Réflexions n° 6
Préambule
Difficultés radicales ou Approfondir
Sylvie Cadinot-Romerio
25/06/2016
Il est une croyance qui semble partagée par beaucoup de professeurs, quel que soit le lieu où ils enseignent : qu’on a dû, dans le degré inférieur au leur, renoncer à un certain nombre d’exigences, ce qui explique pourquoi leurs élèves ou leurs étudiants manquent désormais des connaissances et compétences pré-requises pour leur enseignement. Pourtant, à tous les niveaux, du primaire au supérieur, chaque professeur a le sentiment de ne rien céder, au gré des changements de programme, de devoir seulement combler de plus en plus de lacunes et de voir l’horizon de ses objectifs peu à peu reculer. Aussi les rencontres organisées entre des enseignants de deux degrés voisins sont-elles souvent chargées de soupçons, d’un sourd différend, alors qu’élargies à tous les degrés, elles feraient peut-être apparaître cet accord au sein des désaccords et pourraient le transformer en sujet de réflexion : comment expliquer l’impression commune que la remédiation n’est plus occasionnelle et individuelle mais qu’elle est devenue systémique ?
Parmi les éléments possibles d’explication, j’envisagerai un phénomène assez récent qui fait obstacle à une compréhension profonde des savoirs scolaires de la part des élèves : la nouvelle forme de distance qu’ils ont vis-à-vis d’eux. Celle-ci ne tient plus seulement, comme l’ancienne distance, à la difficulté d’accès des connaissances abstraites ou à la complexité de certaines opérations intellectuelles : elle provient d’une sorte de séparation, ou plutôt d’une inséparation1 d’avec des environnements extérieurs à l’école dont les élèves arrivent de moins en moins à détacher leur esprit. D’ailleurs on ne peut plus dire que cette distance est subie, que ce soit dans la douleur ou dans l’indifférence ; elle est en quelque sorte admise, admise comme une réalité de fait.
Avant de la décrire, il me faut avertir de la grande particularité de l’expérience sur laquelle s’appuient mes propos. Le lycée où j’enseigne est, d’après le calcul des positions socio-scolaires de ses élèves, l’un des établissements de France où il y a à la fois le moins de mixité sociale et le moins de mixité scolaire (seuls 2 % d’élèves appartiennent à une catégorie favorisée). Malgré cela, il obtient une bonne place dans les classements des établissements secondaires parce que ses résultats au baccalauréat infirment les déterminants sociologiques (85 % de réussite). Toutefois, peut-on le considérer comme un bon poste d’observation ?
Dans son discours introductif sur la refondation de l’école prioritaire en 2014, Jean-Paul Delahaye, alors directeur général de l’enseignement scolaire, a dit que « les REP2 [constituaient] une sorte de miroir grossissant des questions qui se [posaient] à l’ensemble du système éducatif ». Effectivement, on ne peut y compter sur aucun préalable : ni capital scolaire, ni capital culturel, ni capital linguistique ; là l’école est nue : un défaut dans ses programmes, une réduction de ses horaires ou de ses moyens, y sont aussitôt criants. Pour comprendre ma situation à Clichy-sous-Bois, j’ai moi-même longtemps recouru à des images similaires, quoique un peu plus dramatiques : l’image de la ligne de faille, là où sont visibles les failles du système, ou encore celle de l’avant-poste, là où les ennemis extérieurs sont plus menaçants parce que les élèves y sont plus vulnérables.
Sans doute à plusieurs égards, ces images sont restées justes : mes élèves partagent avec les autres cette même bulle hypermédiatique qu’ils transportent partout avec eux, cette condition incessamment connectée, ce régime permanent d’alerte.
Mais les environnements desquels ils sont inséparés ne sont que partiellement les mêmes ; ceux qui leur sont particuliers, qu’ils soient virtuels ou réels, les retiennent plus étroitement. En 20103, une enquête réalisée à Clichy-sous-Bois indiquait que sa population, de confession majoritairement musulmane, y était plus hostile qu’ailleurs aux mariages mixtes et plus influencée par les mouvements fondamentalistes.
C’est pourquoi je me demande si pour donner à ma description une portée générale, il suffit de lui ôter son coefficient de gravité ou s’il ne faut pas aussi tenir compte d’un angle de dérive.
