Autour du livre de Z. Bauman : La Décadence des intellectuels
Table ronde du 10 septembre 2011
Préambule
Pourquoi les « intellectuels » ne font-ils plus autorité aujourd’hui ? Pourquoi eux-mêmes ne croient-ils plus en leur rôle ? Le livre de Zygmunt Bauman publié il y a plus de vingt ans mais traduit seulement en 2007 en français sous le titre La Décadence des intellectuels. Des législateurs aux interprètes, propose des réponses à ces questions : faisant l’histoire de la catégorie des « intellectuels », depuis sa naissance, au 18e siècle, dans le mouvement d’éducation et de civilisation généralisées qui prend le relais de la « culture spontanée », jusqu’à son déclin, il souhaite mettre en évidence (et en accusation) la responsabilité des intellectuels accrochés à cette fonction de « législateurs » dans cette perte de crédibilité, et pointe du doigt leur incapacité « post-moderne ».
Étrange miroir pour « nous, intellectuels de gauche » ! Inconfortable, sans aucun doute, car, comme le souligne Hélène Merlin-Kajman, il brouille un argument devenu familier : la faute du néolibéralisme. C’est la raison pour laquelle nous avons voulu l’affronter, ce miroir, le 10 septembre 2011, en compagnie de Daniel Binswanger, philosophe et journaliste, Jérôme David, spécialiste des rapports entre littérature et sciences sociales, Denis Kambouchner, philosophe, Daniel Mouchard, politiste et sociologue, Christian Puech, linguiste, et Daniel Roche, historien.
Il a été beaucoup question du livre : nécessaires mises au point, mises à distance, prises de positions aussi riches que les participants étaient divers. Quant au reflet… il n’a pas été si facile de le capter. Mais nos yeux l’ont rencontré, finalement. De la surface brillante et ironique du livre - trop ? - ont surgi des invitations à réfléchir, comprendre, lutter : « réfléchir sur ce qui nous reste et sur ce qui nous reste à faire », aux moyens de « sauver les biens auxquels nous avons accès, et de faire en sorte qu’ils soient plus communément sauvés » (D. Kambouchner) Comprendre ce qui lie « l’effondrement de l’autorité » à « la transformation des élites » (D. Binswanger). Admettre que le relativisme n’est pas neuf, qu’il « il n’y a pas de progrès sans perte, sans transition » (C. Puech), pour voir ce à quoi nous pourrions remédier : la rupture entre humanités et sciences positives, par exemple (C. Puech). Lutter « contre le psittacisme savant », « invent[er] de nouveaux formats de pensée (avec les ressources d’internet, qui sait ?) » (J. David)
Et puis le plus important, dont dépend tout cela : « réfléchir à la tension entre notre capacité à discuter entre nous et notre capacité à discuter avec ceux qui ne sont pas dans notre monde » (D. Roche), considérer la nécessité d’une « réflexion philosophique sur la transmission » (M. Fogel), « cherch[er] à nous rendre compréhensibles au plus grand nombre » (J. David). Oui, mille fois oui : Transitions refuse d'être « un de ces lieux où on parle entre nous » (H. Merlin-Kajman). Mais pour que ce soit possible, il faut comprendre que ce n’est pas facile. C’est l'incontestable utilité de cette épreuve du miroir.
S. N.
Autour du livre de Z. Bauman : La Décadence des intellectuels
Table ronde du 10 septembre 2011
22/06/2013
Présents : Sarah Al-Matary, Benoît Autiquet, Marie Bolloré, Stéphanie Burette, Laurence Croq, Florence Dumora, Mathias Ecoeur, Michèle Fogel, Lise Forment, Virginie Huguenin, Michel Kajman, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Tiphaine Pocquet, Eve-Marie Rollinat-Levasseur, Brice Tabeling.
Hélène Merlin-Kajman :
Je remercie vivement nos invités d’avoir accepté de venir discuter de ce livre extrêmement dérangeant de Zygmunt Bauman, La Décadence des intellectuels. Des législateurs aux interprètes. Publié en 1987 en Angleterre sous le titre Legislators ans Interpreters[1] mais traduit en français seulement en 2007, il n’a pas l’air de rencontrer beaucoup d’écho parmi les universitaires. Et pour cause : il s’agit d’une analyse post-marxiste appuyée sur les perspectives foucaldiennes et bourdieusiennes, écrite dans le style corrosif habituel à son auteur, qui diagnostique une disparition, celle des intellectuels comme « législateurs ». Cette « disparition » n’était pas encore très sensible en France en 1987 ; vingt ans après, c’est-à-dire aujourd’hui qu’elle nous est devenue évidente, nous l’imputons au néo-libéralisme. Or, en 1987, Bauman l’explique par des causes historiques bien différentes : il est peu question du néo-libéralisme dans son livre, voire pas du tout. Parce que c’est une histoire, et parce qu’il date d’il y a plus de vingt ans, La Décadence des intellectuels nous force à nous regarder nous-mêmes sous un angle deux fois critique : comme formation sociale historiquement déterminée dont il est impossible d’idéaliser le rôle passé et dont le rôle présent est obscur, d’un côté ; mais aussi – et c’est à mes yeux sa vertu principale –, dans le miroir d’un type de discours intellectuel auquel nous avons tous plus ou moins adhéré (nous, intellectuels de gauche), et qui, depuis les années 1980, a produit des effets de déligitimation continuelle de notre propre fonction.
En effet, de multiples manières, nous avons enseigné le jugement critique que Bauman porte sur le projet occidental de progrès politique et social par le moyen de la culture, de l’éducation et de la civilisation ; nous avons enseigné le soupçon qu’il jette sur ce projet, et même cette ironie. « La plus lancinante des expériences post-modernes est celle du manque d’assurance[2] » écrit Bauman dans la dernière partie de son livre. La destruction de la figure « législatrice » des intellectuels a été en partie désirée et agie par les intellectuels eux-mêmes, sans voir qu’elle risquait de trouver un jour une traduction institutionnelle tout à fait radicale – et de droite, non de gauche.
Une brève présentation de la thèse de Bauman ne sera pas inutile. Selon lui, il faut rechercher la racine de la fonction intellectuelle dans ce qu’il appelle la « crise du XVIIe siècle », quand la culture artificielle des « jardiniers » devient une alternative à la culture spontanée qui aurait prévalu en Europe occidentale jusqu’au XVIe. Je ne m’étendrai pas sur cette mobilisation ironique des deux sens du mot « culture » par Bauman, sens anthropologique pour la « culture spontanée », sens classique pour la « culture des jardiniers »[3] : Bauman adopte ici, jusqu’à un certain point, la perspective selon laquelle la culture classique serait l’invention aberrante d’un groupe social pour imposer ses mœurs à un autre au prix du refoulement de la culture traditionnelle de celui-ci.
Mais selon Bauman, à partir du XVIe siècle, il devient clair que la culture spontanée, notamment celle des communautés villageoises ou urbaines, ne parvient plus à réguler les tensions et à maintenir l’ordre public et la paix civile, à endiguer les troubles nés des bouleversements économiques et sociaux des XVe et XVIe siècles (famine, peste, guerres civiles) qui ont jeté sur les routes des vagabonds instables et menaçants pour l’ordre social. Cependant, grâce au développement socio-intellectuel de l’humanisme, une solution nouvelle se fait jour, qui consiste à confier la régulation des rapports sociaux et le maintien de la paix civile à la fois à l’Etat et à un corps de spécialistes auxiliaires de gouvernement, les intellectuels. En effet, selon Bauman, le projet des Lumières
était double : « éclairer » l’Etat, sa politique et ses méthodes d’action d’une part, contenir et maîtriser ses sujets de l’autre. […] La réaction instinctive naturelle de ceux qui vivaient sous le règne des idées et croyaient profondément dans leur puissance créatrice fut d’espérer que la seconde tâche pourrait être remplie en usant des mêmes moyens que pour la première.[4]
Plus précisément, le projet des Lumières s’appuie sur le concept de civilisation, né au confluent de deux processus, celui du développement de la classe des clercs et celui de la curialisation des nobles, c’est-à-dire le projet d’une acculturation générale selon les idéaux des philosophes des Lumières. Désignant « une croisade délibérément prosélyte conduite par les hommes de savoir et destinée à extirper les vestiges des cultures spontanées – les modes de vie et modèles de cohabitation locaux et liés aux traditions », ce concept de civilisation
était le signe, surtout, d’une position nouvelle et entreprenante à l’égard des processus sociaux suffisante pour transformer cette position en mesures pratiques effectives.[5]
C’est au XVIIIe siècle que l’idéal de civilité, jusqu’alors comportement socialement utile à une élite aristocratique selon Bauman, serait redéfini pour s’étendre à tous. Conçu par les philosophes des Lumières comme un processus de victoire de la raison sur les passions, il exige cette fois une transformation intérieure de l’homme lui-même, laquelle justifie l’intervention d’éducateurs spécialisés du corps social en son entier :
Le projet de civilisation liait de manière indissociable la réalisation du modèle de conduite humaine souhaitable à la diffusion des lumières ; ces dernières constituaient le domaine réservé des philosophes ; le projet de civilisation postulait par conséquent, outre une forme spécifique de société, un choix sans équivoque pour ses opérateurs et ses gardiens. En ce sens, la civilisation constitua une tentative collective d’hommes de sciences et de lettres de conquérir une position stratégiquement cruciale au sein du mécanisme de reproduction de l’ordre social [6]
La civilisation, « reproduction de l’ordre social »...
