Réflexions n° 4 - L. Dubreuil, « Les leçons du littéraire »

 

 

 

 

 Réflexions  n° 4

 

Préambule            


« “De la littérature en LEA ? il faut être sérieux, quand même” ». Cette phrase entendue par Laurent Dubreuil à ses débuts d’enseignant dans le supérieur lui en rappelle une autre, plus célèbre : « tiens, mais n’était-ce pas déjà l’argument sarkozyste à l’encontre de La Princesse de Clèves, cette fois prononcé par les mandarins qui s’en offusqueront une décennie plus loin ? ».

L’ironie incisive de Laurent Dubreuil n’est pas la moindre qualité de son texte. Partant d’une expérience d’enseignement universitaire particulière, celle qui l’a conduit à enseigner, de 1999 à 2002, une « technique de communication » en LEA (Langues étrangères appliquées), son analyse démonte rigoureusement les présupposés et les conséquences d’un choix épistémologiquement confus et idéologiquement pervers qui a abouti, dans le supérieur comme dans le secondaire, à marginaliser, parfois même à écarter l’enseignement de la littérature au profit de l’enseignement d’outils de communication dont personne, ni les enseignants incompétents en la matière, ni les étudiants pour qui le mot est un miroir aux alouettes, ne sait vraiment de quoi il s’agit.

Or, « il y a un autre présupposé, complètement erroné, politiquement dangereux, qui dit que mes DEUG 1 seraient perdus face à un sonnet de Baudelaire, alors que la pub des lessiviers est à leur portée. » L’enseignement du discours publicitaire, qui contrairement à la littérature, n’a aucune chance de changer la vie des étudiants au sens un peu radical de cette proposition, est en somme, Laurent Dubreuil le démontre précisément, plus élitiste que l’enseignement de la littérature.

De ce dernier, Laurent Dubreuil privilégie résolument une définition charismatique, sans ignorer les objections qu’on peut lui opposer. Mais il propose un déplacement d’une importance capitale : « indépendamment des qualités personnelles, les enseignants de littérature ont, a minima, un charisme, soit une grâce extraordinaire, à savoir le texte qu’ils font lire. »

Il ne s’agit pas pour autant de confondre ce charisme du texte, et de l’enseignant porté par lui, avec le fade élan de celui qui se sort d’un « morne technicisme conceptuellement sous-développé » par un « c’est beau ponctuant la lecture de morceaux choisis ». Et voici qu’alors, la réflexion de Laurent Dubreuil entre aussi en écho avec celle que nous menons sur la question de la beauté... On aimerait l’entendre poursuivre...

Une chose est certaine : avec cette analyse cruciale, Laurent Dubreuil amorce la réflexion qui sera au cœur du colloque que nous organiserons, en juin 2014, sur la question : « Littéraires : de quoi sommes-nous les spécialistes ? ».  

H. M.-K.

  

Professeur à Cornell University (USA), Laurent Dubreuil est l'auteur de six ouvrages, notamment L'Etat critique de la littérature (Hermann, 2009) et Pures fictions (Gallimard, 2013). Ancien rédacteur en chef de la revue Labyrinthe, il a dirigé ou co-dirigé pour elle huit dossiers, dont « La fin des disciplines  » (n°27, 2007) ou « L'éloquence des singes » (n° 38, 2012). Il est en outre directeur de la revue Diacritics depuis 2011.

 

 


 

 

Les leçons du littéraire

 

Laurent Dubreuil

19/01/2013 

         
                                               

 Ce texte est le fragment d’une réflexion personnelle sur l’enseignement des lettres, où l’anecdote biographique initiale est progressivement tissée dans l’approche que je défends depuis des années de la critique, et de la littérature. Je remercie Hélène Merlin-Kajman de m’avoir invité à publier ces lignes sur un site qui constitue l’un des très rares lieux essayant intelligemment de penser la relation entre l’instruction et le littéraire. La position que je défends n’engage toutefois que moi, comme on dit ; mais j’ai bien conscience qu’elle m’engage largement.