La distance de plus en plus radicale des élèves à l’égard des enseignements qui leur sont dispensés se manifeste de différentes manières : l’incompréhension de leur raison d’être, la difficulté à éprouver pour eux de l’intérêt intellectuel, la fatigue, l’angoisse même, que suscite le rythme continu qu’exige leur pratique, et ce qui peut sembler plus anecdotique, mais qui est très révélateur, qui est d’ailleurs assez récent et néanmoins extrêmement gênant dans toutes les disciplines, une nouvelle propension au coq-à-l’âne, c’est-à-dire à des interventions orales hors de propos, sans intention provocatrice.
Un premier obstacle à l’intelligence des savoirs scolaires est la suspicion dans laquelle ils sont tenus a priori : les élèves n’en attendent pas d’intelligibilité et ils ne leur accordent guère de sens par provision. Leur division en différentes disciplines, qui a longtemps été un simple fait dont la rationalité était présupposée à défaut d’être comprise, apparaît désormais à beaucoup d’entre eux comme un morcellement, une juxtaposition d’activités isolées entre lesquelles ils ne font pas de liens : ils ont du mal, par exemple, à identifier les outils dont ils se servent en physique comme des outils mathématiques ; ils pensent rarement à convoquer leur cours d’histoire pour contextualiser un texte littéraire. Et le sens de chaque matière est souvent interrogé, explicitement ou implicitement à travers une attitude de grande réserve : pourquoi ? pourquoi étudier la littérature ? Ils demandent moins une explication qu’une justification.
Cet éloignement s’est encore accru aujourd’hui. J’ai été assez frappée de mesurer la radicalisation actuelle des problèmes en relisant un article de 2004 sur les « difficultés d’apprentissage » publié dans la Revue française de pédagogie 4 . Les auteurs étudiaient la peine qu’éprouvaient les élèves de milieux populaires, n’ayant pas de familiarité avec la littérature, à reconfigurer une œuvre en objet de savoir, c’est-à-dire à s’arracher à leur lecture de premier degré pour passer à l’analyse du texte. Aujourd’hui cette lecture participative, qu’on disait autrefois naïve, est paradoxalement la plus difficile à obtenir, alors que les constructions analytiques sont volontiers apprises en vue du baccalauréat. Mais si la première lecture n’a pas eu lieu, si l’œuvre ne s’est pas constituée comme œuvre au cours d’une expérience de lecture avant d’être constituée comme objet d’étude, ces constructions apparemment savantes ne sont que des châteaux de cartes qui s’écroulent avant même l’entrée à l’université.
Je crois qu’on peut étendre ce qui menace les lettres aux autres disciplines : tant que les élèves adoptent vis-à-vis d’elles une position d’extériorité, elles perdent leur consistance ; il ne reste plus d’elles qu’une terminologie et des compétences vides, qui, même détenues, ne permettent pas de suivre des études supérieures bien qu’elles permettent de réussir les épreuves du bac, parce qu’elles témoignent d’un apprentissage.
Cette séparation des élèves d’avec les savoirs constitués s’accroît encore du fait de leur inséparation d’avec d’autres environnements. On le voit à de nouvelles manières d’être ou de faire.
Par exemple, les élèves endurent de plus en plus difficilement les rythmes propres aux cours, plus lents, plus continus et moins heurtés que ceux dont ils ont l’habitude, et surtout, le quant-à-soi momentané qui est requis pour pouvoir suivre une pensée ou penser par soi-même. Ce qui leur est de plus en plus insupportable, c’est l’absence d’interrelations et de stimulations extérieures. On peut se demander si le régime connecté qui est le nôtre ne compromet pas cette capacité nécessaire à la réflexion que Winnicott appelle la « capacité d’être seul5 » en présence de l’autre.