Pourtant, à l’occasion, Bauman sait rappeler, avec une sorte d’adhésion mélancolique posthume, comme au futur antérieur, la beauté utopique que ce modèle des Lumières et son espoir d’expansion ont pu représenter :
Les espoirs fondés furent un temps, il est vrai, époustouflants. Les gens éclairés, les gens cultivés, les intellectuels pensaient avoir quelque chose de très important à offrir à l’humanité qui souffrait et qui attendait ; ils pensaient que les humanités, une fois transmises et assimilées, humaniseraient ; qu’elles remodèleraient la vie des hommes, leurs rapports, leur société. La culture, le produit collectif des intellectuels et leur bien le plus précieux, était considérée comme la seule chance pour l’humanité de conjurer les dangers combinés de l’anarchie sociale, de l’égoïsme individuel et du développement unilatéral, mutilant et défigurant, du moi. La culture devait constituer un effort guidé, mais partagé par tous avec enthousiasme, pour atteindre la perfection.[7]
Poursuivant enfin son parcours historique, Bauman montre comment il était fatal que l’ambition de ces lettrés occidentaux de civiliser les « rustres » en détruisant les cultures locales traditionnelles et leurs « superstitions », fassent des ravages encore plus graves dans les entreprises coloniales : la civilisation, l’idée même de civilisation est donc selon lui coupable des crimes coloniaux. Perspective largement partagée aujourd’hui, il me semble – et non sans raison.
Il était donc inévitable qu’à cette modernité succède une postmodernité consciente de la relativité de toutes les formes de vie. Le marché est alors au centre : c’est à lui que toutes les activités culturelles sont désormais soumises. Cette idée conduit à la thèse non formulée de Bauman : la postmodernité n’aboutit pas à une communauté car elle laisse hors d’elle les nouveaux pauvres. C’est la raison de la méfiance qu’il éprouve à l’égard des intellectuels : les nouveaux pauvres ne les intéressent pas car ils ne répondent pas au projet général qui reste le leur, à savoir l’éducation et la civilisation généralisées. Les nouveaux pauvres sont traités de barbares parce qu’ils n’entrent pas dans ce projet d’éducation.
Bauman utilise constamment l’ironie, donc son message est difficile à saisir. Mais, en creux, il y a ce procès des intellectuels, même postmodernes, qui ne s’intéressent pas aux nouveaux pauvres.
Plus on poursuit la lecture de La Décadence des intellectuels, c’est-à-dire plus il nous amène de cette époque originaire à notre passé le plus récent, plus on oscille entre le désir de refuser ses analyses en bloc et la nécessité inverse de reconnaître que le tableau n’est pas faux. L’idéal que ces lignes sarcastiques résument avec efficacité nous paraît en effet, rétrospectivement, illusoire, dérisoire, et proprement injuste, non moins qu’encore séduisant et du reste régulièrement relancé. Or, La Décadence des intellectuels semble barrer la route à toute velléité de « renaissance ». Mais à la fin de son livre, après avoir montré la faillite des intellectuels comme législateurs, il dessine les linéaments d’un autre rôle que nous pourrions prendre, et sa proposition me paraît très intéressante :
Dans un contexte de pluralisme irréversible, un consensus à l’échelle mondiale sur les visions du monde et les valeurs étant improbable et toutes les Weltanschauungen étant solidement ancrées dans leurs traditions culturelles respectives (pour être plus exact, leurs institutionnalisations autonomes du pouvoir), la communication entre les traditions devient le problème majeur de notre temps. Ce problème ne semble plus temporaire ; on ne peut pas espérer qu’il soit réglé « au passage » par une sorte de conversion massive assurée par la marche irrépressible de la Raison. Il semble bien plus probable qu’il doive subsister longtemps (à moins, bien sûr, que son espérance de vie ne soit drastiquement réduite par l’absence d’un tonique adéquat). Par conséquent il réclame de manière urgente des spécialistes en traduction des traditions culturelles. La nature du problème confère à ces derniers une place absolument centrale au sein des experts requis par la vie contemporaine.
En un mot la spécialisation proposée revient à l’art de la conversation civilisée. [...] Et l’art de la conversation civilisée est une chose dont le monde pluraliste a cruellement besoin. Il ne peut négliger cet art qu’à ses risques et périls. Converser ou périr.[8]
Cette ultime proposition mise à part, personnellement, j’ai beaucoup de critiques à faire à ce livre, notamment à l’égard de l’hypothèse de l’existence de « cultures spontanées ». Pourtant, je le trouve important. Je l’ai lu pour la première fois en 2009, pendant les mouvements contre le CPE et les blocages des universités, où l’on entendait circuler l’idée que le seul ennemi de notre rôle était le néolibéralisme. Le livre de Bauman, de par son décalage même, je le rappelle, a la vertu de nous rappeler l’importance critique de la post-modernité et son origine politique : la post-modernité provient d’une critique de la modernité, alors présentée comme une « figure historique à rectifier ». Ce rectificatif a rencontré le néoliberalisme : ce n’était pas anticipé, ce n’était pas souhaité, mais le terrain sur lequel se place désormais le néoliberalisme est miné... pour nous plus que pour nos « ennemis ».
Ce livre fait donc le procès des intellectuels et des « spécialistes », et si je l’ai proposé à la discussion, c’est parce que je pense que ce sont des attaques que nous devons affronter. Nous tous, et aussi nous, particulièrement, avec Transitions : créer un « mouvement » peut en effet sembler relever de l’ancienne illusion des « législateurs », simplement renouvelée par le contexte d’aujourd’hui.
J’insiste : je me souviens en effet de l’espoir de destruction d’une certaine figure de l’intellectuel, omniprésente dans les années 1970. Dans son livre, Bauman cite par exemple Michel de Certeau :
Les anciens pouvoirs géraient habilement leur « autorité » et suppléaient ainsi à l’insuffisance de leur appareil technique ou administratif : c’étaient des systèmes de clientèles, d’allégeances, de « légitimité », etc. Ils cherchaient pourtant à se rendre indépendants des jeux de ces fidélités par une rationalisation, le contrôle et l’organisation de l’espace. Aboutissement de ce travail, les pouvoirs de nos sociétés développées disposent de procédures assez fines et serrées pour surveiller tous les réseaux sociaux : ce sont les systèmes administratifs et « panoptiques » de la police, de l’école, de la santé, de la sécurité, etc. Mais ils perdent lentement toute crédibilité. Ils disposent de plus de force et de moins d’autorité.[9]
On reconnaît au passage les thèses de Foucault concernant le pouvoir normatif, dont l’institution de l’école constitue un dispositif majeur.
Pour conclure, à mes yeux, ce livre de Bauman a pour vertu de nous obliger :
- à nous regarder comme formation sociale historiquement déterminée dont il est impossible d’idéaliser le rôle passé, et dont le rôle présent est incertain.
- mais aussi, et surtout, à nous regarder dans le miroir d’un type de discours intellectuel qui, depuis les années 1980, a délégitimé les intellectuels. Il renvoie à l’expérience du « manque d’assurance » : s’il barre la route à toute velléité de résurrection de ces idéaux, il peut – involontairement, certes – nous inviter à nous réveiller d’un certain goût pour l’ironie déconstructionniste de tous les idéaux, pour la critique de toutes les « valeurs », etc.
S’il me semblait important de proposer ce livre à la discussion, c’est donc parce qu’il invite à :
- dégager historiquement des traits oubliés par Bauman dans son histoire (je pourrais par exemple montrer que sa description de la civilité « classique » est erronée sur le plan historique[10]).
- réinventer un cadre d’intelligibilité historique autre que le progrès
- réinvestir la position de l’interprète, ou traducteur, c’est-à-dire réinvestir un art de la conversation civilisée.
La parole est donnée à Daniel Roche, titulaire de la chaire d’histoire de la France des Lumières au Collège de France, dont les travaux portent sur l’histoire sociale et culturelle de l’Ancien Régime, et particulièrement sur l’histoire matérielle de la France et de l’Europe.
Daniel Roche : Je remercie Hélène d’avoir fait appel à moi pour cette table ronde. Mais d’abord, je dois prévenir que je ne connais pas le reste de la production de Bauman – cela limite la portée de mes propos.
Ce livre ne me met pas en colère. Je le trouve sain comme une invitation à réfléchir sur nous-mêmes. Je suis moi-même de la génération d’avant : j’ai fait mes premiers pas en « intellectuelocratie » dans les années 1960, j’ai lutté contre une quarantaine de réformes de l’université, j’ai défendu l’idée que le professeur n’est pas coupé de la société, et inversement.
Je dois d’abord souligner que la « Décadence » renvoie depuis toujours à quelque chose dont les historiens se méfient extrêmement. Cela suppose un « type idéal », et je ne sais pas trop s’il a existé. C’est le problème principal du livre. Depuis le grand modèle de Montesquieu avec les Romains (Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, 1721), nous avons intérêt à interroger cela comme un facteur heuristique.
L’autre chose est qu’avec Bauman, on est face à un intellectuel dont le passé intellectuel est derrière lui. Son ouvrage est un patchwork de constructions intellectuelles qui, d’un certain côté, est admirable, mais qui pose pour moi le problème du rapport entre l’histoire des idées et l’histoire sociale. Il y a une volonté de comprendre les choses rétrospectivement, un intérêt et une volonté de monition fraternelle qui n’est pas du tout d’actualité aujourd’hui. Pour lui, il ne s’agit jamais de comprendre les choix de l’autre, les difficultés rencontrées. Sa volonté généreuse s’affadit face à une situation actuelle extrêmement compliquée qui, pour prendre des exemples français, mélange aujourd’hui dans la catégorie d’« intellectuel » le professeur de l’enseignement secondaire, que je considère comme un intellectuel, et Bernard-Henri Lévy, qui se considère comme un intellectuel.
Bauman propose une opposition entre une vision moderne, vision qui affirme le pouvoir de la raison et qui a conquis universellement, et une vision postmoderne, marquée par une série d’interrogations, relativiste, qui abandonne la compréhension « progressiste ». Or même si, aujourd’hui, il faut faire de l’histoire mondialisée, cela pose problème. On y voit le reflet d’un mouvement général, d’une posture d’intellectuel, qui est aussi celle de Jack Goody (Le Vol de l’histoire, Paris, Gallimard, 2010) : il cherche une idée explicative de toute l’évolution de l’histoire, et veut nous montrer que nous sommes dans une erreur complète. Mais comment peut-on faire l’histoire des intellectuels sur une aussi longue période ? Et quelle doit être réellement notre activité politique dans les domaines qui nous concernent directement, l’Université, le monde du livre, les nouveaux médias ? La confrontation à toutes ces réformes depuis une dizaine d’années est vraiment tragique.
Il y a donc selon moi des choses à retenir de ce livre, mais aussi des perspectives à changer :
Bauman nous propose un modèle d’intellectuel défenseur d’un certain nombre de valeurs auxquelles nous avons intérêt à rester fidèles. Cet appel à la raison est important.
Cela dit, retrouver la tradition originelle de l’intellectuel politique me semble un projet utopique. Notre société est constamment en marche. Comment l’intellectuel, sans être aliéné par ses propres choix, va-t-il intervenir ? Quels agents historiques peuvent être mobilisés ?
Ensuite, il faut en effet réfléchir au refus du repli, mais non pas comme repli de la spécialisation, plutôt comme un repli dans une sphère qui ne saurait pas se faire entendre de l’extérieur. Il faut réfléchir à la tension entre notre capacité à discuter entre nous et notre capacité à discuter avec ceux qui ne sont pas dans notre monde.
Mes vrais refus sont donc les suivants : selon moi, il est vain de partir de cette volonté d’affirmer qu’il y a une définition du travail des intellectuels. Cette définition est d’autant plus regrettable que lui se contente d’une totale autodéfinition, comme s’il n’était pas possible de mesurer ce qu’est un intellectuel.
Enfin, je regrette qu’il n’y ait aucune référence aux travaux de Christophe Charle, en particulier Les Élites de la République (Paris, Fayard, 1987) et les discussions qu’animait la revue Actes de la Recherche en Sciences Sociales. Et selon moi, il y aurait trois rapports à discuter : le rapport des intellectuels à l’enseignement, leur rapport à la sociabilité, leur rapport au pouvoir. Si je peux me citer, c’est ce que j’ai tenté de montrer dans Le Siècle des Lumières en province (Paris, La Haye, Mouton, 1978) et d’autres travaux postérieurs à l’ouvrage de Bauman, mais discutés dès 1973-1978. Comme pour les Lumières, il faut croire aux intellectuels sans rester prisonniers de leurs illusions.
La parole est donnée à Denis Kambouchner, professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’université de Paris I, spécialiste de Descartes et des problèmes de la culture et de l’éducation.
Denis Kambouchner :Je m’inscrirai dans le fil des réflexions finales de Daniel Roche. L’ouvrage m’a déplu et peu convaincu, nonobstant mon respect pour l’auteur. Ce livre est intéressant à discuter mais non en lui-même très intéressant. Son grand récit me laisse sceptique. Bauman se contente de raconter une histoire, de peindre une fresque à grands traits. Il est constamment caustique, avec un langage chargé de passions négatives, et ne descend dans le comment de rien.
Le propos est le suivant : si les intellectuels connaissent une forme de déchéance, si la société d’aujourd’hui les a efficacement marginalisés, ils n’ont que ce qu’ils méritent. Leur péché est d’avoir aspiré à une fonction législatrice, et d’avoir pour cela courtisé les puissants et méprisé le peuple, méprisé ses coutumes et considéré la société comme vaste jardin à aménager. Les passages à citer sont innombrables. À propos du rapport entre la valeur prétendument universaliste de la civilisation et la valeur curiale de la civilité (non loin de Norbert Elias, mais n’est pas Elias, ni Max Weber, ni Koselleck qui veut…), on peut lire la page 117 :« Nous avons vu [...] que la République des lettres entretenait des liens étroits avec les cercles nobles et la cour elle-même. Il n’est donc pas surprenant non plus que les hommes de lettres aient formulé leurs idées, si radicalement novatrices qu’elles aient pu être, dans un langage propre à susciter la familiarité et la sympathie chez leur auditoire, et plus particulièrement dans la fraction la plus importante de celui-ci : les despotes éclairés ou les monarques destinés à un tel rôle ».
Si l’on peut bien faire état d’une similitude de forme, celle-ci n’emporte pas une continuité de sens : les préoccupations de la République des lettres s’étendaient bien au-delà de la petite fosse aux serpents dans laquelle les courtisans se battaient pour leur survie. On croit alors que la « République des lettres » (apparemment un phénomène très français) va être absoute par Bauman, mais non, son cas en est plutôt aggravé : « La civilisation constitua une tentative collective d’hommes de sciences et de lettres de conquérir une position stratégiquement cruciale au sein du mécanisme de reproduction de l’ordre social. Un abîme séparait les ambitions des civilisateurs du scepticisme et de la modestie de Montaigne... » (p. 119). Selon lui, enfin, le concept de civilisation a désigné « une croisade délibérément prosélyte conduite par les hommes de savoir et destinée à extirper les vestiges des cultures spontanées... Il traduisait un choix de stratégie concernant la gestion centralisée des processus sociaux : cette dernière serait fondée sur le savoir et aurait pour premier objectif l’administration des corps et des esprits des individus » (p. 121).
On retrouve la vieille conception sadienne-totalitaire des Lumières, avec ses amalgames caractéristiques : Diderot, Saint-Just, Destutt de Tracy, Bentham, Auguste Comte, même combat ! Avec l’idée, chez Bauman, que les « intellectuels » ne sont même pas ceux-là, les philosophes, mais ceux qui, un siècle après, ont voulu récupérer cette autorité. Entre temps, le jardin a fait place à l’usine, et le monstre a échappé au créateur (encore un thème connu). En outre, la « nouvelle technologie a besoin d’experts et non d’intellectuels » (p. 158), etc. C’est la substitution qu’ont décrite chacun à leur manière Nietzsche, Weber, Freud, Simmel.
On vit donc désormais dans un monde sans idéal, où le relativisme a vaincu. « La hiérarchie de valeurs culturelles autrefois incontestées s’est désintégrée, et le trait le plus manifeste de la culture occidentale aujourd’hui est l’absence de bases sur lesquelles fonder des jugements de valeur qui fassent autorité » (p. 202). « Les condamnations indignées des théoriciens de la “culture de masse” dissimulaient la prise de conscience du fait que la liberté politique de la culture entraînait l’impuissance des législateurs culturels » (p. 208).
Dans le contexte de la culture de consommation, aucune place n’a été laissée à l’intellectuel en tant que législateur ; dans le marché, il n’y a aucun centre de pouvoir, ni aucune volonté d’en créer un ; il n’existe pas de sites depuis lesquels des déclarations d’autorité puissent être faites, ni de ressources de pouvoir suffisamment concentrées et exclusives pour servir de levier dans une campagne massive de prosélytisme » (p. 217).
Que reste-t-il alors ? Si l’on ne veut pas verser dans une affirmation désespérée et ridicule, il n’y a plus qu’à se replier sur des domaines spécialisés ou à accepter un relativisme à la Rorty – le relativisme comme stratégie interprétative abandonnant l’universalité de la vérité (mais, à ce sujet, l’ouvrage se termine en queue de poisson).
Ce qui est vraiment gênant, c’est la sorte d’écrasement à quoi sont ici soumises la diversité des situations historiques et la complexité des pensées et des positions. Rien de précis n’est dit sur l’esprit humaniste, sur les difficultés rencontrées par les penseurs humanistes ; rien sur Erasme, sur Bayle, sur Hume ou sur Locke.
On notera aussi un passage grotesque sur Descartes, p. 114. Descartes n’a jamais prétendu faire table rase des coutumes. La première maxime de la morale par provision prescrit d’être attentif aux manières de vivre et d’agir des autres ; et il y a chez Descartes une apologie du « grand chemin » : « Les lois communes de la société, lesquelles tendent toutes à se faire du bien les uns aux autres, ou du moins à ne point se faire de mal, sont, ce me semble, si bien établies que quiconque les suit franchement, sans aucune dissimulation ni artifice, mène une vie beaucoup plus heureuse et plus assurée que ceux qui cherchent leur utilité par d’autres voies » (À Elisabeth, janvier 1646, in fine, AT IV, 357).
Pour Descartes, la société étant ce qu’elle est, étant – comme l’a souligné Pierre Guenancia – irréductiblement donnée, il ne peut s’agir de la réformer directement, d’autant qu’il y a dans les institutions sociales une part de raison et une part de contingence. Si l’ordre de la société peut être amélioré, ce n’est pas par décret, mais par une action intellectuelle qui produira ses effets de proche en proche. Cela n’a rien à voir avec la législation, avec le « jardinage » dont parle Bauman.
Un passage m’a semblé intéressant, et cependant peu clair, là encore. C’est celui qui concerne l’itinéraire de Michelle, tel que le présente Jeremy Seabrook (Landscapes of poverty, Oxford, Basil Blackwell, 1985, cité par Z. Bauman p. 235) : Bauman parle d’une jeune fille qui s’égare dans sa vie, ayant été prise dans la grande machine de la société de consommation. Il semble déplorer que les jeunes soient « élevés au rêve ». Mais quelle est l’alternative ?
