Séminaire

Séance du 1er décembre 2014

 

Préambule

 

Cette intervention prend place dans le cadre des recherches effectuées à Transitions autour de la question de la civilité. Carole Gayet-Viaud, formée à la philosophie et devenue sociologue, interroge les formes de la sociabilité et de l’hospitalité. Il s’agit en effet de questionner la nature des interactions dans les lieux publics au regard des normes de politesse, de convivialité, de « concernement » (H.M-K) et de côtoiement. Prenant à rebours la tradition romantique qui fonde la réalisation du sujet à partir d’une éthique de l’authenticité et de la sincérité, au détriment du respect des conventions et rituels qui rythment la vie civile, C. Gayet-Viaud affirme que les pratiques de la civilité mettent en jeu l’intériorité des acteurs. Les interactions, qui présupposent toujours la rencontre de la différence dans le semblable, ne sont pas qu’une affaire de masques mais bien d’interprétations et de significations. Si les moralistes et les sociologues ont bien souvent accusé la facticité et la superficialité des interactions sociales, interroger les formes modernes de la civilité permet de complexifier les grandes catégories binaires telles que la forme et le contenu, la vérité et l’apparence, la sincérité et l’hypocrisie. Et cependant, très vite, le problème devient moral : Tartuffe n’est-il pas de la dernière politesse ?

Au demeurant, ces questions sont redoublées par un problème épistémologique témoignant de l’émergence d’un autre enjeu, celui de la relation entre l’observation sociologique et l’écriture littéraire. « En quoi le sociologue se fait-il le conteur de ce qu’il décrit » (J-N Illouz). A la suite de Carole Gayet Viaud, c’est une invite à affiner notre regard en « s’efforçant à produire ce dont nous avons nous-même besoin » (Kant) et ainsi à éclaircir les parts d’obscurités qui rythment le quotidien que nous vous proposons avec cette séance de séminaire.

A. L.

Carole Gayet Viaud est chercheuse au CNRS et occupe un poste de professeure à l’EHESS. De formation philosophique, elle a soutenu en 2008 une thèse intitulée L’égard et la règle, déboires et bonheurs de la civilité urbaine, destinée à paraître chez Economica ainsi titrée : La civilité, enquête sur les formes élémentaires de la coexistence urbaine. Plus récemment, elle a publié un ouvrage qui traite de la question de la civilité en se focalisant sur la mendicité en tant que relation entre agents dans l’espace public. Cet ouvrage s’intitule La moindre des choses, enquête sur la civilité urbaine et ses péripéties, Peter Lang, 2011.

 

 

 

 

Rencontre avec Carole Gayet-Viaud

 

 
 

04/07/2015

 

 

Présents : Sarah Nancy, Florence Magnot-Ogilvy, Jean-Nicolas Illouz, Sarah Beytelmann, Pierre-Antoine Bourquin, Catherine Barbaud, Valérie Pérès, Natacha Israël, Paloma Blanchet-Hidalgo, Tiphaine Pocquet, Jean-Paul Galibert, David Sedley, Brice Tabeling, Adrien Chassain, Augustin Leroy, Alexis Hubert, Michel Kajman.

 

 

Plan de la séance :

0 :00 -> 8 : 55 : présentation d’H. Merlin-Kajman.

9 :00 -> 49 : 30 : exposé de C. Gayet Viaud.

49 : 33 -> fin de l’enregistrement : Discussion.

49 :33 (Question d’Hélène Merlin-Kajman) les petits vieux ? Vous avez parlé des bébés mais pas des petits vieux…

51 :49 : (David Sedley) : Vous n’avez pas parlé de la mise en fiction de la civilité et je me demandais dans quelle mesure elle est pertinente. Vous avez opté pour une étude de phénomènes empiriques observés sur des lieux publics mais il existe un grand nombre de représentations de la civilité. Par exemple, à la télévision. Il y a une série ( ?) qui a connu beaucoup de succès aux Etats Unis et elle traite de la civilité dans divers contextes, parkings, restaurants, face à un nouveau-né ou à un petit vieux. Evidemment ce n’est pas votre rôle en tant que sociologue mais avez-vous réfléchi à cela ? Je crois que le problème de la civilité a dominé la télévision américaine pendant toute une décennie. Considérez vous ce corpus comme pertinent ?

59 :51 : (H.M-K) : La question de la temporalité est particulièrement éclairante dans votre article cité au début. Les petits vieux, est-ce que c’est un type ou peut-on faire l’hypothèse qu’ils datent d’une autre époque et qu’ils sont les traces, les témoins d’une autre civilité ? Je pose cette question parce je me souviens, lorsque je vivais à Florence, d’avoir été saisie par le fait qu’attendre un bus à Florence c’était fatalement être interpellé par quelqu’un et poussé à engager une discussion immédiate. La première question était : ça fait longtemps que vous attendez le bus ? En linguistique, on appelle ça la fonction phatique. Attendre le bus ne voulait pas dire être livré à soi-même, je n’ai pas éprouvé ce que Goffman appelle l’indifférence hostile.

Votre enquête porte sur la civilité urbaine : que se passe-t-il quand on passe à une civilité non-urbaine ? Quelle différence entre les lieux et les temps, entre un village de huit cents habitants et une ville ?