Tout se passe comme si même déconnectés techniquement, les élèves parvenaient de moins en moins à l’être intellectuellement. Leurs coq-à-l’âne sont à cet égard exemplaires : ils témoignent du fait que leur esprit est resté, si je puis dire, on line ailleurs, et qu’ils n’écoutent du cours que ce qui peut nourrir leurs flux d’actualité. Je n’en donnerai qu’une illustration parmi beaucoup d’autres possibles : alors qu’on étudiait un chant de L’Iliade, un élève m’a demandé quand étaient apparus les premiers hommes. Cet exemple est intéressant par ce qu’il n’est pas : ni un exemple de provocation, ni un exemple d’inattention ordinaire. L’élève ne voulait pas défier mon autorité, il voulait s’en servir : comme je lisais un texte de l’Antiquité évoquant la ville de Troie, il me supposait une compétence en paléontologie ou plutôt en archéologie : il voulait savoir de moi s’il pouvait ajouter foi à une information qu’il avait trouvé le matin même sur un site web, l’existence d’un sanctuaire vieux de plus de 12000 ans à Göbekli Tepe. En outre, il n’avait pas simplement, de manière plus bruyante, cette écoute flottante qui fait décrocher du cours sans le dire. Il n’avait, en réalité, pas réussi à se détacher de son environnement numérique pour entrer dans un autre sujet, épouser une autre logique. Ce qui est sans doute particulier à Clichy-sous-Bois, c’est l’injonction paradoxale devant laquelle ce genre d’interventions orales place le professeur : y répondre, c’est sacrifier au décousu, au discontinu, à la temporalité saccadée des environnements extérieurs ; ne pas y répondre, c’est ignorer les sujets souvent brûlants qui par elles font irruption dans la classe : par exemple, si je n’ai pas repoussé cette question impromptue sur les premiers hommes, c’est qu’elle supposait la reconnaissance implicite de la validité de la préhistoire et que je ne pouvais pas laisser passer l’occasion de l’affermir alors qu’elle est de plus en plus remise en cause par les élèves.
Face à ces formes de plus en plus radicales d’éloignement, on peut être tenté de réduire non pas la distance des élèves vis-à-vis des matières enseignées mais la distance de celles-ci à leur égard. En lettres, par exemple, on peut vouloir raccourcir la durée des séquences, ne pas s’appesantir sur les textes, les diversifier, ainsi que les activités, utiliser les TICE6, …
Sans doute la multiplication des objets et l’accélération des études permettent-elles d’éviter l’ennui des élèves et de capter leur attention. Mais la superficialité qu’on y risque peut aussi contrarier l’éveil d’un intérêt profond, celui qui pourra seul leur faire abandonner leur position d’extériorité. Selon moi, on ne peut espérer y parvenir que par un approfondissement. Il me semble qu’il faut s’emparer du pourquoi des élèves, ne pas y voir seulement une question suspicieuse mais la prendre au sérieux et y répondre - y répondre jusqu’à ce qu’ils puissent sentir et saisir quels sont les enjeux des savoirs qu’on leur transmet, je veux dire les enjeux intellectuels, métacognitifs, existentiels.
Je pense même qu’un tel approfondissement ne répond pas seulement au problème de la séparation entre les lycéens et le lycée mais aussi au problème qu’engendre par ailleurs leur inséparation : leur nouvelle incapacité à être seul les prive de ce que donne la capacité à l’être : une relation à soi, comme le dit Winnicott (ego-relatedness). Ce problème est encore aggravé à Clichy-sous-Bois par l’emprise du nous communautaire. Ainsi, les autres environnements, qui les aspirent à l’extérieur du sein même de la classe, les aspirent aussi à l’extérieur d’eux-mêmes ; ils les mettent hors d’eux. Or entrer longuement dans une démarche intellectuelle, à l’intérieur d’un savoir, d’une œuvre, c’est, dans l’exercice de la pensée, entrer en relation avec soi-même.
C’est aussi, comme me le disait une élève, « dépaysant ». Le mot mérite qu’on s’y arrête : il est un peu inquiétant en ce qu’il suppose un rapport extérieur voire étranger au monde scolaire ; mais il est aussi réconfortant en ce qu’il désigne ce qui est attendu de lui : qu’il offre paradoxalement une évasion, et, si je peux filer la métaphore, des paysages et une géographie, c’est-à-dire une possibilité d’expériences, de perspectives subjectives voire d’horizons (là où pourrait être aperçu, par exemple depuis le lycée, le monde universitaire), et la capacité de s’y repérer objectivement.