J’ai donc peu de choses à dire sur le fond. L’affinité de l’intellectuel et du clerc, la dimension législatrice de l’ambition philosophique sont choses extrêmement bien connues. Il faudrait réfléchir sur ce qui nous reste et sur ce qui nous reste à faire : rien peut-être, sinon toujours chercher à y voir clair – car nous avons affaire à une complexité inédite –, à sauver les biens auxquels nous avons accès, et à faire en sorte qu’ils soient plus communément sauvés, c’est-à-dire à lutter contre la « misère symbolique » bien réelle liée à la culture de masse. En somme, devant les mutations critiques, il y a un discours à tenir. Il faut reconstruire un concept de la culture intellectuelle, en déjouant toutes sortes de crispations et de fermetures. Il faut chercher quoi dire, sur une base qui déjouera les syntagmes figés. Je rejoins en cela Daniel Roche. Et cette recherche de ce qu’il faut dire n’a rien à voir avec une activité législatrice, ni avec un discours relativiste, qui est toujours le paravent d’un dogmatisme ou d’un autoritarisme. Lorsqu’on dit : « vous savez, ce que je vous dis, vous êtes libre de le refuser », ce n’est pas seulement paresse intellectuelle dans la recherche de l’indiscutable : c’est un jeu toujours biaisé. Mais certes, pour sortir de là, la tâche est rude...
La parole est donnée à Daniel Mouchard, professeur de sciences politiques à l’Institut d’Études Européennes de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, actuellement en détachement au Cabinet de Bertrand Delanoë à la Mairie de Paris.
Daniel Mouchard : Je suis politiste et sociologue, spécialiste des mobilisations impliquant notamment ces « exclus », « nouveaux pauvres », dont parle Bauman. J’ai moi aussi un point de vue assez fortement critique, mais je le prendrais sous un autre angle : c’est l’absence de tentative de définition sociologique qui me pose problème ; Bauman ne définit l’intellectuel que par sa fonction et sa figure (dans l’introduction). Donc il n’y a pas d’épaisseur de la généalogie historique qui va être présentée par la suite.
Le problème est le même avec les concepts de modernité et de postmodernité : l’emploi qu’il en fait est allusif et peu convaincant. Et il n’y a peut-être pas de pertinence sociologique du concept de postmodernité. Je pense au livre d’Anthony Giddens (Les Conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994 pour la traduction française) : c’est un livre qui propose une remarquable tentative de conceptualiser la modernité dans ses différentes dimensions structurelles et ses évolutions historiques, et qui montre de ce fait le manque d’épaisseur de cette notion de postmodernité, laquelle serait, selon lui, une notion essentiellement rhétorique. De fait, il semble y avoir un cercle dans le discours de Bauman : le ton qu’il emploie lui-même correspond au désenchantement rhétorique de la postmodernité.
Il y a aussi la caractérisation sociologique des « exclus» qui pose problème. Bauman parle – rapidement— à leur sujet d’absence de mobilisation. Pourtant, de nombreux travaux montrent qu’il se passe beaucoup de choses dans ces espaces sociaux d’exclusion. Un certain nombre de catégories (sans papiers, sans logis, sans emploi...) se mobilisent et ces mobilisations ouvrent des espaces d’intellectualité renouvelés, c’est-à-dire qui sont aussi bien l’occasion d’engagements d’intellectuels « classiques », que l’occasion d’impliquer d’autres acteurs, extérieurs a priori au champ intellectuel, dans les débats.
Ainsi, le mouvement des chômeurs qui s'est développé depuis les années 1990, pour des raisons sur lesquelles je ne peux revenir ici (alors même que la plupart des analyses concluaient à une très faible probabilité de mobilisation de cette catégorie), a suscité un débat sur la question de la place du travail dans la société, et ouvert des espaces de discussion sur des propositions innovantes, comme l’allocation universelle.
Ces espaces de discussion, visant à produire une contre-expertise économique et sociologique, impliquent donc des acteurs très variés. Ce faisant, on n’est pas très loin des théories de Foucault à propos de l’« intellectuel spécifique », définissant l’intellectuel non par sa posture universelle, ni par sa position sociale, mais par sa pratique. C’est justement cette discussion précise – historiquement et sociologiquement — sur les mutations de la pratique intellectuelle qui manque, me semble-t-il, au livre de Bauman.
La parole est donnée à Robert Descimon, directeur d’études à l’EHESS, spécialiste de l’histoire socio-politique de l’Ancien Régime.
Robert Descimon : Je remercie d’abord Hélène Merlin-Kajman de m’avoir fait découvrir Z. Bauman (en particulier, le livre passionnant, Mortality, Immortality and Other Life Strategies, Cambridge, Polity Press, 1992). Merci donc.
Pour en venir à La Décadence des intellectuels,je proposerai dans cette intervention quelques remarques décousues. Il faut l’avouer d’emblée : je me sens très éloigné de la façon dont Bauman conduit sa pensée. Sa façon d’écrire, presque toujours dénonciatrice, me semble même intellectuellement illégitime, mais elle m’intéresse énormément, car elle donne vraiment à réfléchir, comme toute œuvre qui se respecte, ne fût-elle pas littéraire. Deux exemples de cet intérêt, parmi des dizaines qu’il serait loisible de retenir : le concept de « liquidité » des sentiments fait envisager d’un œil neuf des phénomènes sociaux que l’on croyait bien mesurer (L'Amour liquide, De la fragilité des liens entre les hommes [Liquid Love, 2003], Éditions du Rouergue, 2004) ; la critique que Bauman propose de la mondialisation paraît reposer sur des impressions certes quelque peu arbitraires, mais bien ressenties. Il va de soi que l’opinion que s’est formée Bauman de la figure de l’intellectuel ne saurait être tenue pour quantité négligeable.
Pour des raisons qui tiennent aux disponibilités des Bibliothèques, j’ai lu La Décadence des intellectuels dans sa version anglaise, Legislators ans Interpreters, de 1987, et j’ai, à ce propos, une révélation à faire : cette version est remplie de fautes typographiques et linguistiques qui indiquent que le livre a été écrit et publié avec une grande hâte. Deux hypothèses : une urgence existentielle à donner au public ; un cours universitaire édité sans beaucoup de soin…
Pour en venir au sujet, je ne me sens pas concerné, n’ayant jamais pensé que j’étais un « intellectuel » (c’est une prétention déplacée, comme aujourd’hui la prétention à « l’excellence »). Cependant, je me sens partie prenante de la « modernité », qui a bercé les années de ma formation scolaire et universitaire, et je suis prêt à faire miens ses principes tels que les expose Bauman, sous bénéfice d’inventaire, naturellement. Notre métier est avant tout une question technique de savoir… et de générosité : la lecture du livre de Julien Benda, La trahison des clercs (1ère éd. 1927) a été importante dans ma jeunesse, car il a abouti dans ma vie à une certaine distinction entre mes engagements civiques et mon activité d’historien. Benda, qui se pensait lui-même comme un intellectuel, n’entendait-il pas congédier à sa manière les prétentions « législatrices » des intellectuels ?
On pourrait énumérer, au milieu des pages dont l’écriture semble peu coûter à Z. Bauman, les propositions fragiles ou étonnantes : il prétend, par exemple, que les cultures sauvages n’avaient pas besoin d’effort pour se reproduire et semble par là négliger les travaux des anthropologues sur l’initiation. Comme si la « pensée sauvage » n’avait pas eu besoin de techniciens pour continuer à être. Ce sont-là des coups de force cognitifs relevant d’une polémique qui fait dans l’allusion et dans l’à peu près. Mais Bauman ne se sent pas tenu de rendre compte de ses dires.
Le nom d’Anthony Giddens (La Constitution de la société. Éléments de la théorie de la structuration, tr. fr., Paris, PUF, 1987), le célèbre sociologue anglais qui passait pour être un des inspirateurs de Tony Blair, a été prononcé tout à l’heure (pour autre chose !) : il s’agissait pour ce savant qui peut être considéré comme un exemplaire (attardé ?) d’intellectuel législateur, de fonder l’éloge d’une voie mitoyenne entre la tradition de la pensée sociale et les politiques économiques censées dictées par les constatations incontournables de l’observation des réalités objectives. De fait, on retrouve partout, à l’époque où écrivait Bauman, le cadre impérieux et législateur de la pensée des économistes. Toutes les réformes que nous connaissons de nos jours viennent au départ de l’École de Chicago, par exemple de Gary Becker, prix Nobel d’économie en 1992, dont une des grandes idées (passées depuis dans les justifications des politiques publiques), était de réduire l’enseignement à ses seules dimensions professionnelles, et à en supprimer conséquemment les contenus humanistes ou civiques. L’être humain n’a pas d’autres finalités ou perspectives que d’être un salarié au comportement rationnel sous la contrainte de sa compréhension du système économique, tel que les économistes libéraux ont réussi à l’imposer durant la période Thatcher. On touche à un problème clef que Bauman n’a pas du tout saisi : ce problème est précisément que les économistes (qui sont les spécialistes des sciences sociales qui sont encore tenus comme des « législateurs » au sein des institutions internationales et au sein des États démocratiques) ne se définissent précisément pas comme des intellectuels, ils sont des experts législateurs. Le caractère prescriptif de leur « science » est manifeste et assumé. Bauman ne semble plus guère croire au citoyen, ni à l’égalité des citoyens, et c’est sa critique des Lumières qui l’aveugle sur les enjeux de l’expertise qui, à notre époque, est le seul mode reconnu comme légitime, de l’intervention dans les choix publics. Car le reste serait idéologie.
Il y a vraiment des choses que je comprends mal chez Bauman : pourquoi la localité irait-elle à l’encontre de l’universalité ? Pourquoi Voltaire serait-il un intellectuel, et non Jacob-Nicolas Moreau, par exemple ? Et où classer, dans le panthéon des Lumières, Adam Smith ? La vision de Bauman est réduite à la dimension française des Lumières. Il présente la République des Lettres comme une entité à la fois prétentieuse et hostile, et il pratique un amalgame qui empêche de percevoir que la leçon des Lumières prend sans doute une dimension dans une certaine mesure universelle par les controverses qu’elles animaient, et non par les propositions paradigmatiques dont les auteurs de ce temps n’étaient guère avares.
Sans doute le livre de Bauman répond-il à des motivations très personnelles : il règle des comptes avec une certaine violence, même si ce sont des comptes intellectuels. Mon mécontentement à l’égard de ce livre n’est donc pas légitime, il ne prend pas la mesure des raisons historiques et vécues qu’avait d’écrire un penseur tel que Bauman qui avait traversé dans la souffrance les épreuves et les espoirs, mal fondés ou non, du XXe siècle. Je pense, enfin, qu’il y a une question fondamentale de forme : Bauman reprend un ton qui est étranger à la pratique française (lénifiante) des sciences humaines et sociales : la dénonciation, qui est le ton habituel des grands anthropologues britanniques (on peut penser à Rodney Needham qui écrit contre Louis Dumont avec une violence inimaginable (par exemple, « Hierarchy », dans Counterpoints, Berkeley, University of California Press, 1987, même année que Bauman). Face à ce qu’il prenait pour des fantasmes réactionnaires, Needham, un liberal pas très libéral, semblait considérer, pour reprendre la fameuse formule de Chamberlain, que « les nègres commencent à Calais » : malaise, fascination, refus à l’égard de la partie francophone de la construction de l’Europe si différente des conceptions en cours Outre-Manche… Bauman, en tant qu’interprète des Lumières, semble baigner dans cette atmosphère propre à l’intelligentsia britannique de ces années 1980, comme un nouveau converti qui vient d’ailleurs (où il était mal) et fait siennes avec enthousiasme les mœurs de sa tribu d’adoption.Il faut donc lire ce livre en ayant en tête la date à laquelle il a été écrit : 1987. Les analyses sur les nouveaux pauvres (que je trouve relativement mauvaises et arbitraires, une façon aisée de se donner bonne conscience !) étaient sans doute relativement inédites à cette époque. C’était le moment de la première grande vague d’émeutes dans les banlieues anglaises, un temps dur qui portait au doute existentiel.
Vous pardonnerez la faible cohérence de mes propos !
Michèle Fogel : En effet, avec Thatcher, enseigner à Leeds devait rendre très sensible à cela.
La parole est donnée à Jérôme David, professeur de littérature française du XIXe siècle à l’Université de Genève, spécialiste des rapports entre littérature et sciences sociales.
Jérôme David: Permettez-moi de commencer par deux anecdotes, presque contradictoires. La génération de mes grands-parents a été riche de ces figures d’intellectuels auxquelles je me suis identifié dans ma jeunesse, de ces grands penseurs que j’enviais de s’exprimer aussi bien devant un parterre de cheminots en grève qu’à la télévision sur la répression en Pologne ou la révolution iranienne.
Et puis, à mesure que j’ai réfléchi à ce que j’allais dire aujourd’hui, et que j’ai réellement cherché à rationaliser mon rapport à ces intellectuels du passé, il m’est apparu progressivement que je ne me reconnaissais dans aucun de ces modèles : ni dans le modèle de l’intellectuel organique (théorisé par Gramsci), ni dans celui de l’intellectuel total (incarné par Sartre), ni dans celui de l’intellectuel spécifique (défendu par Foucault), ni même dans ce modèle (rêvé par Bourdieu) de l’intellectuel rendu à son autonomie, et donc à son universalité.
La dichotomie de Bauman entre l’intellectuel législateur et l’intellectuel interprète ne m’a pas donné davantage de prise pour penser l’expérience véritable de mon engagement intellectuel. Or, si – comme le défend l’auteur de La Décadence des intellectuels – l’intellectuel n’existe qu’à la faveur d’une auto-proclamation de son statut («je suis un intellectuel parce que j’ose me déclarer tel»), alors vous me voyez bien embarrassé aujourd’hui. J’ai en effet lu l’ouvrage de Baumann comme j’aurais écouté les souvenirs nostalgiques d’un intellectuel devant une vieille photo de classe : mais ce n’était pas ma classe, ni mon époque, – et je n’aime pas les photos.
Je me suis alors dit qu’il fallait que je prenne le problème par un autre bout. Au lieu de me projeter dans cette figure fantasmatique de l’intellectuel, dont l’attrait a encore pour moi la force d’un réflexe, mais d’un réflexe impossible à justifier, au lieu, donc, de prendre les choses de trop haut ou de trop loin, il convenait au contraire de réfléchir au plus proche de ma pratique de chercheur et d’enseignant.
Et c’est là qu’intervient la seconde anecdote.
Ces jours-ci, quelque part dans un pays francophone d’Europe, a lieu un grand congrès de sciences sociales. Certains anciens étudiants engagés dans une recherche collective que je mène depuis plusieurs années y ont présenté certaines de nos hypothèses de travail et quelques-uns de nos résultats. Jusque-là, donc, rien à signaler.
Les choses se corsent cependant lorsque l’on songe à quelques-unes des conditions de leur intervention. (i) Le laboratoire auquel ils sont désormais attachés a dû débourser 200 euros par personne pour payer les taxes d’inscription. (ii) Une partie de ces 200 euros a été cédée par les organisateurs institutionnels à une société privée spécialisée dans l’organisation d’événements qui a pris en charge la dimension logistique du congrès : si bien que les frais d’inscription de mes anciens étudiants ont contribué à vêtir le staff du congrès (pour certains bénévoles) de tee-shirts arborant un slogan quelconque ; cet argent a aussi permis de distribuer à chaque participant (c’est-à-dire à chaque client payant) non seulement le programme, mais divers bibelots de marketing ; cet argent a enfin servi à financer les intermèdes artistiques qui meublaient les courtes pauses entre les différents panels (soit, en l’occurrence, des performances scéniques de jonglage dans le grand hall de l’université).
On a vu pire, me direz-vous.
Mais l’anecdote ne finit pas là. Ces deux étudiants produisent donc, en anglais, un premier résumé, puis une présentation orale en anglais fixée à 15 minutes maximum. On les place dans une session au titre vague, et peu en rapport avec les enjeux de notre recherche. Cette session, en outre, est l’une des sept qui se déroulent en parallèle à la même heure. Initialement ouverte à trois présentations, leur session se réduit comme peau de chagrin, puisque ni l’Iranien, ni le Russe qui devaient leur servir d’interlocuteurs ne sont là. Dans la salle, la présidente de session, italienne, découvre visiblement leur abstract au moment où elle les présente en anglais,– à une audience composée, en tout et pour tout, de trois de leurs amis, deux de leurs collègues de bureau et d’un chercheur inconnu dont les questions montreront qu’il ne parle pas assez bien l’anglais pour avoir compris leur présentation.
Qu’est-ce que l’intellectuel qui serait en moi doit penser et faire dans de telles situations ?
Il doit d’abord, me semble-t-il, déserter ces congrès, au motif qu’il ne s’y produit à peu près aucune connaissance nouvelle (on pourrait d’ailleurs s’en assurer en consultant les noms des membres du comité exécutif de ce congrès).
En l’occurrence, cependant, j’ai été contraint de m’y rendre. Et je me suis aperçu de quelque chose que je savais déjà, mais que j’essaie d’oublier en menant mes recherches en suivant d’autres modalités de mise en réseau, à savoir que ce genre d’interactions intellectuelles est le lot d’une majorité de chercheurs à travers le monde.
Ce n’est peut-être pas bon pour penser, mais c’est bon à penser. Plus encore, on y découvre à nu les forces qui déforment actuellement les conditions de travail dans la recherche et l’enseignement supérieur : l’imposition gestionnaire de formats de pensée, d’abord ; le marketing des échanges intellectuels, ensuite ; et, enfin, le rapport approximatif à la langue de description et d’interprétation.
Chacun de ces trois points mérite un commentaire succinct.
L’imposition gestionnaire de formats de pensée prend les dehors d’une commodité d’organisation : livrer un résumé de la communication six mois à l’avance devient une question de bon sens, quand on sait qu’il faut placer plusieurs centaines de speakers dans une dizaine de salles sur trois jours ; intervenir en même temps que sept autres sessions garantit que les auditeurs présents seront intéressés par la thématique, s’ils ne sont pas des spécialistes du domaine ; parler 15 minutes maximum favorise la discussion ; traduire son propos en un diaporama powerpoint facilite la compréhension ; fournir un texte de 20 000 signes (tout au plus) pour une mise en ligne sur le site après le congrès est un moyen optimal de diffuser sa recherche au-delà du cercle des auditeurs présents ; etc.
Bref, le résumé (l’abstract), la fragmentation des problématiques par niches, le temps de parole chichement minuté, la «synthèse des résultats» de quelques pages, – toutes ces exigences supposément pratiques (puisqu’elles ne répondent à aucune justification intellectuelle) ont pour effet de calibrer non seulement la présentation d’un objet de recherche, mais son élaboration. On ne pense pas en 20 000 signes comme on pense en 60 000 signes ; on ne pense pas devant deux collègues comme on pense devant un public très varié.
C’est ce phénomène que le sociologue Laurent Thévenot a qualifié, dans un article de 1998, de « gouvernement par les normes »[11]. Son travail portait alors sur les normes européennes en matière de sécurité d’entreprises, mais il ne faisait pas mystère de la validité plus générale de sa théorisation. Elle fournit en tout cas un éclairage bienvenu sur les conditions actuelles de la vie académique (sinon intellectuelle).
Si vous ajoutez aux formats des congrès ceux des organismes de recherche et des instances d’évaluation académiques – dont l’aval permet souvent l’obtention des fonds nécessaires à une recherche –, c’est bien l’ensemble du processus de constitution des objets des sciences humaines et sociales qui est touché, et pas seulement la publication intermédiaire ou finale des analyses ou des résultats.
