Séminaire

séance du 04 avril 2011

 

Préambule

 Pas une source d’inspiration, mais « une mise en mouvement, un élan jaculatoire, quelque chose qui rend l’équilibre instable » : telle est la fonction de la littérature pour Aurélien Barrau, spécialiste de cosmologie et d’astrophysique des hautes énergies. Contre une idée galiléenne de la science, contre une vision de la mathématique comme simple prisme sur le réel, et une vision mécaniciste de la physique, la littérature transmet cette attention soutenue aux « petites choses », aux apories, aux non-dits, absolument nécessaire pour comprendre le « multivers » ou la gravitation quantique ; elle permet de croire qu’une infinité continue de mondes possibles s’ouvre à nous, irréductibles les uns aux autres. En cela, Nelson Goodman a raison de penser qu’il n’y a pas de différence entre l’expérience scientifique et l’expérience esthétique. Car le physicien est un aède, celui qui recompose les visages de Kosmos sans chercher à en réduire la diversité.

Nous cherchions avec ces rencontres à recevoir une définition de la littérature depuis l’extérieur de la discipline, à partir de ses usages : opération réussie ! et réussie car elle nous met face à de nombreux problèmes, à commencer par celui de l'acception du mot « littéraire », qui, comme dans la réflexion du neurobiologiste Alain Prochiantz, apparaît ici comme le sens étroit d’un sens du mot plus large, si large qu'il semble négliger les frontières de la discipline appelée littérature. Aurélien Barrau, du reste, juge caricaturales les frontières entre les disciplines. Mais reprenons : le réel ne fait-il pas critère quand même, le réel comme ce qui reste et que le scientifique a pour tâche de nommer ? le réel par différence avec une autre dimension pour laquelle la littérature, ou les arts, font figure ?
Aurélien Barrau va affirmer et préciser son relativisme et en découvrir l’un des enjeux : il y a une beauté de la physique, et s’il faut employer le mot « beau », c’est précisément parce que tout le monde s’accorde sur le relativisme de cette notion. Parler d’une « belle équation » signifie qu’on a admis l’existence de choix qui ne se réduisent pas à la simple rectitude.

De l’intérêt de la beauté et de la littérature en physique. Et à nous de continuer à penser ce que deviennent les transitions au regard de l’adage : « Si nous avions d’autres yeux, nous verrions d’autres cieux ». 

S. N.

Aurélien Barrau est spécialiste de cosmologie et d’astrophysique des hautes énergies, professeur au laboratoire de physique subatomique et de cosmologie à l’université de Grenoble I et membre de l’IUF. Il est notamment l’auteur avec D. Parrochia de Forme et origine de l’Univers (Paris, Dunod, 2010) ; avec J.-P. Uzan et M. Kistler, de Multivers (Paris, La Ville Brûle, 2010) ; avec Julien Grain de Relativité Générale (Paris, Dunod, 2011) ; avec Jean-Luc Nancy, de Dans quel monde vivons-nous ? (Paris, Galilée, 2011). 

 

 

 

Rencontre avec Aurélien Barrau


 

 
 


03/03/2012 

 

 

Présents : Claire Badiou-Monferran, Alexandre Bies, Marie Bolloré, Stéphanie Burette, Linda Farès, Mathilde Faugère, Lise Forment, Catherine Gobert, Virginie Huguenin, Florence Magnot, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Antoine Pignot, Tiphaine Poquet, Clémence Rey-Sourdey, Gérald Sfez, Sandra Travers de Faultrier, Manon Worms, Antonia Zagamé.


Exposé d’Aurélien Barrau

C’est un point de vue hétérodoxe que le mien, et j’ai conscience que beaucoup de mes collègues ne le partagent pas. Contrairement à eux, je crois à l’importance des failles, des brèches, des béances, surtout quand tout est systématisé. C’est ce dont je voudrais que nous discutions. De tous mes amis de lettres, de mes affidés de mots, de ceux que j’affectionne particulièrement (d’Homère à Artaud, de Nietzsche à Beckett), il y en a un qui est toujours présent, toujours proche, toujours suivant ou précédant, et jamais intrusif pourtant : c’est Jacques Derrida. Trop littéraire pour les philosophes, trop philosophe pour les littéraires, il est en éternelle chute, en porte-à-faux, en décalage. Sur le fil. On peut, bien sûr, en faire l’homme de la déconstruction, le penseur de la différance, le maître de la dissémination, etc. Tout cela est parfaitement exact, mais je propose de le lire plutôt comme l’architecte du « plus d’un » ou du « oui mais », car, précisément, il n’est jamais dans un conflit frontal : il procède par acquiescement, il s’immisce dans le système, il fait corps avec la pensée à déconstruire,  il la raffine et la déploie souvent, mais lorsqu’il l’a faite sienne, il la met en vibration de l’intérieur. Cela porte très au-delà de la littérature, même si c’est le champ dans lequel la démarche s’est, à mon sens, avérée la plus fructueuse. Ceci, justement, parce que Derrida est un des rares philosophes qui soit aussi un grand écrivain. On doit le rapprocher, je crois, de plusieurs autres auteurs, avec lesquels il forme la communauté des « sans communauté ».

Il est, par exemple, le compagnon dissonant de Blanchot avec qui il partage une mise en exergue de l’idée de surprise (par exemple dans le rapport au concept de mort) et une fascination pour l’atemporalité ou la chronologie paradoxale. Ce qui n’est pas sans écho, nous y reviendrons, aux préoccupations physiques du moment. Il est dans une proxime distance d’Edmond Jabès dont le Livre des Questions, qui est une réflexion sur la question du livre, ne pouvait pas ne pas entrer en résonance avec sa fascination pour l’écriture se prenant pour objet. Avec Jabès, c’est autre chose : ils partagent une réflexion commune sur la forme aphoristique. Sur ce qui doit être atteint sans jamais pouvoir l’être. Il faut aussi le penser dans le sillage divergent du grand poète roumain Paul Celan : c’est un couple sous l’égide des rencontres manquées (entre Celan et Derrida, mais aussi entre Celan et Heidegger et entre Celan et Gadamer). Mais Derrida parvient à utiliser le poète pour enrayer la machine de l’herméneutique en supplantant à l’irréductible socle de communauté une assise instable de différance et de relations impossibles. On doit enfin penser à son intense rapport à Joyce : il en fait l’auteur d’une babélisation de la langue. Pour lui, Joyce est un événement pur qui arrive au lecteur, à la littérature, à l’écrivain. Dès ses premiers écrits (autour de Husserl en particulier), Derrida utilise Joyce pour montrer que chaque atome de langue est fissible. Il considère que nous sommes tous incompétents face à Joyce car la compétence est neutralisée par la possibilité même du texte joycien. Ce qui me semble essentiel face aux objectifs du séminaire de Transitions. Il n’y a pas de « hors du texte » qui puisse rendre compte de Joyce, cette lecture experte est une contradiction dans les termes. Derrida veut nous faire échouer là où Joyce avait réussi : on peut toujours déployer des interprétations, mais le texte échappe structurellement aux tentatives de le clore ou de le clôturer. C’est à mettre en écho avec l’effraction de la visagéité de l’autre chez Levinas, enfin avec ce que Derrida en a fait…

Ce geste derridien, cette manière de travailler le matériau en le poussant au-delà de ses propres frontières, c’est peut-être ce qu’il faudrait, aujourd’hui, faire avec – ou plutôt à – la physique. Finalement, c’est un geste d’aède ; car l’aède est précisément celui qui recompose les visages de Kosmos sans chercher à en réduire la diversité. C’est en ce sens qu’il y aura toujours une mythologie consubstantielle à la physique (à l’astrophysique). Selon moi, la science montre (et invente) un monde multiple, diapré, bigarré et foisonnant : selon la façon dont on scrute le firmament, la cosmologie physique conduit à des représentations extrêmement différentes. Si nous avions d’autres yeux, nous verrions d’autres cieux. Des ondes radio aux rayons X, la voûte céleste présente des visages radicalement disjoints et tous, pourtant, sont ontologiquement signifiants (lumière relique du Big Bang, zones de formation d’étoiles, raies du deutérium, naines blanches…). À plus haute énergie encore, imaginez un ciel sans étoile et sans planète : c’est la nébuleuse du crabe qui s’imposerait alors comme nouvel « astre du jour » et brillerait de mille feux ! Le cosmos de l’astronome contemporain est infiniment diversifié et une observation pure en est bien évidemment impossible.