Pour les petits vieux, est-ce qu’il s’agit d’un caractère, comme c’est le cas dans la rhétorique d’Aristote ? Mais d’un autre côté, le bébé et le petit vieux, c’est asymétrique. Le bébé est paradigmatique alors que le petit vieux, c’est autre chose. Les deux types ne sont pas de même nature.

 1 : 06 : 10 : (H.M-K) : Dans les situations que je décris, l’âge ne jouait aucun rôle, cela n’a rien à voir avec l’âge. Le présupposé était toujours la non-étrangeté de l’autre, que l’on se connaît. Si quelqu’un allait rater son arrêt, le bus entier intervenait immédiatement alors qu’à Paris cela arrivait rarement, avec beaucoup de retard, pour des personnes particulières. Un petit vieux était aidé, mais il n’y avait pas ce « concernement ». Mais ce qui seraient des barrières sociales infranchissables à Paris ne l’était pas à Florence. Un  homme de la grande bourgeoisie pouvait dialoguer avec un chauffeur. Il y avait une évidence des contacts !

Donc je répète ma question : Est-ce que le petit vieux pourrait être une trace ? Comment éliminer cette hypothèse ? On objecte très vite la nostalgie du bon vieux temps, « il y avait plus de contact » etc. Ce n’est pas plus satisfaisant évidemment. Après, on pourrait aussi faire l’hypothèse que je suis moi-même en voie de devenir une petite vieille et par conséquent je m’autorise à mobiliser un passé plus chaleureux.

1 :10 : 44 : (Brice Tabeling) J’ai des questions autour d’une chose mal comprise. Un de vos premiers éléments est de dire : les relations ne sont pas impersonnelles, comment personnaliser ? La démonstration est la suivante : grâce aux disputes, on constate qu’il y a un trouble, une perplexité qui résiste au langage.  Dans les interactions, il y a donc une part de l’intériorité qui est en jeu, ce n’est pas une question de masque : vous faites donc l’hypothèse que la civilité met en jeu l’intériorité des agents. Je trouve cette partie très convaincante.  Mais ensuite, j’ai l’impression que vous opérez un déplacement très moral que je ne parviens pas à saisir : non seulement l’intériorité est mise en jeu mais elle révèle et guide vers une pente au bien. Comment fonctionne cette articulation et ne présuppose-t-elle pas une structure permanente qui n’est pas mise en question?

Au fond, est-ce que vous avez vraiment besoin que la civilité soit concernée par une question morale ? Ne pourrait-on pas être civil dans le but de faire le mal, qu’est-ce que ça changerait ?

 11 :26 : 16 : (Jean-Paul Galibert) Le problème est celui du côtoiement.  Imaginons que je descends de chez moi et que j’ai oublié mes clés : vais-je crier  pour qu’on me les jette par la fenêtre ou vais-je remonter pour les récupérer? Il peut y avoir une dispute mais combien de gens ont supporté avant la gêne sans rien dire ? Les devoirs de civilité sont généraux et constants et il est parfois nécessaire d’inventer de nouvelles formes de civilité. De plus en plus, les gens s’excusent dans le métro. N’y aurait-il pas des inventions de formes de civilité ?

1 :34 : 45 : (Sarah Nancy) : j’ai beaucoup aimé la façon dont vous vous distinguiez de Goffman, notamment autour de la question de l’hypocrisie. La critique des artifices sociaux est récurrente quand on travaille sur le XVIIIe. La question du bien me préoccupe également, puisque, comme Brice, je ne savais pas quoi en faire. Cependant, quand je regarde ces situations, elles me semblent plutôt articulées par les notions de plaisir, de convivialité, plutôt que de bien. Ce sont des choses plus gratuites que le bien. Faire d’abord crédit des bonnes intentions de l’autre, certes, mais tout ça est très intentionnel et très surligné. Ne peut-on recevoir  la civilité de façon excitante, sans but, toutes ces choses que tournent autour du plaisir plutôt que du bien ?

1 :40 :00 : (H.M-K) : Je voudrais revenir sur l’hypothèse de Brice que je trouve terrifiante. Tu nous proposes un cas Liaisons Dangereuses pour la civilité. Je suis convaincue par l’argument de Sarah : partager du plaisir, c’est faire du bien à l’autre et au groupe. N’empêche que j’ai envie de soutenir votre perspective morale : depuis le début nous discutons des valeurs, de la beauté, qui sont des mots tabous qu’il est maintenant très difficile d’habiter. Je pense au texte de Starobinski sur la Rochefoucauld qui montre qu’il ne s’agit pas seulement d’un masque et que c’est bien plus compliqué.

Je voulais vous demander quelle relation théorique que vous entreteniez avec les théories du Care.

1 :51 :41 : (Jean Nicolas Illouz) : comment le sociologue se fait-il le conteur de ce qu’il rapporte et dans quelle mesure s’inscrit-il dans un travail littéraire ? Peut-on considérer l’enquête sociologique comme un genre d’invention littéraire ?

Auteurs et ouvrages cités

Aristote

Annette Baier et sa critique de la justice

M. Foucault

Irving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, 1953

A. Arendt

Starobinski, « La Rochefoucauld et les morales substitutives », Nouvelle Revue Française, n°1963-1964

Patrick Pharo, Le civisme ordinaire, 1985

J.J. Rousseau

Georg Simmel

 

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration