Séminaire

séance du 11 janvier 2011

 

Préambule

« Faut-il revendiquer la beauté ? ». La question ouvre la présentation du thème dans Intensités. Or pour Jean-François Louette, cela n’a rien d’évident. Pour réfléchir, en dialogue avec les articles de la rubrique, il prend précisément pour point de départ l’« embarras », la « réticence » qu’il éprouve à dire « c’est beau ! » devant « un auditoire d'étudiants, ou même "en société" ». De là, il expose son intérêt pour les écrivains « qui soupçonnent le beau, qui ont une relation inquiète à la beauté », autrement dit, pour la beauté « sous le régime de la modernité » : beauté qui, sans s’y réduire, a partie liée avec la laideur et le sublime.

Mais ne peut-on pas faire la différence entre l’incertitude à l’égard de la beauté et la certitude qu’elle n’existe pas – qu’elle est socialement déterminée, par exemple ? Même si l’on refuse le dogmatisme d’une définition de la beauté, enseigner avec un « consentement esthétique à l’œuvre » ? Il s’agit surtout de transmettre la « dissonance », répond Jean-François Louette, et ne pas oublier que la beauté est aussi dans les idées. Car, oui, il y a selon lui encore un combat à mener contre le formalisme, contre la « religion de la beauté »… mais peut-être pour le charme, l’admiration, l’émerveillement...

S. N.

Jean-François Louette est professeur de littérature française et comparée à l’Université Paris-Sorbonne, spécialiste de Georges Bataille, de Jean-Paul Sartre, du théâtre au XXe siècle, et vient de sortir : Chiens de plume. Du cynisme dans la littérature française du XXe siècle (Editions La Baconnière,  coll. « Langages », 2011).

 

 

 

 

 

Rencontre avec Jean-François Louette :

Réflexions sur la beauté

 

 

 
 

02/06/2012

 

 

Présents: Lucie Bonnelle, Alexandre Bies, Myriam Dufour-Maître, Lise Forment, Massoumeh Ghous, Virginie Huguenin, Florence Magnot, Marie Marcillac, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Nancy, Antoine Pignot, Charlotte Taïeb, Tiphaine Pocquet, Brice Tabeling, Clotilde Thouret.

Exposé de Jean-François Louette

Je voudrais d’abord remercier Hélène Merlin-Kajman, et pour m’avoir invité, et pour m’avoir donné l’occasion de lire les réflexions publiées sur le site de Transitions.

Il s’agira ici d’exposer, non pas des réponses, mais des incertitudes… Je n’ai pas sur ma propre pratique d’enseignant et de critique des perspectives aussi vastes et brillantes que celles de François Cornilliat réfléchissant sur la réhabilitation de la rhétorique face à l’histoire littéraire et à la théorie littéraire moderne. Et je n’ai évidemment pas non plus une théorie de la beauté, ravissante et ravageuse, neuve et pneumatique, à vous proposer.

La chose serait d’ailleurs malaisée, comme le montre l’exemple de Diderot dans l’article « Beau » du deuxième tome de l’Encyclopédie (1752), publié ensuite sous le titre « Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau » : « J’appelle donc beau hors de moi tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l’idée de rapports ; et beau par rapport à moi, tout ce qui réveille cette idée » (Œuvres esthétiques, Garnier, p. 418). Une chose est plus ou moins belle selon qu’elle excite en nous un plus ou grand nombre de rapports… Ce n’est peut-être pas faux, mais c’est vague… même si Diderot arrache ainsi le beau à l’ordre de l’émotion pure (puisqu’il parle d’entendement), et s’il précise que par « rapports » il entend ordre, symétrie, arrangement, convenance…

Je prendrai pour point de départ un mot de Stendhal dans une lettre envoyée de Civita-Vecchia, où il s’ennuie ferme, le 30 avril 1833 : « Je comptais pouvoir vivre de beau pour tout potage, cela m’est impossible » (Aux âmes sensibles, Gallimard, 1942, rééd. Folio classique, p. 393).