Le dispositif actuel prédéfinit ainsi les thèmes porteurs des recherches susceptibles d’être financées, leur échelle d’analyse (le plus souvent comparée, donc internationale), leurs ambitions théoriques (interdisciplinarité oblige) ou leur durée (entre trois et quatre ans),– le plus souvent, d’ailleurs, avec la participation des chercheurs qui trouvent toujours de bonnes raisons de louvoyer (« ça a toujours été comme ça» ; «qu’est-ce qu’on peut y faire ?» ; «c’est toujours un poste de doctorant de gagné », etc.).
Si vous y ajoutez encore les nouvelles agences que les directeurs d’université mandatent pour les aider dans le formatage de leurs plans quadriennaux, cela donne une idée des manières subreptices dont les chercheurs se déchargent de cette responsabilité de penser par eux-mêmes qu’on a longtemps associée aux intellectuels.
Le tableau de l’enseignement serait identique. Il suffirait de troquer les abstracts, le powerpoint, les 20 000 signes et les trois ans, contre d’autres formats indissociables du processus de Bologne (parce que ce processus, justement, intervient presque exclusivement au niveau des normes «techniques») : crédits ECTS, objectifs des enseignements, compétences à acquérir, durée des études, et notamment de la thèse, etc.
Est-ce parler en tant qu’intellectuel, législateur ou interprète, que de dire cela ? A vrai dire, je n’en sais rien.
Le marketing des échanges intellectuels est, lui aussi, bon à penser pour comprendre les conditions dans lesquelles je travaille comme chercheur et comme enseignant,– les conditions dans lesquelles, par conséquent, il me serait possible de m’autoproclamer «intellectuel».
J’ai évoqué les bibelots de marketing : stylo, porte-document ou parapluie… L’espace savant dans lequel s’effectuent les échanges intellectuels tend toujours davantage à se soumettre à un régime de publicité qui n’est pas celui d’une mise en commun d’hypothèses, d’arguments ou de preuves, mais celui d’une spectacularisation du savoir à des fins institutionnelles, et non intellectuelles.
Ce régime émergent de publicité du savoir a cependant une vertu : il nous signale que l’échange spécialisé d’arguments et de preuves ne suffit plus à légitimer la pratique savante, et que les chercheurs en sciences humaines et sociales pourraient gagner à réfléchir aux façons de rendre leurs débats audibles à un large public. Non pas seulement sous la forme d’une intervention autorisée sur un problème d’actualité (modèle zolien de l’intellectuel), mais sous la forme d’une vulgarisation de la recherche.
Est-ce se poser en intellectuel interprète que de prôner une telle simplification pédagogique du savoir ? Bauman ne l’entendait pas en ce sens. Nous pourrions donc dire que le premier devoir qu’ont désormais les intellectuels, pour autant qu’ils soient producteurs de savoirs à prétention de vérité, c’est de se traduire eux-mêmes.
Le rapport approximatif à la langue de description et d’analyse est le dernier trait que j’ai retenu de mon périple au congrès de sciences sociales.
Le formatage linguistique (le recours exclusif à l’anglais), en l’occurrence, induit une sorte d’instrumentalisation grossière de la langue anglaise, et le recours à des termes génériques et vagues, dont les référents ne sont pas spécifiés avec la rigueur qu’exigerait l’argumentation savante.
Il y a des raisons intellectuelles et politiques de s’alarmer d’un rapport si lâche à la langue.
Les raisons intellectuelles sont les mêmes qu’au début du XXe siècle, lorsque les savants s’en prenaient à ce qu’ils appelaient le psittacisme. Lucien Febvre en avait fait l’une de ses bêtes noires : le psittacisme en histoire consistait selon lui à parler du passé dans des catégories qui ne permettent pas de restituer l’expérience des collectivités historiques. Erich Auerbach, dans le domaine de la philologie, ne disait pas autre chose : « parlez de romantisme en littérature, affirmait-il en substance, et vous ne parlerez de rien ; il faut partir des notions que l’on trouve vivantes dans les textes ! », – et il en fit la théorie de l’«Ansatzpunkt». Les anthropologues, pour leur part, dans leur insistance à traquer la dimension indigène ou émique de leurs objets d’enquête, se sont ralliés à la dénonciation de ce psittacisme que Bourdieu, à son tour, qualifiera de « biais scolastique» des sciences sociales.
Les raisons politiques ne sont pas neuves non plus. Il suffit de lire les analyses du Second Empire français par certains historiens allemands des années 1930, comme Walter Benjamin ou Siegfried Kracauer, pour se convaincre qu’ils retrouvaient dans le passé le miroir de leur situation présente. Leur obsession pour la fantasmagorie bourgeoise, pour les ambivalences de Napoléon III, pour les effets hypnotiques de l’opérette, indique à quel point cet intérêt pour le XIXe siècle français – et pour Baudelaire – était une voie détournée pour penser rigoureusement l’avènement du national-socialisme et la fascination que sa mise en scène pouvait susciter.
Aujourd’hui, j’en suis convaincu, nous sommes de nouveau dans une époque de fantasmagorie. Les déclarations politiques ne sont que des « coups de sonde » rétractables à merci, les lois votées dans le vacarme ne sont, le plus souvent, suivies d’aucun texte d’application, et les contradictions ou les mensonges des élus ne portent plus à conséquence.
La parole, dans l’espace public, n’engage personne, et ne s’adresse à personne. Ce sont les camionnettes qui prennent la parole : « je suis à louer » (lit-on sur certaines d’entre elles) ; les affiches elles-mêmes parlent en leur nom, comme dans cette nouvelle campagne de publicité d’un organisme de protection de l’environnement où l’on peut lire : « j’aimerais faire quelque chose pour les forêts – mais je ne suis qu’une affiche ».
Il est tentant de partir en croisade contre ces emplois intempestifs de la langue, contre cette démonétisation de la devise linguistique. Et il est tentant également de voir dans les moindres entorses aux règles de la grammaire, de la syntaxe ou de l’orthographe, la confirmation de cette négligence collective.
Mais il est plus crucial encore, me semble-t-il, de dénoncer ce travers dans les échanges intellectuels eux-mêmes, tels que les calibre un grand nombre d’institutions savantes. Les instances qui dirigent la recherche évoluent en effet dans un monde de fantasmagories, où l’opérette des protocoles scientistes suffit à leur plaisir.
Restaurons cette lutte contre le psittacisme savant. Inventons de nouveaux formats de pensée (avec les ressources d’internet, qui sait ?). Cherchons à nous rendre compréhensibles au plus grand nombre.
Le reste suivra. Ou non. Il sera toujours temps de reprendre les journalistes ou les hommes politiques – ces cibles trop commodes –, après que nous nous serons mis à respecter nous-mêmes les exigences que nous serions peut-être enclins, trop enclins, même, en tant qu’«intellectuels», à imposer aux autres. A ce titre, le terme même d’«intellectuel» mérite, je crois, d’être interrogé à l’aune d’une telle exigence. Et, pour ma part, il m’est difficile aujourd’hui de l’employer sans y instiller une part inconfortable de psittacisme.
La parole est donnée à Daniel Binswanger, philosophe de formation et journaliste à Das Magazin.
Daniel Binswanger : Je voudrais d’abord rejoindre ce qu’a dit Hélène Merlin-Kajman : avec ses faiblesses, cet ouvrage nous interpelle car ses analyses ont quelque chose de prémonitoire. Les phénomènes de la postmodernité se sont en effet radicalisés, et notamment la perte d’autorité, dont souffrent les intellectuels sous toutes leurs formes. Bologne, par exemple, a bien montré que les choses se sont accélérées. Donc, malgré ses défauts, l’ouvrage parle de choses sérieuses dont il dessine bien le contour.
Selon moi, Bauman essaie surtout de se situer par rapport à l’école de Francfort. La première phase qu’il considère est celle de l’intellectualisme universaliste, et il montre que c’est mal. La deuxième est celle de l’intellectualisme relativiste, et il montre que c’est pire. Le processus ne peut être qu’un processus fatal d’une expansion toujours plus proche du pouvoir.
Sa polémique contre Weber est étrange : pourquoi le puritain serait-il la figure qui légitimerait l’intellectuel ? Chez Weber, le rationalisme du puritain est ambivalent : puisqu’il se définit par la grâce protestante, la recherche du gain peut toujours se renverser en son contraire.
L’aspect le plus aberrant dans sa construction de la postmodernité est de faire de Gadamer le chantre du pluralisme particulariste : Gadamer a toujours été le tenant d’un universalisme herméneutique, mais il n’a rien à voir avec le particularisme postmoderne.
Il apparaît aussi un défaut qui invalide son schème historique : Bauman ne tient pas compte de l’effondrement de la philosophie de l’histoire – alors que la postmodernité se positionnait par rapport à la modernité avec l’impression d’avoir atteint un point de fin, mais il y avait quand même une filiation. Bauman, au contraire, n’y voit qu’une dialectique aporétique, figée, qu’on associe plutôt à l’Ecole de Francfort. Ce qu’il décrit ne commence qu’après. Il nous renvoie à une situation qui est plutôt la nôtre que la sienne.
Il reproche à ses contemporains d’avoir abandonné le prolétaire. Or, je ne suis pas d’accord avec Daniel Mouchard : cela est absolument vrai. Il est vrai qu’un intérêt peut se manifester au niveau de l’engagement de chacun, et à des niveaux collectifs ; mais les grandes figures de légitimité de l’intellectuel, de l’universitaire, ne sont plus orientées par le progressisme social.