Pour donner aux élèves ces éléments de « géographie », peut-être serait-il utile d’imaginer des cours de culture scolaire. On sait que deux nouveaux enseignements viennent d’être créés, l’Education aux médias et l’Enseignement moral et civique, qui visent à favoriser un recul critique vis-à-vis des informations et des opinions. Il s’agirait là de favoriser un tout autre recul vis-à-vis des savoirs constitués, un recul épistémique grâce auquel seraient mises au jour les questions fondamentales auxquelles ils s’efforcent de répondre, avant que le cours de philosophie sur « la raison et le réel » n’en fasse une reprise réflexive.
Quant aux paysages, il me semble désormais nécessaire, dès que possible, de faire comprendre aux élèves combien ce qu’on leur enseigne les concerne en personne et ce que ça peut leur faire, à eux, de connaître les mathématiques, la physique, l’histoire, la littérature… Sans doute cette mise en perspective subjective est-elle plus facile à réaliser dans les matières littéraires, notamment en lettres. Pour la concevoir dans mon propre enseignement, et la lui donner comme ressort, je recours au concept herméneutique d’application. C’est, selon Gadamer, une composante essentielle de l’acte de comprendre, avec la compréhension proprement dite, l’intelligence du texte, et avec son interprétation : « comprendre, écrit-il, c’est toujours appliquer 7 », c’est-à-dire comprendre le texte en se comprenant par lui, et le comprendre mieux en s’étant compris par lui. Je choisis donc les œuvres en fonction des possibilités d’application qu’elles pourraient offrir à mes élèves tout en laissant celle-ci à leur entière liberté. Ils peuvent ainsi saisir non seulement la puissance de configuration et de refiguration 8 du réel que possède la littérature mais encore y avoir recours pour donner une intelligibilité à ce qu’ils vivent. Cela exige cependant de consacrer auparavant de longs moments à l’explication.
Un autre dispositif est particulièrement propice non seulement aux perspectives subjectives mais encore aux expériences personnelles : celui de l’atelier, que les établissements sensibles connaissent depuis longtemps. Les élèves y pratiquent les disciplines en personne, et non plus seulement en élève ; et ils le font non pas seulement pour s’exercer mais pour construire quelque chose, par exemple, en atelier d’écriture, un espace discursif propre où il soit possible de rester un moment seul avec soi-même9.
Il peut paraître finalement logique et évident de penser que plus un savoir est approfondi, plus il peut retenir l’attention alors qu’allégé ou simplifié, il risque de ne susciter qu’une plus grande indifférence. Toutefois, il ne s’agit pas de ma part d’une position de principe ou d’une évidence intuitive ; il s’agit d’un constat empirique qui s’appuie sur les témoignages des élèves ou simplement sur la qualité de leur écoute quand on parvient à aller assez loin pour les mettre en mesure de saisir les enjeux de ce qui leur est enseigné.
1 « Or, tout nous montre que nous évoluons désormais dans un régime d’inséparation, quelle que soit l’échelle concernée. », Dominique Quessada, L’Inséparé. Essai sur un monde sans autre, Paris, PUF, 2013, p.11.
2 Réseaux d’Education Prioritaire.
3 Gilles Kepel, Banlieue de la République. Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Paris, Gallimard, [Institut Montaigne, 2001], 2012.
4 Elisabeth Bautier et Roland Goigoux, « Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle », Revue française de pédagogie, année 2004, volume 148, numéro 1, p. 89-100.
5 Donald Woods Winnicott, « La capacité d’être seul », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p.203-213.
6 Les Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement.
7 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Editions du Seuil, pour la traduction française, 1976/1996, p.331.
8 Selon Paul Ricœur, « la configuration textuelle fait médiation entre la préfiguration du champ pratique et sa refiguration par la réception de l’œuvre. », Temps et récit I. L’intrigue et le récit historique, Paris, Editions du Seuil, 1983, p.107.
9 Les élèves du lycée Alfred Nobel ont publié, avec l’écrivain Tanguy Viel (en résidence dans l’établissement), deux ouvrages aux Editions Joca Seria : en 2012, un roman, Ce jour-là (ils y ont retravaillé les clichés des banlieues en dotant leurs personnages stéréotypés d’une voix et d’une intériorité), en 2016, un texte polyphonique, Autour il y a les arbres et le ciel magnifique (ils y ont réfléchi sur ce qu’est habiter un lieu et s’habiter soi-même).