La relativité est une des bases de notre description physico-mathématique du réel : avec Einstein, l’espace et le temps se changent l’un dans l’autre (les voyages dans le futur sont possibles). Suivant le célèbre adage E=mc2, il devient loisible de transformer du mouvement en existence (donc de transmuer une propriété en être). Mais la grande révolution du XXe siècle, la relativité générale, va plus loin encore et montre qu’en fait l’espace et le temps n’existent pas : nous habitons sur ou dans le champ gravitationnel. Vision et visée strictement relationnelles. Enfin, la physique quantique établit que les particules sont douées d’ubiquité et qu’à très petite échelle tout devient discontinu, comme si le travail d’ourdissage du réel se dévoilait. Au-delà, les théories spéculatives tentent de forer plus profondément encore dans cette glaise ontique. La théorie des cordes, par exemple, réinterprète toutes les particules et toutes les interactions comme conséquences d’une unique classe d’objets fondamentaux. Jointe au paradigme cosmologique, elle conduit à imaginer une multiplicité d’univers présentant des lois et des structures différentes ! « Là où tout a lieu » est peut-être la meilleure définition du multivers : ailleurs, des mondes sans lumière, des mondes sans matière, des mondes sans espace... Le ciel de l’astronome contemporain n’est pas unifié, il est bien plus ouvert qu’il l’a jamais été : c’est peut-être une nouvelle blessure narcissique. Les mythes de l’Un et de l’ordre doivent, je crois, être revus. Ils doivent, en tous cas, êtres déconstruits ! Car c’est bien de cela qu’il s’agit pour comprendre le « multivers » ou la gravitation quantique : de porter une attention soutenue aux « petites choses », aux apories, aux non-dits, aux implicites et aux pierres d’achoppement. À tous ces oubliés de la tradition. Très exactement ce que Derrida nomme une déconstruction. Or, force est de constater que le terme n’est jamais employé en direction des sciences dures. Pourquoi ?

 J’y vois deux raisons. La première est sociologique. Nous sommes encore et nous étions déjà, par anticipation, dans les conséquences de la triste « affaire Sokal ». Notre époque est extraordinairement normative. Beaucoup de philosophes sont timides par rapport à la science et n’osent pas suffisamment l’interroger. Sokal et Bricmont ont largement contribué à cette regrettable paralysie. La seconde est plus profonde. Elle tient à ce que la physique peine à se penser elle-même comme une construction. Ce qui serait naturellement l’étape préliminaire nécessaire à toute forme de déconstruction. La plupart  des scientifiques sont offensés quand ils s’entendent dire que leurs découvertes sont, aussi, des créations. À ce titre, Nelson Goodman, le grand philosophe analytique américain, est intéressant. Je suis convaincu qu’il faudra le mettre en résonance avec Derrida. Il a montré qu’il n’y avait pas de différence fondamentale entre expérience esthétique et expérience scientifique. Ce qui ne signifie bien évidemment pas que tout soit la même chose. Au contraire, il se fonde sur l’irréductibilité : « on ne réduira pas le monde de Canaletto à celui de Van Gogh », écrivait-il, ils sont incommensurables, ne sont pas subsumables, fût-ce sous la catégorie de l’art. Goodman s’intéresse au fonctionnement, pas à l’essence. Pour lui, l’art et la science sont des manières de faire des mondes : son relativisme est un constructivisme et donc le contraire d’un nihilisme. Là encore, ça ne signifie évidemment pas que tous les mondes se valent ou sont corrects, mais qu’une infinité continue de possibles s’ouvre à nous.Il s’agit de procéder par déformation, délétion, complémentation, conformation, etc. pour échafauder des systèmes à partir d’autres schèmes déjà construits. Notre cosmologie constitue, me semble-t-il, exactement une manière de faire un monde au sens de Goodman : nous choisissons notre langage, nos données signifiantes, nos manières de les intégrer, nos coupes dans le réel. Il aimait à rappeler que selon lui, ce sont les hommes qui font les étoiles en tant qu’étoiles. C’est une façon de reconnaitre la contingence de notre pensée, mais évidemment pas de nier l’existence d’une véritable altérité. Je crois que quand la physique aura intégré la leçon goodmanienne – son nominalisme –, qu’elle se pensera comme une manière de faire un monde, sa déconstruction deviendra enfin possible. J’espère que c’est le futur que nous construirons.