En fait, le problème est que Bauman essaie de théoriser l’effondrement de l’intellectuel par rapport à la société de consommation (ce faisant, il se trompe, il se réfère à un texte de John Kennedy Galbraith, 1958, qui parle de la société de l’abondance, alors que la rigueur avait commencé), mais sans parler du nouveau fonctionnement des nouvelles élites sociales, alors qu’il ne fait que ça quand il parle de l’intellectuel législateur. C’est une erreur grave. Car si aujourd’hui nous sommes confrontés à une perte d’autorité des intellectuels, c’est en raison de cela : je me réfère à Fareed Zakaria, dans The Future of Freedom, qui décrit l’effondrement dans toutes les catégories socioprofessionnelles d’une méritocratie. On va l’observer en France avec Marine Le Pen : elle va confronter les élites françaises à un phénomène nouveau, celui de s’entendre dire « Vous êtes coupables parce que vous êtes compétents », tautologie populiste. La question posée est alors la suivante : dans quelle mesure l’effondrement de l’autorité est-il déterminé par la transformation des élites ? Et on pourrait se demander alors à quoi servent les dix-septiémistes…
La parole est donnée à Christian Puech, professeur de linguistique à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, spécialiste de l’histoire de la linguistique et notamment de Ferdinand de Saussure.
Christian Puech : Je remercie Hélène pour ces devoirs de vacances qu’elle nous a donnés ; je vois cela comme une sorte de conversation par le biais d’un livre, et j’y prends plaisir.
D’abord, je me demande : est-ce qu’un linguiste est un intellectuel ? Je ne m’étais pas posé la question jusqu’alors. Et je trouve que la réponse ne va pas de soi. Le défaut fondamental, pour moi, est de séparer l’intellectuel – la personne, la figure – des activités qui sont les siennes. Dans le livre, on ne sait pas très bien à quoi sont employés ces intellectuels qui se sont baptisés intellectuels. Le premier chapitre, avec Paul Radin, est terrifiant, avec l’opposition entre les prêtres et les laïcs. Il est présupposé que l’intellectualité commence là où s’arrête la spécialisation. Cela me paraît étrange : on ne devient pas linguiste à partir de conceptions générales sur le langage. Bauman n’arrime pas la catégorie à des pratiques, donc son image de l’intellectuel est hors savoir. C’est d’ailleurs l’image que perpétuent certains, comme Bernard-Henri Lévy.
L’autre faiblesse de ce livre est que je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un livre d’histoire. La notion de « décadence » (même si le terme relève de la traduction) pose problème car elle est téléologique, elle suppose un « progrès ».
D’autre part, je ne crois pas beaucoup à l’opposition législateur/interprète telle qu’elle est présentée, c’est-à-dire de manière historique. Car de quelle « législation », loi, règle, s’agit-il ? Et je ne vois pas qu’il n’y ait pas eu d’interprète au XVIe siècle, ni au XVIIe, ni au XVIIIe siècle. Je ne crois pas à cette succession.
J’en viens aux grammairiens : à côté du rhéteur, du logicien/dialecticien, dans l’Antiquité, le grammairien fait pâle figure. La preuve en est que des femmes et des esclaves ont pu être grammairiens… Avec la grammaire, la question n’est pas de parler pour quelque chose, mais de parler conformément. Donc c’est une discipline peu reluisante, et cependant, elle a un intérêt immense, ce qui explique que sa pratique est aussi ancienne que celle des mathématiques.
Or il y a certes peut-être des dangers, mais je ne pense pas, cependant, que de telles traditions vont disparaître. Il y a simplement des changements. La grammaire avec ses catégories est fixée au 3e s. après J. C. et elle s’est maintenue, c’est-à-dire qu’elle a été perpétuée, même dans des contextes très différents.
Enfin, dès le 3e siècle, les grammairiens forment aux langues du monde – si ce n’est pas être interprète, qu’est-ce que c’est ? Le travail était de rendre les langues commensurables entre elles. Décrire c’est fixer, fixer c’est normer, et il n’y a pas de parole sans norme – pas de culture spontanée.
Le relativisme n’est pas neuf : il y a déjà Cratyle et Hermogène – c’est dire qu’il se manifeste déjà à propos des langues.
Je pense qu’il faut donc s’intéresser à l’histoire de ces savoirs. Il faut maintenir l’exigence de progrès. Il faut faire lire Auguste Comte aux étudiants car ils ne le connaissent pas, ils ne savent plus la loi des trois états : à chaque fois qu’on gagne, on perd aussi sur un autre plan. Il n’y a pas de progrès sans perte, sans transition.
C’est la confrontation entre humanités et sciences qui ne va pas dans ce livre : Bauman ne voit pas que les humanités, à un moment, se sont construites contre les sciences positives. Je suis persuadé qu’il y a une demande massive des étudiants pour allier les humanités aux sciences dures.
Discussion
Hélène Merlin-Kajman : Je voudrais commencer par essayer de réexpliquer ce que nous avions l’intention de faire en proposant cet ouvrage.
Je suis frappée par ce que vous avez dit de son ton. Je l’ai relevé moi-même. Simplement, je voudrais souligner que ce ton est constant dans l’œuvre entière de Bauman, et pas seulement dans ce livre. J’ai eu l’occasion de donner à lire à mes étudiants des passages de certains de ses ouvrages pour mes séminaires, et chaque fois, d’un côté, mes étudiants en sont décontenancés dès que l’ironie frappe leurs propres opinions alors qu’ils sont séduits lorsqu’elle leur est familière ; et pourtant, je suis frappée par le fait que c’est bien toujours la même violence... Je constate donc qu’on la reçoit bien quand on est d’accord avec la position qu’elle soutient, et tout à fait en colère quand elle nous blesse... Je trouve cela intéressant car j’assume que cette ironie nous parle de nous – non que je souscrive au portrait que le livre fait de nous, mais j’assume ce portrait, si je puis dire. J’en reconnais des traits : je peux le dire d’autant plus sereinement que je n’ai jamais été d’accord avec cette ironie, qui m’est pourtant familière pour l’avoir si souvent entendue déployer. Je n’ai jamais été d’accord avec ces dénonciations au vitriol, et je la reconnais d’autant mieux, si je puis dire. Je constate qu’aujourd’hui, elle rend un son amer, qu’on préfère la chasser de nos mémoires...
Ce qui est frappant est que Bauman, dans ce livre, articule systématiquement les idées au pouvoir. Il n’y a pas de symbolique pour lui : c’est pour cela qu’il peut croire à l’existence de cultures spontanées. Mais que l’on pense aux dénonciations de Sloterdijk dans Règles pour le parc humain[12] : le philosophe se livre à un récit « historique » encore plus caricaturé, et avec encore moins d’horizon que Bauman.
Ce que tu as dit, Christian, sur la « décadence » me semble un mauvais procès car le titre est traduit, et, dans le texte, il n’y a pas de déploration de la part de Bauman. On peut y voir un usage plus descriptif, comme celui de « déclin » chez François Dubet (Le Déclin de l’institution, Paris, Le Seuil, 2002). Or c’est intéressant car cela permet à Dubet de décrire comment la figure de l’interprète – la figure sceptique de la conscience postmoderne malheureuse et ironique – a gagné les enseignants au point qu’ils ne peuvent pas considérer que le respect des normes et le bien-être des enfants soient conciliables – il faut nécessairement choisir, selon eux. Je trouve, Christian, que tu n’es pas allé au bout de ta démonstration : tu sais bien que c’était parce que la grammaire était considérée comme une matière ancienne, dépassée, élitiste, idéologique, qu’on a décidé de ne plus l’enseigner. Daniel B. a évoqué la tautologie populiste : mais c’est aussi ce qu’on voit dans un album de jeunesse comme La Petite princesse nulle (de Nadja, Paris, L’Ecole des Loisirs, 2006), qui conclut à l’inutilité d’apprendre. Or c’est un livre intellectuel, pour intellectuels. L’auteure n’est pas une électrice lepéniste, et n’a sans doute pas été consciente d’être populiste. Elle est sans doute d’accord avec le portrait de l’intellectuel fait par Bauman.
Christian Puech : Ce n’est pas parce que la grammaire est ancienne qu’on a décidé de ne plus l’enseigner car ceux qui se sont passés de la grammaire ne savent pas forcément qu’elle est ancienne. D’autre part, s’il y a un affaiblissement de ce type d’enseignement, c’est au profit de l’expression orale et de la culture spontanée, que les enseignants n’ont pas toujours accueillies de façon naïve.
Ce qui te déçoit, je pense, c’est que nous n’avons pas répondu à la question de la responsabilité. Mais ce que je me dis, c’est que comme je ne suis pas d’accord avec le diagnostic, je ne peux pas assumer la responsabilité.
Hélène Merlin-Kajman : Mais il ne s’agit pas de responsabilité ni de culpabilité : il s’agit d’abord de description. La première est voulue : c’est celle qui est énoncée. La seconde est involontaire : c’est le portrait de l’énonciateur, qui fait paradigme, à mes yeux. Ce portrait-ci, notre auto-portrait, ne nous en déplaise, est crucial. Pour moi, si on reste trop obnubilé par les méfaits du néolibéralisme, on ne trouvera pas de solutions à ce qui reste invisible.
Daniel Roche : Je trouve que Bauman ne voit l’école que de deux façons : premièrement, du point de vue de la formation de la classe dirigeante, des origines à nos jours, deuxièmement, comme instrument d’oppression et de disciplinarisation des classes inférieures. Ce faisant, il ne considère l’école que dans sa mise en place moderne, il élimine le XIXe siècle. Il élimine donc la diversité des choix internationaux européens. En France, par exemple, l’université au sens ancien n’a jamais existé. Ce n’est pas parce qu’on va former tous les élèves aux mêmes savoirs élémentaires qu’on va aboutir au même résultat car il y a des trajectoires sociales extrêmement différentes.