« Vivre de beau pour tout potage » : cela ne devrait-il pas être, sinon notre règle de vie, du moins notre idéal ?

J’ai lu en effet dans une autre correspondance, celle de Flaubert (lettre à Tourgueniev, 25 juin 1876) : « Ne trouvez-vous pas que nos amis sont peu préoccupés de la Beauté ? Et pourtant, il n’y a dans le monde que cela d’important ! ». La majuscule…

- Je sais, avec Michel Deguy, que lire, vraiment lire, et notamment de la poésie, c'est sentir la beauté en langue… C’est à dire à la fois une prouesse de langage, et la jouissance qu’un sujet a de sa propre langue, dans une intimité avec soi qui vient d’une manière d’entendre sa propre langue…

- Je sais que dire c'est beau, c'est répondre à l'œuvre. Pas seulement réagir, mais répondre, entrer dans un dialogue, accorder une reconnaissance, à la fois compréhension et gratitude, que l'œuvre demande par sa seule existence.

Je pense aussi qu'il est nécessaire, à propos de chaque auteur que l'on aborde un peu longuement, de tenter de dégager ce qu'est la beauté selon lui – pour Sartre, pour Beckett, pour Drieu la Rochelle. On ne parle pas justement de ces/ses auteurs devant une classe sans se référer à leur conception de la beauté, élément central de la théorie indigène…

- Je me dis souvent qu'en ces temps où les études de lettres coulent lentement, dans une société cynique et vouée à la rentabilité, la beauté pourrait nous servir de drapeau et de refuge, de rocher et de nocher, etc.

- Je sais enfin que ne pas dire c’est beau revient en un sens à refuser l’appréciation… et du coup à s'exposer au risque de verser dans l’érudition, ou dans le scientisme… Le risque donc de pratiquer la méthode de la grande ceinture, comme disait Péguy (dans Zangwill, 1904)… Tourner autour de l'œuvre, sans toucher au problème qu'elle pose au goût, à l'expérience de la beauté qu'elle propose en partage…

Bref, je ne suis pas tout à fait un barbare. Oui, mais… Sans que cela me soit tout à fait impossible, je n'arrive pas devant un auditoire d'étudiants, ou même « en société », à dire c'est beau sans une pointe d'embarras ! Je n’ose guère revendiquer la beauté, pour reprendre une expression à la note d’intention du présent séminaire.

Pourquoi cette réticence? Ce sera le premier point de mon exposé, le plus subjectif.

Ensuite, moment plus objectif, je rappellerai, si je l’ose, quelques traits de ce que l’on peut baptiser la situation moderne de la beauté littéraire.

Enfin je m’arrêterai sur un roman de Drieu la Rochelle, les Mémoires de Dirk Raspe, qui est lui-même une réflexion sur la situation moderne de la beauté, et qui témoigne d’une radicale réticence devant elle – rien de moins que le suicide de l’auteur. [Ce dernier point, exposé lors de la rencontre, ne sera ici qu'esquissé, en raison de sa publication promise ailleurs

  

1 - D’une réticence

Devant une classe, plus précisément, j'aurais tendance à dire c'est beau de préférence à propos de textes que je n’analyse pas, auxquels je me contente de renvoyer. Par exemple : j’étudie la nouvelle de Sartre, « Intimité », et je suggère à mes étudiants de lire un beau roman, Mrs Dalloway,puisque c’est surtout de Virginia Woolf, et non de Joyce, que Sartre s’inspire dans son usage du monologue intérieur. Donc « c’est beau » oriente vers un bénéfice latéral de lecture… C'est à la fois un propos un peu furtif, et un lacet de miel… Ainsi : je ne bannis pas de mon humble discours la catégorie du beau, mais il y aurait soit l'analyse, soit le jugement synthétique et non explicité…

Mais de toute façon j’hésite à l’employer trop. Pourquoi ? Pour trois grandes raisons : 1) technique, 2) pragmatique, 3) culturelle.

1.1. D’abord en raison d’une difficulté technique, que connaissent bien, je crois, les enseignants de littérature (mais sans doute aussi ceux d'histoire de l'art, etc.) : il n’est pas facile de déployer et de justifier l’énoncé « c’est beau ».

Gérald Sfez citait un texte de Valéry : « Beauté – signifie inexprimabilité – (et désir de re-éprouver cet effet) », « toutes les expressions sont incapables de restituer ce qui les excite » : « La propriété cardinale de ce beau tableau est d’exciter le sentiment de ne pouvoir en finir avec lui par un système d’expressions » ; du coup la littérature, pour autant qu’elle vise la beauté, « essaye par des mots de créer l’état du manque de mots » (« Art et esthétique », Cahiers, II, p. 971).

Ainsi l’étudiante dont parlait Claude Habib, qui, se souvenant de l’explication, au lycée, d’un poème de Victor Hugo, disait « C’est beau, y a qu’à se taire », retrouvait à sa manière une pensée profonde de Valéry.

On pourrait encore rappeler celle-ci : « Un chef-d’œuvre dit : Je suis cela qui suis. Sum quod Sum, et cela suffit » (II, p. 962). L’œuvre s’impose comme telle, telle quelle : « Il est impossible de la concevoir autre » (II, p. 979). Et elle impose l’empire de la tautologie… Qui pour Valéry a l’effet positif de nous reconduire vers l’œuvre même, de nous la faire désirer encore, pour lui demander de se redonner, et de répéter ce qu’elle dit, indéfiniment – ce qu’il appelle « la valeur Re » des œuvres (II, p. 954), ou l’infini esthétique, qui se résumerait dans des réactions contradictoires, l’exclamation « encore ! » (II, p. 971) ou le silence absolu (« Une œuvre fait parler. Mais celle qui n[ou]s réduit au silence est la plus belle », II, p. 982).

Nous avons tous lu ce que Barthes, dans le seizième paragraphe de S/Z, dit de l’impossible description de la beauté féminine : « la beauté (contrairement à la laideur) ne peut vraiment s’expliquer : elle se dit, s’affirme, se répète en chaque partie du corps mais ne se décrit pas. […] Il ne reste plus alors au discours qu’à asserter la perfection de chaque détail et à renvoyer “le reste” au code qui fonde toute beauté : l’Art ». Et dans les notes de son séminaire (récemment publiées par les soins de Claude Coste, 2011, p. 192), à propos de la beauté de Zambinella : elle est « détaillée, certes, anatomiquement (bras, buste, cou, sourcil, cils, etc.) », mais cette beauté « ne peut être dite que tautologiquement. L’ovale du visage est beau parce que parfait ; le cou ? d’une rondeur prestigieuse. La laideur se décrit parfaitement ; le statut énonciatif de la beauté (comme référent) ne se décrit pas : elle est offerte à l’assertion, non à la description ». Et encore : « La beauté est objet – ou sujet – d’aphasie : le prédicat est bloqué (sauf à le donner sous forme tautologique : ovale parfait) ». D’où le recours à la comparaison et à la métaphore : belle comme Vénus, etc.

En va-t-il de même pour la beauté textuelle ? Elle s’offrirait à l’assertion, non à la description ? On peut analyser des mécanismes et des fonctionnements textuels, mais la beauté comme telle ? Songeons à l'impression d'aridité que nous laissent les commentaires stylistiques les plus savants… Je dis c’est beau ! et, paradoxalement, ma voix relègue tous les contours dans l'oubli, voilà que j’ai prononcé un prédicat bloqué et bloquant, c’est mon dernier mot, mot à la fois de l’exclamation (ma parole m’est arrachée) et de l’aphasie (ma parole… m'est soufflée… comme une bougie). Du coup : cela pourrait être le dernier mot d’une étude, d'une lecture, mais pas le premier ?

L'expérience de la beauté se parle-t-elle ? Le ravissement est muet.

D’où une difficulté: plus on fait parler l’œuvre, plus on l’explicite, plus on a l’impression de s’écarter de sa muette beauté ?? La parole critique serait coupable… d'être parole ?

Northrop Frye était plus optimiste, dans Anatomie de la critique, p. 17: ce qui justifie l’existence de la critique, c’est qu’elle est « capable de parler tandis que les arts sont muets ». La poésie, par exemple, ne se livre jamais tout entière … Dans un texte littéraire il y a toujours un écart entre ce qui est signifié (signification verbale) et ce qui est dit (signification réelle) : d’où la thèse du critique, celle de la « nature ironique » de la structure littéraire (p. 103). Et, on pourrait le supposer, celle aussi de la nature sérieuse du commentaire, qui « rend explicite ce qui était implicite » (p. 110).

Oui, mais on peut craindre que cette opération n'aille pas sans perte, sans torsions, sans violence? C'est en tout cas ce que répètent à l'envi beaucoup d'artistes, qui trouvent là un commode noli me tangere

1. 2. Raison pragmatique. Je suis gêné par la besogne du mot (Bataille) : par ce à quoi il sert, consciemment ou inconsciemment. Par quelque chose d'un peu trouble. Car quel effet est visé par cette parole (comme le mot informe sert à déclasser…) ?  

- Je redoute le signe social. Disant c'est beau je me réfère implicitement au jugement du groupe social (lettré) auquel j’appartiens. D'où une crainte de l'effet d'ostentation : les jugements de goût pour Bourdieu sont des stratégies sociales de l'individu, des façons de signifier sa place, ou de revendiquer une place, dans la pyramide sociale. Par exemple le jugement : ah ! Proust, c’est si beau ! vaudrait comme marqueur social… Il dit aussi : je ne suis pas un plouc… Proust parle des concierges, mais les concierges ne parlent pas de Proust, etc., l'argument est bien connu.

- Je crains l’argument d'autorité. Dominique Vaugeois commentant Genette, dans le numéro de la RSH consacré à La Valeur : « Dire “ c'est beau ” c'est donner autorité à son impression personnelle » (p. 19). L'objectif (c'est beau, sans modalisation) cacherait le subjectif (j'aime ça). D’où, comme disait Claude Habib, le risque de « forcer la sensibilité » d’autrui. Stendhal encore, dans les Mémoires d’un touriste (Voyages en France, Pléiade, p. 71), note, le 15 mai 1837, sur le bateau à vapeur qui descend la Saône, bateau sur lequel il ne s’est embarqué que parce qu’on lui a dit que les bords de la Saône sont charmants : « En fait de beau, chaque homme a sa demi-aune : ce qui est beau pour mon voisin est souvent fort plat pour moi ; et ce qui est beau pour moi, à ses yeux est extravagant. Je me méfie beaucoup de ce genre de renseignements, surtout donnés par un Français. On appelle beau, parmi nous, ce qui est vanté dans le journal, ou ce qui est fertile et produit beaucoup d’argent ».

Relativité et historicité du beau : voir Umberto Eco, Histoire de la beautéUn exemple : « La haine de lui-même le recouvrait comme de la sueur ». Cette phrase du roman de Drieu la Rochelle, Gilles (Folio, p. 288), des étudiantes en appréciaient la force (la concrétisation d'un affect intense par le biais du verbe et de la comparaison, à connotations lointainement christiques), mais d'autres la trouvaient trop brutale, lourde, sans grâce, avec cette répétition de la dure consonne k