Tout cet usage de Derrida peut sembler très conceptuel par rapport à la thématique de l’atelier, mais je crois que c’est aussi  – surtout – très littéraire (ce qui ne s’oppose d’ailleurs pas). Je veux prendre un exemple pour conclure : la première page d’Éperons, les styles de Nietzsche, montre un Derrida qui analyse le style par la création d’un style lui-même conçu pour cette dissection du style.Derrida est exactement dans le « quand dire, c’est faire » : il crée un monde à la manière de Goodman, d’autant plus intéressant qu’il le déconstruit et le délie donc immédiatement. Comment tout ceci peut-il inspirer l’imaginaire du physicien ? Je ne veux pas répondre à cette question, elle ne fait pas sens pour moi. Il faut penser en rhizome : c’est plus encastré et imbriqué que cela. Je ne peux pas réduire la littérature à une « source d’inspiration ». Cela ne fonctionne pas ainsi. C’est une mise en mouvement, un élan jaculatoire, quelque chose qui rend l’équilibre instable, pas forcément une emphase : on peut aussi se dépasser dans l’ascèse. La question n’est pas de savoir comment la littérature irrigue ou innerve le scientifique : il n’y a pas d’espace littéraire, c’est l’espace lui-même ! Je ne comprends pas le sens des dislocations disciplinaires. Jacques Derrida, en tant qu’écrivain si vous voulez, est celui qui permet de fissurer l’édifice avant qu’il ne croule sous son propre poids. C’est un ami qui gêne et qui trouble, c’est un homme de l’inconfort. Je lui sais infiniment gré de cet inconfort. Le plus beau présent – gardons ce mot comme un indécidable – qu’on puisse faire à la pensée.

Discussion

Hélène Merlin-Kajman : En te lisant, en t’écoutant, je suis frappée par la proximité de certains de tes propos avec ceux d’Alain Prochiantz que nous avons récemment reçu. Grâce à eux, nous découvrons, nous, littéraires, que ce que nous appelons littérature est pour vous un sens étroit d’un sens du mot plus large. Vous mettez tous les deux en cause les présupposés de la science galiléenne, et, face à elle, vous revendiquez tous deux pour la science sa dimension « littéraire ». Dire que la physique, comme la biologie, n’est pas une science galiléenne montre que la littérature fait figure. Car pour nous, nous n’enseignerons pas en évoquant Derrida comme un écrivain. Pour « vous », les scientifiques, la liste des écrivains littéraires n’est pas la même que la nôtre. Mais parce que l’enjeu est autre : et pourtant, il nous indique quelque chose d’important pour nous aussi.

Tu as rapproché le physicien de l’aède, et dans l’un de tes textes, tu suggères que la cosmologie pourrait concilier le rapport à l’altérité et la dimension démiurgique. Tu cites Jean-Luc Nancy dans La Communauté désœuvrée où il suggère que là où le mythe s’interrompt (dans sa définition tautégorique), commence la littérature. Tu dis que la cosmologie pourrait être ce commencement après le mythe, et tu la rapproches de la mythologie. Cependant, la distinction entre mythe et mythologie ne va pas de soi, y compris pour des littéraires. Personnellement, je me méfie du mythe : ce que nous devons défendre dans la littérature, c’est qu’elle n’est pas mythique. La littérature, justement, vaudrait parce qu’elle ne rassemble pas une communauté autour d’elle.Pour moi, cela ne va pas sans l’affirmation qu’il existe bel et bien du réel, indépendamment de sa représentation, construction, etc. Tu rejettes la catégorie de la représentation : mais ce qui est sûr, pour nous, littéraires, c’est que les textes qui ont été écrits en référence avec cette catégorie et répondent à une définition mimétique de la littérature, font pleinement partie de la littérature.

Aurélien Barrau : Je ne suis pas étonné qu’un biologiste voie la physique comme une science galiléenne, mais ça n’est plus vrai. Galilée, le génie de l’expérimentation, est aussi l’inventeur d’un terrifiant pouvoir conféré à l’expérimentateur qui, chez lui, ne parle plus en son nom propre, mais au nom de la nature elle-même ! C’est un glissement dangereux dont il faut aujourd’hui s’extraire. Que la réalité s’impose ne signifie pas qu’elle s’impose physiquement. La mathématique n’est pas qu’un prisme sur le réel, c’est aussi un langage et une sémiotique. La physique n’est pas une discipline déductive : les lois y sont très sous-déterminées. Même les mathématiques sont une construction : la logique elle-même évolue, le principe du tiers exclu peut être remis en cause. La « science de la nature » est ce qu’on en fait. Toutes les structures fondamentales ont changé, que cela plaise ou non aux physiciens ! Je m’inscris donc radicalement en faux par rapport à une vision mécaniciste de la physique, c’est une dynamique beaucoup plus subtile.

