Hélène Merlin-Kajman
Janvier 2020
La littérature et les mœurs : une connexion réussie ?
« Qui adresse “loin des yeux, loin du cœur“, et à qui ? », demande Eva Avian dans son commentaire de l’adage que nous avons été quatre à commenter : et toutes les quatre – Eva Avian, Nathalie Kremer, Michèle Rosellini et moi-même – avons relevé le coup de force rhétorique par lequel il impose son équation simplificatrice au mépris de tant d’expériences amoureuses. A une époque de mobilité démultipliée qui touche particulièrement les plus jeunes (études, stages, voyages…), à l’époque d’internet (skype, facebook, etc.), il méritait plus que jamais d’être déjoué. Toutes les quatre sensibles à sa bêtise en somme, nous avons proposé d’autres pistes, évoqué d’autres scénarios aimants…
Et à ce propos, nous vous invitons fortement à regarder la mini-série de David Kajman sur youtube, Pour retrouver la chaleur de tes bras (dont Transitions a soutenu la réalisation) : conjuguant toutes les modalités du « loin », cherchant la proximité dans la distance juste, elle essaie différents styles pour dire la souffrance de l’absence – et tourne toute entière, en un sens, autour de cette question des yeux…
Tout le monde l’aura noté, il devient difficile de se souhaiter la bonne année sans un peu d’appréhension, sans une figure de réticence un peu coupable, ironique, angoissée : à quoi ressemblera la prochaine décennie ? A quoi ressembleront les prochaines semaines ? Notre impuissance est patente…. Alors, nous limitons tous un peu la portée de nos vœux, nous célébrons la famille, les amis, les amours (comme ci-dessus).
Transitions aussi vous souhaite à tous une excellente année ainsi qu’à tous les vôtres ! Mais j’ajouterai : sans ironie – toujours sans ironie, même si la gaieté que nous affirmions dans notre manifeste il y a huit ans s’est un peu assombrie (nous y réfléchissons plus directement depuis la rentrée).
Sans ironie ; ni culpabilité : car si, face aux « grands défis », notre impuissance est patente (mais qui sait ?), il y a des combats à notre mesure que nous menons. Ils justifient pleinement l’existence de Transitions et le temps que nous consacrons, année après année, à cette aventure collective. En plaçant la littérature sous le signe des phénomènes transitionnels, nous avons cherché à élucider le rapport existant entre la littérature et ce qu’autrefois on appelait les mœurs – un mot devenu louche tant il semblait inséparable de l’idée, oppressive, des « bonnes mœurs ». Et cependant, voilà que ces questions font retour, nous explosent au visage : il suffit, pour le mesurer, d’écouter les débats – anamnèses, embarras, palinodies, regrets, colères, indignations, parfois tout cela à la fois -, suscités par l’affaire Gabriel Matzneff, littéraire-et-morale, c’est-à-dire par la publication du livre de Vanessa Springora, un « roman » pourtant, Le Consentement (un mot devenu central désormais, et comme l’emblème de notre temps : une contrepartie à notre impuissance ?).
Repenser sans concessions faciles les liens délicats qui se tissent entre la littérature et les mœurs : c’est notre façon (il en est sûrement d’autres ) de renouveler la question du rapport entre « le réel » et « l’écriture », si radicalement écartée par la « modernité » au prétexte que la représentation relevait de l’idéologie bourgeoise. Or, coïncidence ou non, c’est bien de cela qu’il s’agit aussi dans nos saynètes du mois, lesquelles portent sur un texte dérangeant de Marguerite Duras commenté par Jean-Yves Bergier et Boris Verberk, Michèle Rosellini, et moi-même, un extrait de L’Amant, roman avec lequel Duras rompait avec le nouveau roman en sautant à pieds joints dans ce que l’un de nos dossiers avait appelé « Trop vrai » (il faudra le relancer).
Et nos trois saynètes se rencontrent, ici aussi, sur un malaise…
Mais c’est encore autrement que Transitions se révèle, de façon cruciale, en prise avec notre temps. Dans une tribune parue hier dans Le Monde, deux psychologues et psychanalystes, Marilyn Corcos et Brigitte Bergmann, alertent sur les dangers d’abandon invisible, les effets de détresse grave sur le tout-petit, causés par l’absorption de leurs parents dans leur portable : « Véritable doudou numérique, objet transitionnel dévoyé, le portable s’interpose sournoisement au sein de la relation parent-enfant. Le parent hyperconnecté à son portable risque de devenir un parent dé-connecté de son enfant. »
En insistant sur la valeur transitionnelle de la littérature, nous cherchons à rappeler à la société entière (c’est-à-dire en tous ses lieux éducatifs) qu’avec la littérature (certes sous certaines conditions), nous tenons encore, grâce à l’école notamment, ou plus généralement, grâce aux institutions littéraires, un antidote puissant (oui : puissant) à ces « objets transitionnels dévoyés ». Il nous faut donc continuer à convaincre nos collègues, chercheurs, enseignants, journalistes, d’en débattre…
Les deux autrices évoquent aussi le fait qu'on passe son temps à photographier ou à filmer ces tout-petits plutôt que de regarder avec eux... C’est ici la question de la place de l’image dans nos regards qui est posée - question à laquelle la websérie de David Kajman s’attelle aussi – sans moralisme aucun si l’on entend par « moralisme » un ensemble de prescriptions – , mais pour toucher aux mœurs esthétiquement (intensément).
H.M.-K.
Prochaine saynète : un texte de Baudelaire
Prochain adage : « Le mieux est l'ennemi du bien ».