Hélène Merlin-Kajman
Février 2020
Les chiens passent-ils aussi ?
Je dois l’avouer, la façon dont, depuis septembre, nous avons choisi d’aborder à plusieurs le même objet (un adage, une saynète…) rend particulièrement excitant l’exercice de la lettre : accords et désaccords sont largement imprévisibles, mais les différences sont toujours au rendez-vous, et leurs enjeux s’aiguisent du fait de ces rapprochements.
L’adage, d’abord. Le mieux est-il l’ennemi du bien ? Jérôme David, David Moucaud et Brice Tabeling ont tous trois souligné le caractère équivoque, voire menaçant, de ce bouclier du « mieux ». Mais outre les expériences, très différentes, que cet adage leur rappelle, l’éblouissante variété de leurs styles fait de leurs textes un vrai feu d’artifice d’intelligence. Il semble bien que les adages aient quelque chose d’inspirant…
Deux autres « adages », retardataires, se sont avec bonheur ajoutés à eux. « La nuit tous les chats sont gris » a, pour le plus grand plaisir du lecteur, séduit David Moucaud. « Les chiens aboient, la caravane passe » nous vaut un invité plus inattendu : Gérard Genette.
Oui, nous faisons parler les morts ! N’est-ce pas du reste le sens transhistorique de la littérature, comme l’explore ailleurs (sur le site de Fabula) le dossier dense et passionnant dirigé par Lise Forment et Brice Tabeling intitulé (Trans-)historicité de la littérature ? Or, ce qui est fascinant dans la façon dont Genette convoque cet adage, c’est qu’il porte aussi sur le temps, dans une sorte de double bind qui sonne un peu comme un « Après moi le déluge ». C’est dans un entretien avec Vincent Kaufmann paru dans La Faute à Mallarmé. Ce dernier interroge l’auteur des Figures sur le post-structuralisme. Genette répond avec dédain : « Comme disait Barthes dans sa période militante, “les chiens aboient, la caravane passe” ». On comprend que la caravane « structuraliste » passe malgré les chiens. Mais il ajoute : « les chiens aussi, d’ailleurs. » La pointe venimeuse (une syllepse ?) fait soudain entendre, dans la voix de Genette, une sorte d’aboiement de dépit qui, à son insu, renvoie tout dos-à-dos : rien ne passe qui ne finisse par passer aussi. Et l’on a envide de rire doucement, et de plaider pour l’humilité du dialogue avec tous ceux qui passent (dépassent, sont dépassés, etc.), comme le font Lise Forment et Brice Tabeling…
Et la saynète ? Eva Avian, Augustin Leroy, Pierre-Elie Pichot et moi-même avons commenté le poème de Baudelaire « A celle qui est trop gaie ». Je vous laisse découvrir nos accords et désaccords, tourments, dégoûts, émerveillements – nos raisons et nos émotions. Il me semble qu’à elles quatre, elles illustrent la conclusion par laquelle Guido Furci, répondant à ma réponse lors de notre premier échange à propos du Grand Cahier d’Agota Kristof, m’invite à poursuivre : « J’ai l’impression, écrit-il, [que notre dialogue] est en train de se configurer comme une réflexion de plus en plus indissociable du débat épistémologique actuel sur les liens entre esthétisation de la violence et enjeux politiques. » A suivre, donc, avec enthousiasme !
H.M.-K.
Prochaines saynètes : un texte de Joël Pommerat et un texte de Marin Fouqué
Prochain adage : « Chacun voit midi à sa porte ».