Sur le deuxième volet de ta question, je voudrais préciser que c’est moins le mythe que la mythologie qui m’intéresse. Avec les multivers, par exemple, l’ordre logique change de direction : dans l’antiquité muthos était premier et se transformait en logos. Terme dont il est inutile, après une discussion sur Derrida, de rappeler la haute polysémie… Aujourd’hui, on se rend compte qu’il y a quantité de mondes invisibles (et donc possiblement merveilleux) qui peuvent émaner de la pratique rationnelle. Autrement dit, c’est ici logos qui entraine, qui engraine, vers muthos. C’est une inflexion mytho-logique, ou logo-mythique donc, très signifiante.Comme les aèdes, il nous faut broder à partir de points de passage obligés. Et cette image n’est pas une provocation : le poète est inspiré par les muses, mais il est aussi protégé par Apollon, il doit connaître les règles. Il est sensible à la porosité et aux variations : on ne fait pas n’importe quoi, mais on peut ourdir avec ardeur ! On jouit de beaucoup de degrés de liberté.

Gérald Sfez : Avec vous ou Alain Prochiantz, on ne parle plus du tout le langage de la formalisation pure et simple du langage mathématique. Par ailleurs, Galilée et Newton sont très religieux et ils parlent en croyants : une métaphysique immanente soutient leur pensée scientifique. Et quand on lit le De Natura rerum, on est frappé par la déconstruction du mythe dans un texte poétique qui construit du mythe en même temps.

Donc, oui, le lien entre littérature et science est d’une grande porosité. Et contrairement à Alain Prochiantz, vous en concluez qu’il faut plaider pour la non-discipline. Mais si, en littérature, la déconstruction est probante parce qu'elle est à l'œuvre dans des formules d'art comme celles de Joyce, par exemple, ou de Beckett, comment peut-il exister dans le domaine de la science un monde de la déconstruction du monde ? Est-ce que l'attitude scientifique face au monde n'est pas si différente que la déconstruction n'y a plus aucun caractère actif, c'est-à-dire ici opératoire ? Qu’est-ce qu’une construction qui se déconstruit ? Quelle différence feriez-vous entre une approche comme celle de Joyce (il y a plus d’une langue) et celle du scientifique (il y a aussi plus d’une langue, mais quelque chose reste, qu’il faut nommer) ; entre quelque chose qui ne se rapporte pas à la vérification d’une hypothèse, avec un sujet circonscrit (ce que fait la science) et l’art où il n’y a pas de partialité ? Dans la science, il y a, pour le scientifique, de façon obsessionnelle, un objet ; tandis que l’artiste produit un monde à partir d’objets non identifiés. La science connaît une contrainte que la littérature connaît moins, c'est celle sur quoi la pensée bute, de sorte qu'il lui faudra bien statuer, en dernière analyse : « c'est vrai » ou « c'est un artefact, une chose créée de toutes pièces par mon instrumentation et que je prends pour du réel ».

Aurélien Barrau : Cette porosité est avant tout un constat. Le tracé de frontières est la grande obsession épistémologique, mais, de fait, toutes les pensées qui ont prétendu y parvenir sont caricaturales. Je crois que ces limites ne sont souhaitables ni au niveau descriptif, ni au niveau normatif. Le critère de Popper, par exemple, n’a jamais fonctionné et je m’en réjouis ! Tous les champs disciplinaires sont en perpétuelle redéfinition interne et – heureusement – la physique n’y fait pas exception.

Dans toute activité cognitive, et donc notamment en physique, il faut des contraintes pour créer. J’ai en tête l’exemple du chorégraphe grenoblois Jean-Claude Gallotta qui m’a fait la même remarque sur la danse : on ne danse qu’avec des contraintes. La spécificité de la physique est la nature de la contrainte, non pas l’existence de la contrainte. Selon moi, c’est une discipline hétéronome : quelque chose, le monde si vous voulez, s’impose évidemment à nous, mais je ne crois pas que ce ne soit vrai qu’en physique. Les danseurs aussi composent avec les lois du réel et toutes les compositions chorégraphiques ne se valent évidemment pas. Je crois que l’arbitraire de notre mode de rapport au réel est considérable. Beaucoup de physiciens pensent que la logique mathématique est le seul mode d’appréhension du réel. Pour ma part, je ne vois pas ce qu’il y a d’humiliant pour un scientifique à reconnaître qu’il n’en est rien. C’est faire honneur à la physique de la porter au niveau de créativité et de légitimité des Beaux-Arts !

