Lise Forment
Décembre 2018
D'un colloque à l'autre
Les 13, 14 et 15 décembre prochains, Hélène Merlin-Kajman aidée de Tiphaine Pocquet et Éva Avian organise pour Transitions un colloque international au programme titanesque : autour de « Littérature et trauma », une cinquantaine de personnes, intervenants, discutants et membres de Transitions, se réuniront pour débattre d’une série de questions essentielles, au moment où le traumatisme est devenu sans conteste « un fait anthropologique majeur » (Fassin et Rechtman).
L’écart semble immense, de cet intitulé et des préoccupations qu’il recoupe, aux interrogations soulevées en juin 2014, lors du colloque « Littéraires : de quoi sommes-nous les “spécialistes” ? », dont nous continuons aujourd’hui la publication. Immense écart… Et pourtant… La « spécialité » littéraire, sa spécificité par rapport aux autres disciplines semblait tenir alors, aux dires des participants, à son rapport si particulier à ces extériorités : histoire, sociologie, philosophie, anthropologie… et déjà, bien sûr, psychanalyse. Chacun en tirait ses propres conclusions et conséquences, parfois assez radicalement opposées, comme le révèlent les communications et discussions que nous mettons en ligne ce mois-ci : il y est question d’« interdisciplinarité », d’« indiscipline », et en même temps, de quelque chose qu’on veut nommer spécial (une manière de lire ? un mode de pensée ? un geste, une adresse, un partage ?). Quelque chose de spécial qui définirait les études littéraires par rapport aux « sciences » universitaires… et aussi, mais sans doute pas tout à fait parallèlement, la littérature par rapport aux autres objets culturels.
Du temps a passé, de l’encre a coulé, et nous avons pris beaucoup de retard dans cette tâche d’édition électronique, mais là voilà relancée dans un espace-temps étrange, non sans attrait. Nous avons fait le choix de laisser telles quelles les notices bio-bibliographiques d’alors, car elles font le portrait des chercheurs participant à ces rencontres comme saisis, pris dans un moment : le moment de la « spécialisation » pour les jeunes chercheurs qui étaient invités à réfléchir à l’expérience d’un tel processus (Agnès Cambier, Maren Daniel, Vincent Message étaient les premiers à se livrer à l’exercice) ; le moment de la « vulgarisation », au sens noble du terme, pour les chercheurs plus expérimentés, qui s’étaient essayés à circonscrire, théoriquement, pour eux-mêmes et pour autrui, ce qu’ils considéraient comme l’objet de leur propre « spécialité » : vous pouvez lire ou entendre les réflexions d’Anne Emmanuelle Berger, Pietro Pucci, Martin Rueff et Paolo Tortonese. L’intégralité de ces sessions, tout un mercredi après-midi, est désormais en ligne.
Mais revenons en décembre 2018, et à l’amorce de cette nouvelle réflexion collective : la littérature n’a-t-elle « rien de spécial » à dire sur le trauma ? À dire ou à faire ? C’est, très simplement formulé, l’un des points de départ de l’argument, qui parie sur un véritable « dialogue » entre ces deux savoirs que sont les études littéraires et la science psychanalytique, sans qu’aucun ne soit placé dans une « position de surplomb », et selon des questions potentiellement communes : « qu’est-ce qu’un contact de parole ? quel genre d’autre, quel genre de lien sont, concrètement, porteurs, soignants, aidants […] ? Comment comprendre l’altérité de tel ou tel texte, comment nommer les effets qui en résultent : plaisir, transport, enthousiasme, horreur, pitié, identification, séduction, intrusion, empathie, fusion, distance critique, impassibilité, effraction, etc. ? Comment accueille-t-on en soi une parole, un texte, à partir de quel postulat de départ sur leur fonction linguistique, sur leur geste d’adresse, sur l’espace de leur destination ? Comment se relie-t-on à eux et pour quoi faire ? Comment leur répond-on ? Comment les ré-adresse-t-on ? »
Or, sans effet de manche, il m’apparaît indubitable que les fragments publiés aujourd’hui cherchent tous, par leur adresse, à établir des points de contact tout en s’interrogeant discrètement sur la nature de ceux-ci : ils tissent des liens des auteurs à eux-mêmes, des auteurs à leurs lecteurs, des lecteurs à leurs auteurs. Tous ces Je sans doute ont été « entamés », on devine les blessures, les traumas, une manière d’être altéré : confiance perdue dans la définition d’Entame par Éva Avian, moral usé dans celle de Tiphaine Pocquet, passage du temps dans celle d’Hélène Merlin-Kajman… « la vie entame, et la vie entière est elle-même entame, ou succession d’entames, jusqu’à la dernière », mais chacun des fragments nous propose de l’entamer ensemble « à belles dents » (naïvement ?) : en s’élançant après Albert Cohen jusqu’à « se laisser transir par ce désir du partage » (c’est l’exergue d’Hélène Merlin-Kajman) ; en refusant malgré tout l’appel du Drapeau, sous les drapeaux, autrement dit l’unité sans aspérité, pour lui préférer la métaphore du tissu, de ses nœuds et accrocs – un autre type de lien défendu par Augustin Leroy ; en gardant enfin un regard électrique sur nos rythmes (David Kajman), sur les formes de vie qu’on élit… et qu’on ré-adresse aussi via le partage littéraire. Il y a sans nul doute de l'électricité dans la saynète de Brice Tabeling, qui « bloque » (sur) une proposition de lecture de Musset et pose une limite transitionnelle à « l'infinie liberté de notre impassibilité ».
Bonne lecture !
L. F.