 
 

Il faut une première situation. Ce pourrait être les « petits cours » d’anglais que je délivrais l’été de mes dix-neuf ans à un collégien dont je n’ai plus moyen de retrouver le nom. Ou les « répétitions » de langue française avec cet Italien incarcéré à la prison de la Santé, où je me rendais en 1995 et attendais le bon vouloir des matons, puis que certaines portes s’ouvrent, que d’autres se ferment. Mais je vais évoquer mon « entrée » comme enseignant dans le supérieur. Durant trois années, chaque second semestre, je suis le lundi de huit heures à midi sur le campus de Talence-Pessac, enchaînant deux fois la même classe. Le sujet est identique, de 1999 à 2002, que je n’ai pas choisi, et que je ne peux vraiment dévoyer, puisque mes étudiants seront jugés lors de l’examen final par d’autres correcteurs. J’enseigne le commentaire (composé) de publicité à des élèves de première année en Langues étrangères appliquées. À l’époque, « DEUG 1 de LEA à Bordeaux-3 » sonne comme très bas dans l’échelle des êtres, m’explique-t-on rapidement. (« Vu que je suis ici, je sais bien que c’est fichu pour moi », me glissera une étudiante.) Nous sommes chaque année une vingtaine d’hommes et femmes du rang, encadrés par quelques sous-offs — c’est-à-dire que « l’équipe » regroupe des « allocataires » de toutes sortes, des agrégés détachés à la fac, des maîtres de conférence fraîchement arrivés et donc de moins noble extraction que les crocodiles — à prodiguer des cours de « techniques de communication » en LEA (premier semestre, résumé ; second, publicité). Tous les professeurs sont formés en littérature, et je m’étonne avec la naïveté des novices de ce que nous soyons en train de faire d’autres choses, dont je ne vois pas exactement le bien-fondé. Je reçois plusieurs types de réponses : « de la littérature en LEA ? il faut être sérieux, quand même » (tiens, mais n’était-ce pas déjà l’argument sarkozyste à l’encontre de La Princesse de Clèves, cette fois prononcé par les mandarins qui s’offusqueront une décennie plus loin ?) ; « c’est très intéressant la publicité » (je veux bien, et je connaissais l’ancien enthousiasme sémiologique de Barthes ou d’Eco, mais en ce cas pourquoi proscrire l’étude de tout autre document textuel qu’un slogan, de toute autre iconographie qu’une image commerciale parue dans la presse ?) ; et, sinon, « dites, vous ne croyez pas que vous êtes déjà assez privilégié ? » (certes, certes, je me tais).

 Ici, tout est faux. Dans leur grande majorité, les enseignants n’ont aucune espèce de compétence (y compris dans les éléments de base de la linguistique jakobsonienne ou de la sémiotique), et aucun goût pour le sujet. Il n’est au fond pas question de communication, ni dans le sens de l’entreprise, ni dans la vue d’une pratique (apprendre à communiquer avec les autres), ni dans la conceptualisation informatique et cybernétique, ni dans la portée intense et littéraire que lui assignait Bataille préfaçant La Littérature et le mal. Quant à la technique que l’on nous somme d’inculquer, elle est celle de l’exercice scolaire : le résumé, le commentaire composé. Ainsi, le lien entre notre tâche et les « études littéraires » tient au seul maintien d’une forme rhétorique d’exposition extrêmement contrainte, pourvue d’un code aussi précis que généralement ineffable [1]. Ce n’est évidemment pas un hasard. En France à cette époque-là, l’enseignement des « lettres » semble d’abord et avant tout un chapelet d’exercices, pour lesquels le texte littéraire fournit prétexte. Je fais donc l’expérience à Bordeaux d’un cran supplémentaire dans la réification : n’importe quel discours peut autoriser l’exercice aussi bien qu’un poème. (Examen final en l’an 2000, commenter le slogan suivant : « Stodal, le sirop qui de toux s’occupe ».)

 Cette équivalence du dire littéraire et du jeu de mots, cette prévalence absolue de l’exercice normé, voilà exactement ce qu’enseigne notre enseignement en LEA. Dans le même temps, via une contradiction pragmatique fort courante, la phraséologie de la supériorité du littéraire sert encore, détournée en l’occurrence pour des buts d’auto-célébration. Retour à l’argument numéro un : tu comprends, à ces gamins, on ne peut de toute façon pas leur enseigner la littérature. Ah bon ? Sans doute, pour un large nombre, ces élèves sont-ils en échec, selon les modes d’évaluation en vigueur. Assurément, cette « vérité » a été intégrée par celles et ceux qui entendent rester dans la filière (les autres, « les plus doués », ont juste opté pour le cursus le moins cassant, avant de postuler en IUP, en BTS, à l’IEP, organismes couverts d’initiales et qui recrutent de facto à bac+1, laissant à Pessac le soin d’opérer une décantation supplémentaire). Et, j’imagine, ces étudiants ne brilleraient guère dans les formes usuelles. Mais justement ne pourrait-on leur enseigner à lire un peu la littérature sans mettre la dissertation ou le commentaire comme moyens de validation ?

 Il y a un autre présupposé, complètement erroné, politiquement dangereux, qui dit que mes DEUG 1 seraient perdus face à un sonnet de Baudelaire, alors que la pub des lessiviers est à leur portée. Outre que cette position recouvre un exécrable discours de domination, il s’avère que plusieurs étudiants sont au moins également démunis face à la publicité de la presse écrite que devant un récit de Maupassant. Première observation : lors d’une session, je demande à mes élèves de choisir leur document et de le commenter, or plusieurs n’achètent jamais ni journal ni magazine et se sentent pris au piège (on se rabattra sur Télé Z ou le gratuit 33). Deuxième observation : une classe entière, travaillant en groupe, après une heure, est incapable de comprendre le slogan du lapin Cassegrain (« Ligne Jockey Club : grosses légumes s’abstenir »). La conclusion la plus manifeste devrait être qu’avec de tels paramètres, où la publicité est aussi peu intelligible (mais combien plus pauvre) que le poème, l’urgence est pour ces jeunes d’être confrontés à l’expérience d’opacité du penser littéraire, et qu’il s’agit du dernier moment où quelqu’un pourra leur transmettre une passion pour la lecture des œuvres. Une passion qui pourrait littéralement changer leur vie (je ne parle pas de « trouver un job »). Ce n’est pas la conclusion de l’institution, ni de ceux qui la portent et la parlent.

 La situation que je viens d’évoquer était et reste banale [2]. Elle trahit de nombreuses et regrettables confusions (entre lecture littéraire et exercice des littéraires, entre parlure et parole, entre discours et œuvre, entre circonstance et fatalité « socio-culturelles », etc.). Elle fait s’interroger sur les motivations des universitaires, au-delà du facile constat d'une lâcheté chez les uns ou les autres — sans quoi, bien sûr, « le système » s’écroulerait sur le champ. Comment justifier que des dizaines et dizaines de jeunes et apprentis professeurs de littérature aient, pour commencer leur carrière, à assurer des cours dont la signification fonctionnelle est précisément de nier la singularité du littéraire, et qui ne transmettent à peu près rien, sinon la reconduction de l’échec scolaire ? Comment soumettre des milliers d’étudiants à ce régime inepte ? Plus grave, quelle connivence existe-t-il entre cet abandon froidement méprisant du penser poétique et l’enseignement universitaire de la littérature ? Car si tant de gens acceptent un tel état de faits — regimbant, se taisant ou applaudissant —, ne doit-on en déduire que, sous leur exercice majoritaire, les études de lettres dans le supérieur français (et ailleurs, hélas) sont fort propices à l’occultation de la littérature ?

 Du côté de la « recherche », parler même de littérature sans aussitôt mettre des bornes historiques et ainsi confondre la construction d’une expérience avec un fait chronologique (quitte à ne plus trop savoir si l’invention en question a eu lieu dans l’Antiquité, l’âge classique français, la Révolution, ou le romantisme [3], en parler sans immédiatement revenir aux définitions des petits genres qui, eux, font moins peur — parler de littérature, donc, cela ne se fait ou faisait pas, ou plus trop. Il est vrai que les proclamés défenseurs des lettres à l’université sont assez souvent les apôtres de la réaction, que combat ensuite avec aisance le pragmatisme opportuniste de la technique de comm’ « en attendant mieux ». Dans L’Avenir des langues, Heinz Wismann et Pierre Judet de La Combe décrivent bien que, par le structuralisme et ses suites, l’enjeu pédagogique a consisté à détacher l’analyse littéraire du goût personnel, afin de combattre l’habitus qui l’informait. Le problème, c’est que la reproduction sociale n’en sortit pas si amoindrie, et que la disparition officielle du goût au profit des techniques (mêlant les vieilles méthodes de la dissertation avec la taxinomie narratologique et les nouvelles formes imposées de la rhétorique scolaire) contribua lentement à tuer le sens de l’enseignement. L’attaque contre la catégorie de littérature, cette vilaine bourgeoise, était risible mais efficace. Elle nous laisse avec un morne technicisme conceptuellement sous-développé, une sorte de faire-avec attentiste, ou le grand retour du c’est beau ponctuant la lecture de morceaux choisis. Regardez Tzvetan Todorov, qui, à lui seul, et d’un revirement à l’autre, joua à peu près chacun de ces rôles.

 Je connais la position de Max Weber : un enseignant charismatique n’est pas un enseignant [4]. Mon désaccord est profond, inconciliable, même si je comprends que l’argumentation adverse, faisant l’éloge fallacieux du « style », a la fâcheuse tendance de préférer le look au propos. Il reste qu’indépendamment des qualités personnelles, les enseignants de littérature ont, a minima, un charisme, soit une grâce extraordinaire, à savoir le texte qu’ils font lire. Nous avons tous subi des profs dont la nullité acharnée prenait de telles dimensions qu’ils en venaient à nous dégoûter, souvent pour longtemps, parfois pour toujours, de tel ou tel auteur. Il n’empêche, la possibilité du charisme se déploie au-delà. Cela n’est pas propre au littéraire (il y a semblablement des révélations mathématiques, des fulgurances philosophiques), mais l’intensité ici diffère. Il est bien évident que la meilleure, le meilleur des professeurs de littérature, à l’instant de sa leçon, est humblement, et irrémédiablement, en-deçà des textes les plus forts qu’il critique. Notre « métier », si c’en est un, demande que nous provoquions nos élèves afin qu’ils puissent se mesurer aux œuvres. Nous ne devrions ni accabler nos auditeurs sous le faix d’une lecture close, ni détourner leur regard vers la « culture » ou « l’histoire » qui automatiquement donneraient sens (!) aux textes, ni les laisser dans l’ignorance ou la complaisance de « la identité » (comme disent certains de mes undergraduates), ni leur permettre de croire en la gentille innocuité du littéraire ou sa vertu d’entertainment. À moins d’être soi-même habité par la littérature, tout cela est très exigeant, j’en conviens ; et je doute qu’on y trouve à tout coup la matière du prochain sujet d’examen. Quant à cette position de surplomb non pas de la matière ou de la discipline mais de chaque réalisation particulière par rapport à son interprète, elle est assez mal vécue. Reconnaître la supériorité d’un texte, non par principe (d’autorité, de tradition, ou autre), mais après avoir fait le maximum pour en poursuivre le tracé, ne satisfait pas le narcissisme ordinaire. Eh oui. Mais sans cet aveu argumenté, inexorable, on ne parle pas de l’événement de pensée, d’écriture, on se contente de traduire approximativement. Et de là, tôt ou tard, une fois ôtée l’aura sociale et mondaine attachée aux lettres (ère où nous nous situons aujourd’hui), on finira par valider la conception publicitaire de l’enseignement. Ou – version américaine – par divertir l’attention. Car, désormais fort loin de Pessac, même dans la situation particulière d’une université privée et Ivy League, sous la pression d’impératifs sociaux et par découragement, je vois autour de moi une préférence pour les alentours du texte. Comprenons-nous bien. Dans mon activité éditoriale, dans mes écrits, dans mes cours, sans cesse j’ai voulu aller vers l’indiscipline [5], et je me consacre largement à la philosophie, à la théorie politique, aux sciences, aux arts visuels. Je ne suis pas en train de renoncer à cet excès méthodique, à ce refus de la spécialisation. Je ne plaide pas contre « l’ouverture », je m’élève contre la subsomption et la trivialisation du littéraire sous les index du « culturel », du « subjectif », du tout-social, du « ça parle », etc. Les alentours que j’indique sont alors ces manœuvres échappatoires, qui, pour n’être guère l’histoire positive ou la technique de composition prisées en France, n’en constituent pas moins des fins de non-recevoir. Si se dénoue le rapport individuel à l’extremum poétique, il devient plus aisé de passer au commentaire politique, ou à la considération de la diversité ; ce verbiage fait de vous un personnage plus positif (et plus viril) que ne paraît être celui de l’interprète défait par sa lecture.