Hélène Merlin-Kajman : Ce dialogue serait-il possible dans ces termes-ci si dans la salle il y avait autant de littéraires que d’historiens, de philosophes, etc. ? J’ai beaucoup lu Carlo Ginzburg qui lutte contre « l’euphorie sceptique » qui a gagné ces dernières années et rappelle que le réel (le passé) peut et doit se prouver, et qu’à l’inverse, on ne peut pas nier les preuves du réel passé. L’enjeu, pour lui, c’est celui du négationnisme : il y a un enjeu à reconnaître l’existence d’un réel avec lequel on ne transige pas. Et précisément, cette question du point de réel avec lequel on ne transige pas, constitue une frontière entre les disciplines.Je tiens à cette frontière entre historiens et littéraires, ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas voir des porosités entre les disciplines. Selon moi, ceux qui ont pour responsabilité de tenir ce point de réel seraient les historiens ; les littéraires seraient ceux qui doivent faire constamment bouger ce point.

Dans ton parallèle entre le physicien et le danseur, je me demande s’il n’y a pas un glissement dans le raisonnement. La comparaison des deux réels ne tient pas : le corps est l’outil des danseurs, comme le stylo pour nous ; mais le danseur ne connaît son propre corps que pour le transformer et le faire entrer dans un langage : son corps est un signe. Il me semble qu’il n’est pas inutile de maintenir la différence entre connaître le réel, et une autre dimension (chez Alain Prochiantz, c’est l’imagination) pour laquelle la littérature, ou les arts, font figure.  

Je voudrais revenir au multivers : soit c’est une extension d’un pur jeu de lois (une hypothèse qui s’affranchit du réel), soit il y a des traces, des signes d’un dehors du jeu de langage, auquel celui-ci s’applique (des lois non déconnectées du réel). Certes la physique est une discipline hétéronome, mais il y a une différence entre ceux qui vont connaître que les centaures n’existent pas, et ceux qui vont les imaginer, les décrire.

Aurélien Barrau : Je n’ai bien sûr aucune affinité avec le négationnisme, c’est une pensée abjecte que je condamne avec la plus forte vigueur.  Mais je pense que c’est une erreur que de lier cette position dangereuse et inepte au relativisme. Paul Clavier, dans un débat récent, m’a fait la même remarque. Je ne comprends pas le glissement d’une multiplicité des mondes, d’un relativisme radical si vous voulez, à cette conséquence qui voudrait que tous les mondes se valent. Le négationnisme doit être combattu, il n’y a pas débat sur cela. Mais je crois qu’on se trompe d’ennemi en le liant au relativisme. Le relativisme n’est pas un laxisme idéologique. Moins encore un nihilisme axiologique. Il y a hélas des mondes immondes. Ces mondes sont possibles, ils ont existé et existent encore. Pour les vaincre, il faut bien commencer par en accepter la réalité. Cela ne peut que décupler notre pouvoir d’action à leur encontre. Certains pensent qu’il existe un bien « en soi » qui définirait la seule voie possible : pour ma part, je crois qu’on se bat d’autant mieux et avec d’autant plus de vigueur que l’on défend, justement, une construction. Que nos valeurs soient construites – comme tout le reste – me semble être la meilleure raison pour les défendre. Ce qui est fragile doit être d’autant mieux défendu. Et je crois que l’on est aujourd’hui très loin de l’euphorie sceptique que tu évoques.

Quant au multivers, c’est une idée amusante selon laquelle, comme vous l’avez compris, nous vivrions dans des mondes multiples, éventuellement imbriqués. Ce qui est important, c’est qu’on n’invente pas une théorie des multivers. Au contraire, ceux-ci émergent de manière presque inévitable de modèles construits pour répondre à des questions très précises de physique des particules et de gravitation.

Enfin, je ne crois pas à cette distinction claire entre ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas : la licorne d’Aristote était une réponse à une question donnée à un moment donné. On voit parce qu’on a choisi une manière de voir. Le réel qui se dévoile par la physique est un réel : les mathématiques sont efficaces pour décrire la chute d’un objet, mais pas pour rendre compte de ce qui a fait sens, pour chacun de nous, aujourd’hui.

Stéphanie Burette : N’y a-t-il pas différents relativismes ?

Aurélien Barrau : Goodman évoquait un relativisme radical sous contrainte de la rigueur. Mais qu’est-ce que la rigueur ? La différence de qualité n’est pas intrinsèque, elle n’est pas inscrite dans la nature. Pourquoi les équations d’Einstein sont-elles meilleures que celles de Newton ? C’est une question extrêmement subtile.