On a perdu confiance parce qu’on a été entraîné dans une double demande : la demande de disciplinarisation, c’est-à-dire la demande d’être « à la page », et la demande de répondre à l’administration, avec le grand problème : si vous ne répondez pas, vous n’aurez pas les crédits. La situation actuelle de notre fonction d’enseignant doit être repensée autrement et ce n’est plus chez ces maîtres qu’on va trouver les remèdes, ni non plus peut-être chez P. Bourdieu, malgré sa tentative de voir les choses d’une autre manière. Bauman, avec sa vision purement intellectuelle, ne nous aide donc pas.
Denis Kambouchner : Je voudrais revenir sur l’effet de reconnaissance dont tu as parlé, Hélène – reconnaissance d’une image de la fonction intellectuelle qui est celle que nous voyons dans notre entourage, chez nos collègues. Cette culture du soupçon qui s’est répandue dans plusieurs disciplines de sciences humaines a des racines complexes, qui sont liées à l’image de la culture de l’esprit depuis qu’on a essayé de la penser en Europe, déjà dans l’Antiquité. Ce qui est vrai – et on retrouve le problème du prolétaire – c’est que depuis des décennies, nous nous sommes massivement désintéressés du problème de ce qu’il s’agit d’enseigner. Pour ce qui concerne la France, l’un des éléments du problème de la formation des maîtres est que cela n’a jamais intéressé les universitaires. Et Bourdieu ne nous a pas fait avancer sur ce plan. Cette formation se fait par reproduction.
Daniel Roche : Oui, il y a une régression par rapport à ce qui existait il y a cinquante ans : il y avait alors les IPES, qui ont disparu après 1968. Nous sommes la seule catégorie de formation sans droit à la formation continue – c’est une aberration. Il y a bien eu une tentative quand Jospin était au ministère de l’Éducation nationale avec les IPRES. Ils devaient être mis en place dans les universités, pour répondre à la lacune entre la formation intellectuelle et ce qui va devenir les IUFM. J’ai participé à leur mise en place pendant deux ans, mais je ne sais pas ce que c’est devenu…
Christian Puech : Je suis complètement d’accord avec ce que disait Denis Kambouchner. D’ailleurs, il est frappant de voir que ceux qui critiquaient l’IUFM sont ceux qui critiquent la masterisation. Les enseignants-chercheurs n’ont pas les moyens intellectuels de penser la formation des maîtres. Je ne sais pas comment on en est arrivé là. La querelle « Nouvelle Sorbonne » tournait autour de cela. Maintenant, on nous demande de faire tenir la formation des maîtres dans un master en deux ans. Que mettre dans cette formation ? La partie facile, c’est le concours. Mais pour le reste, on ne sait pas.
Hélène Merlin-Kajman : On ne sait pas, ou on n’est pas d’accord ?
Christian Puech : Les deux, et il y a un style managérial qui aggrave les choses : on doit tout faire très vite, les maquettes, etc. C’est une véritable responsabilité. Pourquoi n’y a-t-il pas dans toute équipe de recherche un volet « transmission des connaissances » ?
Stéphanie Burette : Moi qui enseigne dans le secondaire, je voudrais rappeler que les enseignants sont eux aussi rétifs à ce que propose l’université, ils ne croient pas que cela peut apporter une solution. Ils sont pourtant très en attente, mais les propositions leur semblent souvent irréalistes.
Michèle Fogel : Ce qui a rendu difficile la discussion sur la didactique, c’est qu’elle est restée centrée sur une réflexion sur les contenus, sur ce que en quoi consistait notre savoir, mais cette réflexion aurait nécessité une réflexion philosophique sur la transmission, que nous n’avons pas été capables de mener.
Sur un plan plus général, depuis les années 1970, on a vécu une succession de phases : l’effondrement des systèmes d’explications globales, la mise en cause interne du savoir institutionnel – ce dont tu parles, toi, Hélène –, et l’arrivée d’une vie économique et sociale fondée sur une recherche du profit dans laquelle l’investissement dans la culture est totalement inutile – là-dessus arrive le populisme dont on parlait. Comment sortir de tout cela ? Je ne sais pas, mais l’interview enthousiaste de Michel Serres publiée ce samedi dans Libération me semble complètement décalée. Il y a un fossé entre la déploration et ce type d’ouverture aux nouveautés.
Denis Kambouchner : Et le problème n’est pas que celui de la formation des maîtres stricto sensu ; il est aussi de voir ce qui se passe en L1. Ce qui est frappant est qu’il n’y a pas de discussion sur le projet général de la licence.
Sarah Nancy : Vos dernières interventions, dans l’ensemble, ont visé à dénoncer l’absence de réflexion sur la formation des maîtres au niveau de l’université, et ce qui me frappe, c’est que les critiques sont faites dans les termes mêmes de Bauman : le problème ne serait pas qu’il y a des positions irréconciliables (et je pense à l’absurdité soulignée par Christian Puech), mais qu’il n’y a plus de projet global. Je me dis alors que ce qui est éclairant, dans le livre de Bauman, c’est qu’il nous permet de voir que le problème vient de l’idée qu’on se fait du rôle des intellectuels en législateur, et donc de ce qu’on a construit contre ce modèle, avec souvent beaucoup de bonne volonté. Cela rejoindrait ce que tu disais, Hélène, lorsque tu soulignais qu’on pouvait se reconnaître dans le livre, et que la responsabilité n’était pas à chercher seulement du côté du néolibéralisme. Ma question est donc la suivante : qui est responsable de l’absence de débat ?
Daniel Roche : C’est nous, nous n’avons pas réussi à imposer le débat. De réforme en réforme, le débat était là, mais chaque fois, on disait qu’on ne pouvait rien faire, on disait qu’on allait respecter la hiérarchie. Nous, en trichant, on a modifié des choses à l’intérieur sans trop changer le système. Et j’ai été surpris car les jeunes collègues ont enfin appliqué les réformes, mais les plus mauvaises d’entre toutes. La démocratisation de l’université a été réussie, mais c’est la prolongation au-delà qui n’a pas été réussie. La preuve est qu’il n’y a pas eu d’étude sociologique sur le devenir des étudiants. Comment donc faire face à l’immobilisme de l’institution et aux difficultés pratiques et quotidiennes ? L’histoire et la vie de l’institution, c’est une continuelle appropriation de ce qui arrive par des canaux multiples. On ne peut pas avoir de théorie globale.
Denis Kambouchner : Le fait est qu’il n’y a pas de réflexion sur ce qu’est une formation cohérente. Chacun fait ce qui l’intéresse, il n’y a pas d’espace pour que cette réflexion ait lieu. Pour que l’enseignement s’inscrive dans un certain horizon, il faut que cet horizon existe.
Sarah Nancy : Justement, je me demande dans quelle mesure la difficulté qu’il y a aujourd’hui à penser un tel horizon ne vient pas du fantasme critique de l’intellectuel législateur. Car la jeune génération d’enseignants-chercheurs, la mienne, a précisément été bercée par cette idée qu’il fallait se libérer de ce modèle – c’est en gros la génération de la Petite princesse nulle. Et nous avons grandi avec l’idée que ce n’est pas avec une solution globale, un système, que nous pourrions résoudre les problèmes.
Denis Kambouchner : Oui, je suis d’accord : c’est l’idée que toute normativité est inassumable pour des raisons de principe.
Robert Descimon : Je pense que les enseignants qui réussissent sont ceux qui ne sont pas dans le psittacisme, mais ceux qui sont dans la liberté. Ça nous renvoie à Bauman : lui-même semble ne pas savoir quoi faire de ses lectures, ne pas être libre.
Hélène Merlin-Kajman : Mais ce n’est pas la question : car si on réfute que le savoir c’est le pouvoir ?
Robert Descimon : Ça ne me dérange pas, je suis pour le pouvoir démocratique. Et je veux un pouvoir éclairé par le savoir. C’est leur droit d’être anarchiste…
Hélène Merlin-Kajman : Peut-être, mais ce que tu dis là, nous ne l’avons pas défendu : cf. Foucault et ses attaques continuelles contre les Lumières ! Daniel Mouchard suggérait que nous recommencions en laissant Bauman de côté. Et, en effet, dans un sens, je me réjouis de cette amorce de discussion. Mais j’éprouve de l’insatisfaction car je ne suis pas sûre que ma position ait été comprise : je me sers de ce livre comme d’un livre qui décrit ce qu’il fait lui-même. Il devrait nous aider à construire la scène de désaccord, pour reposer les problèmes différemment, sortir de l’unique vision du néolibéralisme en ennemi. Il faudrait, par exemple, se demander s’il n’y a pas une autre manière de poser l’alternative entre savoir disciplinaire et éducation… C’est à cela que me semblait pouvoir servir Bauman : à refuser ces lieux où on parle entre nous.
[4] Zygmunt Bauman, La Décadence des intellectuels. Des législateurs aux interprètes, Paris, Jacqueline Chambon, 2007, p. 98-99.
[9] Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990, p. 179 (cité par Zygmunt Bauman, op. cit., p. 158).
[10] Cf. mes articles : « Une troisième espèce de simple dignité » ou la civilité entre l’honneur et la familiarité, in Dire et Vivre l’Ordre Social en France sous l’Ancien Régime, (éd. Fanny Cosandey), Paris, EHESS, 2005 ; « Civilité: une certaine modalité du vivre-ensemble », FSL, vol XXXIII, 2006 ;« Civilité, civilisation, pouvoir », Annuaire de l’institut Michel Villey, n°3, juin 2012, Paris, Editions Dalloz. ; « Actualité de Norbert Elias », dans Malaise dans la civilité ?, sous la direction de C. Habib et P. Raynaud, Paris, Editions Perrin, 2012.