Juste un poème n° 1

 

 



Esquisse de Lou 

 


Mathias Ecoeur

29/10/2011

 

 

 

À C. et m.

 

Qu’ici on la surnommât parfois Emma, plaisanterie dérisoire nourrie des restes de lectures scolaires qui eussent mérité des souvenirs plus authentiques, Lou s’en foutait pas mal.

 

Cela, elle voudrait le dire, sans paraître s’en défendre. Et aussi : crier son prénom, crier qu’elle l’aime bien. S’alitant, elle joue avec ses sons ou ses lettres, toute en elle, loin de tous, et si proche pourtant. Alors, elle rêve éveillée comme un délire de feu et de langage qu’elle écrit ou oublie.

 

L : sa rectitude mâle, sa torsion violente, presque cassure qui m’angoisse un peu.

 

O, sexe féminin béant des lectures allégoriques. O, initiale ou pseudonyme symbolique, l’anneau porté par l’héroïne de Réage dans ce roman insensé avec lequel elle répondait au sarcasme misogyne de son amant – oui, cet anneau comme un peu écrasé, aminci, juste assez pour dompter l’agressivité du L, ce L que j’aime tant finalement.

 

O aussi, c’est évident, la pupille et l’iris, les cercles imbriqués dans son œil hier, ce soir, après l’étreinte, son œil qui paraissait plus clair et plus grand, que pourtant un noir violent consumait de l’intérieur malgré cette lumière, cet éclat qui émanait miraculeusement de son regard revenu de la convulsion.

 

Mais elle le sait bien : ce n’est pas vrai, ce n’était pas ce soir, Lou, pauvre petite Lou, ici quelle étreinte, quel amour est possible encore ? Lou, vois que tu as bien un peu d’Emma ! Mais non, susurrerait-elle, mais non, ce n’est pas cela, indubitablement, c’est comme un petit mensonge, juste pour le plaisir de l’entendre…

 

L, O, Lo, de la raideur à la rondeur des chairs, la courbe douce des lèvres jusqu’alors tendues en une ligne à la dureté de pierre. O, du Premier au Dernier et du Commencement à la Fin ; O, à l’origine du monde, à son abîme, à sa déchirure ovale.

 

La journée, Lou ingurgite lettres et substances. La nuit, longtemps, elle les ressasse, s’enfouit infiniment sous les robes feuilletées et imperméables de Mnémosyne.

 

Et puis U, U enfin, l’ouverture ou la brisure, U, enceinte entrebâillée de l’âtre de quel feu aux cendres grises, réceptacle de quels mots, de quelles substances, pince du Crabe ouverte, prête à ceindre ou à déchirer toute chair offerte, l’oblongue rondeur rompue ou invisiblement close d’où tout suc fuit.

 

Et, lorsqu’enfin elle parvient à séduire Hypnos, croyant ainsi éconduire un frère qui inlassablement la courtise et qu’elle craint tant, dans la pénombre, de confondre avec lui, le charme ne se prolonge jamais que le temps d’une fable ou d’un poème (mais les histoires, heureusement, durent parfois cent ans).

 

Journée neuve, pleine d’une langue inédite face à des substances nouvelles dont les noms crissent aux oreilles, de vers et de contes lus, inventés sur la page noire qu’elle dessine mentalement. Sur du papier, rarement. Les phrases longuement coulent en elle comme fusent, dans l’étroit labyrinthe de ses vaisseaux sanguins, les phalanges liquides d’un Thésée en blouse immaculée vers un minotaure informe.

 

Les armes et les potions ont leurs résonnances ; échos étrangement barbares des poches transparentes accrochées aux potences, caractères agrippés aux étiquettes blanches des seringues, syllabes que Lou prononce, chante presque, rumeurs sourdes qui tourbillonnent dans la salle stérile et nauséeuse, simplement parce qu’elles sont là, font mots, sont choses. Mais dans le tonnerre des syllabes et des poisons, elle y pense inlassablement, cela ne la quitte pas, l’anime toujours :

 

D’autres savent encore les moissons de langage, les œuvres pleines comme des œufs fécondés, même avec beaucoup de blanc pour nourrir le jaune. Les gens se foutent du blanc, ne le sentent et ne le goûtent plus, oublient qu’il est la chère essentielle. Ici, surtout, ils ne peuvent plus le voir. Et ailleurs, quelques-uns l’ont souvent cru d’une fadeur affreuse – et alors, alors seulement, il est vraiment vide.

 

Dans cette lactescence d’œuf, de papier, de blouses, de murs et de draps, faudrait-il que Lou mourût pour que tout s’achève ici, ou paraisse le faire ? Faudrait-il qu’elle survécût ? Qu’importe la tristesse ou la joie de ces phrases toujours potentielles qui font la fin prétendue d’une histoire, car elle seule y finit, ou y commence peut-être. Irréelle ou morte, Lou, par un détail, serait là encore, et son absence même lancerait un cri strident dans l’espace qu’un jour les mots lui ouvrirent sur la vie – et qu’elle ouvrit de la vie aux mots.

 

Immuablement, qu’on la surnomme parfois Emma, Lou s’en fout pas mal.

 

 

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