Gérald Sfez : Vous plaidez pour un relativisme intelligent. L’euphorie sceptique des années 70 ne doit pas être systématisée : Derrida, comme Lyotard, a soutenu qu’il y avait du non négociable. Le négationnisme, c’est un monde qui ne fait pas monde : il y a une question de consistance et en cela, je ne souscris pas à votre parallèle avec le négationnisme.

Epicure développe la question de l’alogos qui échappe au logos. Qu’on l’appelle le réel ou autre, c’est quelque chose qui résiste et qui reste, c’est ce sur quoi on bute : cela rejoindrait la critique de l’idée selon laquelle il n’y a que des illusions du réel. L’attestation de la réalité est une question importante et compliquée : quel est le lieu de l’alogos dans la création artistique ? Il y en a un, mais ce n’est pas le même que dans la connaissance et dans la science. Cette déconstruction peut-elle être non pas descriptive, mais opérationnelle pour la physique ?

Aurélien Barrau : Concernant ce que vous dites du négationnisme, je n’ai rien à ajouter, nous sommes tout à fait d’accord. Sur votre dernière question, j’ai donné récemment un séminaire sur Deleuze avec Jérôme Rosanvallon : il s’agissait de montrer que Deleuze pouvait guider la physique. Et ça a raté. Je n’en suis pas étonné : il ne faut surtout pas jouer ce jeu. Bien évidemment, si on tente de rendre ces philosophes normatifs, cela va échouer aussi. Mais on peut s’autoriser à jouer avec les règles.

Hélène Merlin-Kajman : J’ai pris l’exemple du négationnisme parce qu’il saute aux yeux : il permet de faire des raccourcis. Mais évidemment, il est trop chargé affectivement et peut rapidement fonctionner comme un interdit de penser. Prenons un autre exemple : on ne peut pas faire l’histoire du XIXe siècle en faisant l’hypothèse que Napoléon Ier n’a jamais existé. Il y a là une contrainte, du réel, qui fonde l’histoire. Au fond, le problème n’est pas seulement de produire un monde comme immonde, mais de faire disparaître une discipline. C’est grave parce que, de nouveau, il y a un point compliqué à établir (avec lequel on ne peut pas transiger) qui est le réel. C’est un point d’autant plus important qu’on assiste aujourd’hui au développement des croyances aux complots : les théories du complot, ce sont des licornes aggravées car on leur donne un statut historique.

Aurélien Barrau : Oui, je vois que je suis ici en porte-à-faux : parce que sur ce point, je suis d’accord avec toi. Il est évident que l’histoire doit respecter le réel, mais il est intéressant de rappeler qu’il n’en existe pas moins différentes manières de faire l’histoire : il ne s’agit pas d’un choix sur la réalité des faits, mais sur les faits qui sont pertinents ou non. C’est une liberté immense ! On peut écrire deux histoires d’un même peuple qui respectent scrupuleusement les faits et n’ont rien à voir l’une avec l’autre.

Stéphanie Burette : Vous avez dit qu’aucun contexte ne pouvait rendre compte du texte de Joyce par exemple, qu’il y a quelque chose en excès, irréductible. Est-ce que cela pourrait être une raison de ce que les œuvres traversent les siècles ? Que pensez-vous de la qualité de certaines œuvres ? Qu’est-ce qui fait que les œuvres traversent les siècles, selon vous ?

Aurélien Barrau : Les circonstances importent avant tout. Il n’y a pas de normes du goût, quel que soit le sens qu’on donne à cette expression (et l’histoire de l’esthétique montre qu’elles peuvent être nombreuses). Là, je me sens en désaccord avec certains aspects du manifeste de Transitions. Mais il y a des experts, c’est vrai. Peut-être qu’on touche ici à l’un de mes rares points de désaccord avec Derrida lui-même : ce qui est dit est dépendant de la personne à laquelle on s’adresse et du moment, du flux, du flot dans lequel on se trouve. L’itérabilité a ses limites. Ça n’appauvrit pas mon argumentation quant à ce que la pensée est contingente et limitée dans un temps. Bref, la persistance a sa dynamique propre. Je ne veux pas y voir un effet ou une image de la qualité.

Hélène Merlin-Kajman : Peut-être que l’œuvre d’art vise un temps plus long que celui de son contexte – la postérité ! – et que ce fait permet quand même d’établir un lien dans le temps entre Canaletto et Van Gogh.