 Notre charisme, en ces conditions, est une grâce périlleuse, et je ne jurerais pas qu’il soit politiquement bien venu de le rappeler. Qu’importe. Malgré l’impudence, l’imprudence à le dire, je me suis demandé plus d’une fois s’il n’y avait pas un lourd malentendu lié à l’enseignement de la littérature. Premièrement, sans aller exactement dans la direction d’Adorno ou de Marcuse, je considère effectivement qu’une part anti-sociale, apolitique est fréquemment en œuvre dans un roman, une tragédie, un essai, un poème [6], l’institution de l’école moderne n’étant du coup pas son lieu le plus adapté. Ensuite, les justifications dominantes sont à mes yeux faibles ou décalées. La distinction sociale via l’art de la citation et la culture générale est un argument en perdition ; la constitution d’une culture commune ou l’examen de la tradition recèlent pour moi trop d’allusions à la cohésion nationale, à la célébration occidentale, ou aux postulations identitaires ; la maîtrise de la langue me laisse incertain quand je note l’absence quasi totale de relations entre le texte lu et la prose d’ordinaire produite et recommandée ; l’acquisition de « l’esprit critique », dans la version standard qui en est donnée (de discrimination rationnelle), n’est pas plus l’apanage du littéraire que du scientifique. Enfin, l’industrialisation et la bureaucratisation de l’école en général, avec ses obligations de résultat, ses cursus balisés, ses contrats pédagogiques, ses heures fixes, ses devoirs, devient le contexte aigu de notre calamité.

 Le malentendu tiendrait à un écart entre le génitif objectif et le subjectif. L’enseignement de la littérature tel qu’idéalement nous le prodiguons ni ne peut égaler ni ne doit effacer l’enseignement de la littérature, car, n’en doutons point, elle instruit, singulièrement. La difficulté foncière de notre position réside dans notre dessein d’enrichir le second enseignement par le truchement du premier, tout en devant défendre l’un avant — et bien vite au détriment — de l’autre. Curieuse intrication. Si nous nous en débarrassons, nous perdons une raison d’être, et gagnons éventuellement une insignifiante raison sociale. Si nous la simplifions, nous accomplirons notre labeur, au mieux sous la lueur de quelques vagues éclairs. L’ambiguïté est ce d’où nous ferions mieux d’énoncer notre parole. Il y aurait un article à écrire sur la tentation (plus particulièrement française) à confondre les deux enseignements, et qui se résumerait à la formule « docere et placere », généralement attribuée à l’Art poétique d’Horace. Une rudimentaire recherche de mots clés sur la toile annonce des dizaines de milliers d’occurrences pour cette citation apocryphe — et met en évidence que la devise fournit depuis des décennies matière à plus d’un sujet de dissertation. La définition de la littérature ou de la poésie comme ce qui plaît et instruit s’impose largement à l’âge classique, de La Fontaine à Molière, de Racine à Boileau ; elle n’est pas complètement hétérogène à la visée d’Horace. Mais il est symptomatique que l’École fige dans un latin rêvé le désir (méta)critique d’un classicisme se promouvant aux yeux du monarque absolu, puis ressasse ce qui devient un mot d’ordre pour soi-même (nous sommes les instructeurs de l’instruction). C’est deux fois un plaidoyer pro domo, sauf que la maison n’est plus la même. Au fur et à mesure, le placere est relégué (s’inversant en ennui) ou autonomisé de façon assez puérile (ah le plêsir du texte !).

