Juste un poème n° 2
Le dernier mot sauvé par le vent
Alain Parrau
18/02/2012
- I -
Nuit exténuée dans l’embrasure
d’une porte soulevant le silence
personne ne voit ici
le départ d’un feu rongé par les pleurs
ni le dos tiède des souffles
enfouis sous les draps
la terre se remplit d’images
et la bouche se fend
au contact des os.
- II -
Un drap couvre ton visage
la lumière des arbres le disperse
à la recherche de signes
je gravis les songes aimés
qui nous éloignent l’un de l’autre
dans l’arabesque du soir.
- III -
Les brûlures nous accompagnent
comme les phrases portées par la nuit
nous sommes loin des étreintes
et du souvenir des pierres
une ombre se forme à nos pieds
lourde d’un chant perdu
où s’abattent les oiseaux
et nous oublions
l’œil qui éclairait le sol.
- IV -
Paysage incrusté de cendres
rocs perforant les masques
laissés sur les bancs
clouant les miroirs où meurent
des mouches noires
le ciel s’insurge
au bord des flammes.
- V -
Sur les graviers lacérés par l’orage
une douleur secrète
déforme l’horizon
écailles du temps venus d’une lumière
où lève une peau
secousses des lignes
pliant le regard
un éblouissement
dresse ses fourches.
- VI -
Des traces rêveuses comblent mes pas
quand le soc abrite la lune
et les souches tranchées par la nuit
s’agrippent aux balafres des chemins
deux fois le mot s’extrait
d’une terre où grimpent les sangles
brunes des racines
deux fois il retombe
pour fouiller ma voix.
- VII -
Loin du soleil où saigne
l’éventail des constellations
ton œil dans le tumulte des pierres
démêle les effervescences bleues du soir
le ciel récupère les ombres
saccagées par les rats
crépuscule oblique
nouant les cimes
aux civières du sol.
- VIII -
D’un seul mouvement des lèvres
je confonds rivières et jardins
comptable de lui-même
le monde s’efface dans ses reflets
une rose moisie déborde du miroir
quand sont jetés les travaux du jour
je tiens le registre
de l’eau et de l’air
où transpire la beauté des signes.
- IX -
Obscurci par les veines
des chantiers où s’enfonce la nuit
le début d’un chant célèbre
l’urne qui attend, la main offerte
aux oiseaux blessés
les murs laissent un dessin
poussiéreux alléger leurs ailes
et leur vol rattrape ma voix
sur la crête des vagues.
- X -
Etui noir des forêts
le ciel afflue avec les arbres
examinant les traces
de mes doigts sur les carreaux
ma phrase salue la terre
comme le vol d’un insecte
et pour toi seule
devient givre.
- XI -
Ce qui bouge encore
poumons d’une eau glaciale
autour des fronts gelés
la cérémonie des pelles harcelant
la tristesse des ronces
l’écorce des yeux.
- XII -
Sur les murs et sur l’eau
le tissu transparent des épingles
tremble
dans la chaleur épaisse du métal
liasse de brindilles
jaillie du fond d’un or pétrifié
un rayon disperse
les combinaisons opaques du sang
au cœur de nos poitrines.
- XIII -
Echardes du temps
comme un buisson d’éclairs
surprend la douceur d’une main
posée au bord des fontaines
se forme ailleurs
sur les digues et sur les quais
où s’incrustent le désir
des aurores souterraines
la loi et l’orgueil
sans mesure du regard.
- XIV
Le monde inaltérable
douleur et joie incendiées
de la paume aux rivières
l’assaut patient des ruines
contient la mort elle-même
au milieu du froid
soutient l’élan
précis des chemins
qui plient l’éternité.
- XV -
Voix unique
sous le sable noir de l’oubli
à peine reconnue
qui vient jusqu’à moi
à travers les saignées
voix des seuils infranchissables
délaissant les armes
trop visibles des roches
où se perd l’horizon
alliée des souffles
mûris sous l’écorce
voix certaine
là-bas et ici.
- XVI -
Excavation du silence
rabattu sur les baies
la terre succombe
sous le poids des cordages
trajectoires blanches des roseaux
cisaillés par le vent.
- XVII -
La bouche des raies
rassasie les pierres
bûchers captifs des nefs
enfouis sous les blés
privée d’agonie
l’élucidation des ciels
enserre les ravins.
- XVIII -
Ecoute le murmure
des doigts prisonniers du sable
là où naît
le corps incendié des étoiles
approche-toi : tu devines
sous la morsure du seuil
le raclement des ciels
agrippés au lointain
le dernier mot
sauvé par le vent.
Alain Parrau est né en 1955. Il est l'auteur de Ecrire les camps (Belin, 1995 et 2009), d'articles consacrés à la « littérature des camps » nazis et soviétiques, et de poèmes publiés dans la revue Po&sie.