Aurélien Barrau : Il s’agit plutôt du problème de l’incommensurabilité entre Canaletto et Van Gogh. La philosophie analytique espérait tout traduire : l’idée initiale reposait sur l’espoir qu’une fois que les problèmes seraient identifiés, on pourrait réduire le débat à une simple prise de décision. C’est d’ailleurs une espérance qui est beaucoup plus ancienne. Mais elle a échoué. Ce qui me semble réjouissant ! Je crois, par ailleurs, que l’art contemporain a exploré l’atemporalité et le fugace. Cela n’en demeure pas moins de l’art. La traduction, dont le concept est inévitablement lié à ce qui sous-tend ta question, ne peut, à mon avis, pas avoir de sens exact, ce qui ne signifie pas que toute traduction soit impossible.

Sarah Nancy : Voici comment je comprends votre rapport à la déconstruction, et que je suis prête à partager : je vois la déconstruction comme une étape précédant un saut dans la responsabilisation. À un moment, il faut choisir.

Aurélien Barrau : « Il ne faut pas rester derridien, mais il faut être passé par là », a dit Denis Kambouchner. Il faut avoir été déniaisé par Derrida. Je crois que je vais néanmoins le rester un bon moment encore !

Gérald Sfez : La question que soulève Hélène, c’est celle de la mise en rapport : du réel, de ce qui est en commun, de ce qui a une valeur de plus d’un temps. Par exemple, pour Claude Lefort, il y a, dans le temps qui passe, un temps qui ne passe pas. Il y a du traductible, et de l’intraduisible. Quant au réel, Hannah Arendt rappelait la « vérité de fait » : il y a du « en tout cas » sur la vérité de fait : « en tout cas on ne peut pas dire que ça n’ait pas eu lieu » : après commencent les interprétations et les hypothèses. Tout le XXe siècle est d’accord sur ça. Cette tension fait la vérité de l’histoire.

Antonia Zagamé : Le statut des mathématiques par rapport aux autres disciplines est intéressant : elles sont toujours invoquées comme une sorte de contre-modèle qui s’opposerait à une tendance scientifique plus littéraire. Vous avez dit que les mathématiques sont une construction : mais pourquoi parle-t-on des « froides mathématiques », qui ont encore moins de contraintes que la physique ? Un mathématicien ne pourrait-il pas dire qu’il est inspiré par les muses ?

Aurélien Barrau : Quand on parle des mathématiques, on refait le vieux débat entre aristotéliciens et platoniciens. Ou celui, un peu plus récent de Dumett autour du réalisme. Il y a, c’est un fait, des mathématiciens platoniciens, et des mathématiciens aristotéliciens, on ne va donc pas trancher ce soir. Mais parfois le regard le plus naïf est le plus perçant. On peut dire que les entités mathématiques existent – c’est un point de vue. Mais il me semble difficilement soutenable. Les formes des mathématiques évoluent de façon presque homothétique. Et la physique a infléchi les mathématiques. Si l’on convient que les mathématiques sont elles aussi temporelles, et voient leurs règles évoluer, va-t-on de la sorte nier leur spécificité ? Je ne le pense pas. Cela ne conduira pas à réduire les différences. Je ne vois, au contraire, que des différences : il faut remettre en cause les linéaments clairs, avec des frontières nettes, mais les différences demeurent. Elles s’immiscent. Il y a un continuum de différences entre les mathématiques elles-mêmes : certaines branches des mathématiques s’approchent de champs disciplinaires qui ne sont plus des mathématiques.

Claire Badiou-Monferran : Pour vous, qu’est-ce que la beauté de la physique ?

Aurélien Barrau : J’aime que vous utilisiez le mot « beauté ». Parce que, justement, les catégories ou critères esthétiques permettent des écarts. C’est peut-être une provocation mais je l’accepte si elle me permet de ne jamais employer le terme de « vrai ». S’il faut employer le mot « beau », c’est précisément parce que tout le monde s’accorde sur le relativisme de cette notion (encore que le beau puisse naturellement avoir une visée universelle). C’est une affaire de jugement, de conviction et de construction. Parler d’une « belle équation » signifie qu’on a admis l’existence de choix qui ne se réduisent pas à la simple rectitude.

La beauté de la physique, c’est sa contingence : elle pourrait ne pas être. Une démiurgie en prise avec l’altérité.

 

 

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