Nous sommes donc face au relativisme du jugement de goût. Genette lui a tout récemment donné un tour mémorable, dans trois pages de Codicille, Le Seuil, 2009, p. 125-127 : le jugement de goût « j'aime Chantal Goya » a autant de valeur que « j'aime Francisco Goya », sur un plan esthétique. Il est tout autant subjectif et tout autant légitime, dans la mesure où il est authentique (et non énoncé pour faire rétro, ou chic à contre-attente, etc). Si l’on commence à en débattre, c’est à dire à faire appel à des arguments qui situent l’œuvre dans un champ que définissent des paramètres historiques ou génériques, on passe à un autre plan, non plus esthétique, mais artistique : celui, donc, des éclairages, mises en perspective, argumentations, etc.

Certes, Kant, on le sait bien, parlait, quant à lui, de la prétention à l'universalité et à la nécessité du jugement de goût (ou prétention à l’adhésion de chacun); c’est aussi la question de ce qu’il entend par sensus communis, par lequel on rattache son jugement à la raison humaine tout entière, ou encore du fait que le jugement de goût doit, écrit-il, « valoir nécessairement d’une manière plurale », et non pas égoïstement (Critique de la faculté de juger, Vrin, p. 114). Mais l’affaire reste assez mystérieuse: en matière de Beauté, Kant « entend vaguement » l’universel, juge Valéry… (Cahiers, II, p. 954).

Rainer Rochlitz, L'Art au banc d'essai, Gallimard, 1998, p. 164-165, écrit : « Que l'évaluation […] soit toujours “ subjective ” ne signifie pas qu'elle n'engage à rien. Dès lors qu'elle s'énonce, elle acquiert le statut d'une prétention publique à la pertinence, qui n'est pas vaine par définition ». Dire c'est beau ce serait aussi mettre en débat ? Le début d'un débat, l'amorce d'un échange. Par quoi le c'est beau sans être universel tend vers l'universel ? Ou du moins se tend au-delà du subjectif pur. Et le débat est différent de l’autorité. Mais du coup: les conditions des cours ne favorisent pas le débat…

- Je me méfie aussi d’une espèce de reproche implicite qui accompagne volontiers l’énoncé c’est beauBeauvoir, dans « La pensée de droite aujourd’hui » (repris dans Privilèges, 1955), a un développement sur l’Art. Elle cite Drieu qui écrivait dans sa jeunesse : « Je ne sais pas aimer. L’amour de la beauté est un prétexte pour honnir les hommes » (dans le ch. IX, « Seul », du texte intitulé « Le Music-hall », Le Jeune Européen, 1927, p. 178). Et le Sartre de Saint Genet : « L’esthétisme ne vient nullement d’un amour inconditionné du beau : il naît du ressentiment. Ceux que la société a mis hors circuit, l’adolescent, la femme, le pédéraste, essayent subtilement de nier un monde qui les nie et de perpétrer symboliquement le meurtre de l’humanité » (1952, rééd. 1978, p. 416).

Donc dire c'est beau équivaut toujours à faire un peu honte ? À la société de ce qu'elle est (laide, incapable de faire sa place à l'art et au beau, etc.). Aux laids de leur laideur. Aux étudiants et aux professeurs de leur incapacité à l'apprécier, cette beauté. Etc.

- L’exclamation est une parole arrachée… Donc dire c'est beau permet de montrer sa sensibilité… De faire entrevoir autre chose que le plat professeur, l’universitaire par définition desséché… Or je dois avouer que je me défie aussi un peu de la mystérieuse sensibilité littéraire… Refus de l'irrationnel. Jean Genet, dans un entretien avec un romancier allemand, Hubert Fichte, en 1975, pour Die Zeit, dit :

G. – […] Il semble qu’il y ait au moins deux sortes de communication : une communication rationnelle, réfléchie. Est-ce que ce briquet est noir ?

H. F. – Oui.

G. – Et nous communiquons. Et puis, il y a alors une communication qui est moins certaine, pourtant évidente, je vais vous demander si vous êtes d’accord, le vers de Baudelaire : « Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues », est-ce que vous trouvez que c’est beau ?

