu. Vous vous rendez compte qu’en 200 000 ans on se retrouve 7 milliards et qu’on occupe 70% de la surface du globe ? Aucune bête ne l’aurait fait… Plus les deux, sur la lune. Ça, c’est à cause de la technique. La technique, c’est le feu, ce sont les armes, c’est aussi la société, c’est la division du travail, c’est la protection des petits, c’est celui qui chasse, celui qui fait la cuisine, et cætera. Donc, au départ, il y a quand même la technique et la socialité. Les singes nous y ont amenés. Nous partageons des ancêtres communs avec les chimpanzés et il ne s’agit pas de dire qu’il n’y avait pas ça de façon embryonnaire chez ces ancêtres. Mais on l’a poussé à un extrême… la brouette, la bicyclette, et puis aujourd’hui l’ordinateur. J’ai commencé à faire de la recherche, en 1971 – ça fout les boules –, j’ai eu mon premier ordinateur en 1983. Aujourd’hui, je n’imagine même pas que je puisse vivre sans, je ne peux pas sortir sans avoir mon ipod, mon i-pad, mon machin, mon truc. Je suis complètement appareillé. Je suis un cyborg total. Mais demain on les aura là [A. Prochiantz désigne le cerveau], avec des électrodes, dans le cerveau. On n’aura même plus besoin de sortir les machins, on verra tout de suite le truc s’allumer là, quelque part [A. Prochiantz fait un geste devant ses yeux]. Vous serez dans votre lit et vous pourrez vous balader dans les rayons de la Bibliothèque Nationale. Personne ne saura ce que vous lisez. Et puis vous pourrez faire l’amour à distance de 3000 bornes, parce que vous aurez mis en contact les homonculi sensoriels.
H. Merlin-Kajman : Dans La Biologie dans le boudoir apparaît une hypothèse sur l’origine du langage : « J’aime à dire, personnellement, que la parole est née du face à face dans l’amour [inaudible] ». Est-ce que je suis toujours [inaudible, coupé par A. Prochiantz] et quand j’aime…
A. Prochiantz : C’est Honoré, qui a dit ça, ce n’est pas moi. Moi, je n’ai jamais pensé une chose pareille. Jamais. Mais, c’est vrai, nous sommes des animaux techniques. Je vais vous faire rire, peut-être, mais je pense que la littérature devrait le comprendre, au lieu de se réfugier dans ce rêve nostalgique. C’est pour ça qu’il y a une frustration de la littérature. Parce que nombre de littéraires se rattachent à des trucs… qui ne sont pas de leur siècle, d’une certaine façon. Et peut-être que la littérature est en science aujourd’hui. Peut-être que la littérature s’est réfugiée dans la science. C’est pour ça que les gens n’aiment pas la science : ils n’aiment pas la littérature. [rires]
H. Merlin-Kajman : Sur ce dernier paradoxe : je propose que nous prenions un verre et que nous continuions à discuter autour de ce verre…
[1]Jean-François Peyret et Alain Prochiantz, La Génisse et le pythagoricien. Traité des formes I, Paris, Odile Jacob, 2002.