 Horace, lorsqu’il parle de plaisir et d’instructive utilité, n’y voit pas le tout de la poésie. Mais, sur ces questions, il adopte déjà une posture complexe, et ironique. Le je de L’Art poétique, tenant à réclamer sa santé mentale à l’encontre de Démocrite qui associait la folie à la création verbale, est contraint dès lors de se décrire en ses vers comme « n’étant lui-même un rien écrivain » [7] ; ce qui ne l’empêchera donc pas d’enseigner (« docebo » [8]), et à commencer – nouvelle contradiction performative – que « le sens commun » (ou le juste savoir, recte sapere) « est à la fois principe et source de l’écriture » [9]. Le choix des sujets se peut conformer aux « chartes socratiques » [10], car Horace est en train de mettre en place une validité de la poésie face au discours de la philosophie. Mais la capacité de mobilisation du sens commun réside dans une expérience du monde, soit le fait d’avoir « appris » [11] dans son existence l’importance de la patrie, des amis, de la parenté, des amours, des obligations sociales. Le premier enseignement du non-poète Horace à l’égard des écrivains sans délire est donc d’être un étudiant de la vie (ce que dira encore Rilke, beaucoup plus tard). Intervient en ce point une distinction entre la Muse ou le génie grecs – et la rationalité romaine. Or cette différence procède cette fois d’un autre enseignement, l’arithmétique marchande qu’« apprennent » les « enfants de Rome » [12] dès leur plus jeune âge, et qui corrompt l’aptitude à la composition. Horace, le « maître ignorant » [13], à la limite extérieure du génie poétique, et qui insiste néanmoins pour enseigner qu’il convient d’apprendre non de lui mais de la vie, s’élève contre l’instruction scolaire de son époque, formant obstacle à cette nouvelle éducation du public par les vers récités et lus. L’intrication est là, elle ne peut être décidée que par l’effectuation d’une lecture (et non sa « transmission »).

 Horace croit dans un enseignement possible quoique paradoxal de l’écriture littéraire ; ce à quoi sert tout « art poétique », y compris celui qui, dans la mise en œuvre, se lit sans s’intituler de la sorte. Il ratifie aussi une instruction au cas par cas, fondée sur les exemples d’actions, de sentiments, de conduites, d’idées. Il faut ajouter un troisième apprentissage, qui, pour des raisons difficiles et que je n’éluciderai pas ici, est éludé par Horace : soit cette manière de penser même, que j’ai à l’instant indiquée, et qui passe par un détour entre les mots, par une science argumentative et contradictoire. Ces trois enseignements sont subordonnés au vivre, ou, pour le dire autrement, ils sont aussi le vivable de la vie, au risque de devoir défaire l’ancien apprentissage acquis sous la férule des maîtres. À mon sens, telles sont, encore maintenant, les trois principales leçons du littéraire (étant entendu, je le répète, que le tout de l’œuvre ne saurait non plus tenir à la seule instruction). Ces leçons restent à recomposer ad hoc, et ce sont elles que notre enseignement devrait favoriser. En passant au plan de notre discours professoral, le risque est grand de transformer l’ars poetica en recueil de trucs pour ateliers d’écriture, de faire de « nos héros, nos modèles » les exempla d’une rigide axiologie, de muer un extraordinaire tour d’esprit en rhétorique. Oui, ce sont les risques d’un malentendu qui nous affaiblit et nous protège. Et, oui, depuis ma libération du publicitaire, je m’attèle, devant mes élèves, à montrer et parler de cela. Mais oui, c’est le plus haut enjeu que je vois, dans le « système scolaire » ou hors de lui, à la persistance de notre charismatique professorat.



[1] Je suis désolé mais forcé de le noter : les responsables de « l’unité d’enseignement », et qui, à l’occasion, nous proposent des « corrigés », sont foncièrement incapables de produire un commentaire composé en bonne et due forme, et encore plus d’en expliquer les règles, qu’ils n’ont jamais possédées à la manière de la bête à concours primée que je suis. Les bons élèves d’autrefois, qui ne furent jamais « les meilleurs », se retrouvent dans le triste état des convertis extrémistes de l’exercice. Quant aux « excellents praticiens », pour la plupart, ils ne pipent mot et continuent en public la propagande du sacré commentaire, jouissant de leur inaltérable statut de crack et n’en pensant pas moins en leur for intérieur.

[2] Pour l’anecdote, je note que, pour l’essentiel, ce que j’ai décrit continue aujourd’hui à l’identique dans la même université.

 [3] Argument que je donne et développe dans « What Is Literature’s Now ? », New Literary History 38-1, 2007 ; et « Expériences de la littérature et indiscipline », Textuel n° 64, 2011.

[4] Cf. Weber, Wissenschaft als Beruf.

[5] Cf. en particulier mon État critique de la littérature, et le numéro 27 de Labyrinthe en 2007 sur « La Fin des disciplines ? ».

[6] Je m’en explique plus en détail dans Le Refus de la politique, p. 47-64.

[7] Horace, Ars poetica, II, v. 306.

[8] Ibid.

[9] Id., v. 309. Id., v. 310.

[11] Id., v. 312.

[12] Id., v. 325-330.

[13] Jacques Rancière, Le Maître ignorant, 10/18, 2004.

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