H.F – Oui.

G. – Et nous communiquons. Bon, il y a donc au moins deux sortes de communication, un mode qui est reconnaissable, contrôlable, et puis un mode incontrôlable.

Il y a de l’incontrôlable, de l’inexplicable dans la beauté. Breton en 1953 dans La Clé des champs: « La beauté exige qu’on jouisse le plus souvent avant de comprendre et elle n’entretient avec la clarté que des rapports fort distants et secondaires » (OC, III, Pléiade, p. 845).

Ainsi « C’est beau » relève de l’incontrôlable, de l’inexplicable, de l’intelligence désemparée? Valéry: « Une belle chose est toujours obscure. / L’admirable est inexplicable en tant que tel » (Cahiers, II, Pléiade, p. 944). Or la fonction pédagogique, c'est d'expliquer un peu pourquoi c’est beau, diffuser un peu de clarté, comme un très modeste lumignon… Sans vouloir m’enfermer dans l’esprit géométrique, qui tiendrait pour nul tout indéfinissable (Valéry encore, II, p. 994), je ne puis me défaire d’une certaine inquiétude: en règle générale, plus un professeur dit c’est beau, moins il explique pourquoi c’est beau… On aboutit à une forme de credo quia pulchrum, ou de pulchrum quia credo…

1. 3. Et en effet, disant c'est beau, je me sens courir le risque de sacrifier à la religion du Beau, dont je me défie. Je ne suis évidemment pas le premier à être sensible à cette difficulté « culturelle », ou cultuelle.

Deux exemples de cette religion :

- Une nouvelle de Borges, dans Le Livre de sable (1975), « Le miroir et le masque ». Un roi irlandais s’adresse à un poète pour qu’il célèbre sa victoire sur les Norvégiens. Il lui donne un an pour composer son poème. Au bout d’un an, le poète le dit de mémoire devant le roi, qui lui donne en récompense un miroir d’argent, mais l’invite à composer un deuxième poème. Le poète le lit, difficilement : « Ce n’était pas une description de la bataille, c’était la bataille ». Le roi lui donne un masque d’or, mais lui demande « une œuvre encore plus sublime ». Au bout d’un an, à nouveau, le poète revient devant le roi, cette fois sans manuscrit, et presque aveugle. En tête-à-tête avec le roi, il récite l’ode, qui se compose d’un seul mot. Et dit avoir eu l’impression d’avoir commis un péché, « celui peut-être que l’Esprit ne pardonne pas. / – Celui que désormais nous sommes deux à avoir commis, murmura le Roi. Celui d’avoir connu la Beauté, faveur interdite aux hommes. Maintenant il nous faut l’expier ». Et il offre une dague au poète, qui se tue. Le roi se fait mendiant sur les routes d’Irlande, et il n’a « jamais redit le poème ». La Beauté comme ce qui passe l'homme, comme ce qui ne se touche pas sans pécher, la sacralisation par le silence…

- Milan Kundera, « Beauté » dans L’Art du roman, Gallimard, 1986 : « tous les aspects de l’existence que le roman découvre, il les découvre comme beauté. Les premiers romanciers ont découvert l’aventure. C’est grâce à eux si l’aventure en tant que telle est belle pour nous et si nous en sommes amoureux. […] Kafka a décrit la situation de l’homme tragiquement piégé. […} Même cette situation invivable, Kafka la découvre comme étrange, noire beauté. […] Beauté dans l’art : lumière subtilement allumée du jamais-dit » (p. 151-152). Collection de topoi qui sont notre pain quotidien: la transfiguration esthétique du monde, le salut par l’art, le motif romantique de l’originalité absolue…

La critique de la religion du Beau, je l'ai découverte grâce à Sartre, dans Qu'est-ce que la littérature ? : le critique comme « gardien de cimetière », « c'est une fête pour lui quand les auteurs contemporains lui font la grâce de mourir: leurs livres, trop crus, trop vivants, trop prenants passent de l'autre bord, ils touchent de moins en moins et deviennent de plus en plus beaux ». Le « c'est beau » est une extrême-onction, dans cette « cuisine funèbre », un énoncé qui en fait glacerait la puissance des livres, leur pouvoir d'action sur le lecteur, comme une émeute, comme une famine.

Dans Les Mots : « Je fus d'Eglise », « mystique, je croyais dévoiler le silence de l'être par un bruissement contrarié de mots ». Contre la religion de la Littérature qui lui vient sans doute du romantisme, le poète ou l'écrivain comme mage, rêveur sacré, etc.

En amont, cette remarque de Jacques Rivière, dans un article intitulé « Reconnaissance à Dada », NRF, 1er août 1920 : « L'Art et la Beauté ne sont pas pour moi des divinités et je n'éprouve aucune révolte contre leurs iconoclastes. Avouerai-je même que je prends plus de plaisir à les voir méprisés qu'encensés, et que rien ne m'agace autant que les majuscules dont on les décore » (Études, Gallimard, 1999, p. 389). Et de s'agacer contre « la suffisance sacerdotale de tant de littérateurs manqués » (p. 390).

En aval, Régis Debray dans Vie et mort de l’image, Gallimard, 1992, consacre un « beau » chapitre, qu’il intitule « Une religion désespérée », au culte moderne de l’art et du beau. « La religion de l’art se présente comme la première religion planétaire » (p. 344), Ersatz probable de la religion comme telle: « En règle générale, quand les églises se vident, les musées se remplissent » (Folio essais, p. 355). Mais qui échoue à se constituer en véritable religion, car « ce n’est pas l’art qui fait lien, mais le lien qui fait l’art » (p. 347), et cette religion esthétique est « sans énergie communautaire » (p. 356).

Je me méfie des écrivains qui se vouent à faire beau. Risque d’ostentation. Voir Hugo dans la préface de Cromwell : il demande que le vers de théâtre s’occupe « avant tout d’être à sa place, et, lorsqu’il lui adviendrait d’être beau, [ne soit] beau en quelque sorte que par le hasard, malgré lui et sans le savoir ».   Je renvoie encore à Northrop Frye, Anatomie de la critique, 1957, trad. fr. Gallimard, 1969 : « L’analyse de la qualité esthétique de l’œuvre d’art ne devrait pas se limiter à l’examen des rapports formels internes mais tenir compte également de son apport à l’œuvre d’ensemble de la société et de l’idéal d’une communauté sans classes, pleinement consciente d’elle-même » (p. 422).

Au fond je ne m'intéresse qu'aux écrivains qui soupçonnent le beau, qui ont une relation inquiète à la beauté.

2. D'une situation : par delà le beau ?

C’est à dire : peut-être ne m’intéressé-je qu’au beau sous le régime de la modernité? Le beau classique reposerait en gros sur des valeurs d'unité, clarté, cohérence, symétrie, équilibre. (En très gros: je sais qu’il y a aussi le sublime, le je ne sais quoi, la grâce dont a parlé Delphine Denis). Et le beau moderne : sur des valeurs de multiplicité, densité, éclatement, dissymétrie, rupture.

2. 1. Le beau classique n’est pas fondé dans la physiologie humaine, quoi qu’en ait pensé le médecin Bichat (mort en 1802), cité par Jackie Pigeaud, De la mélancolie, Éditions Dilecta, 2005, p. 133 : « Il serait curieux, je crois, de savoir quel rapport existe entre la forme régulière de nos organes externes, et ce goût naturel qui nous fait éprouver une jouissance à la vue d’un édifice symétrique, qui nous rend désagréable l’aspect d’un monument irrégulier. Est-ce que la conscience intime de la perfection de notre structure organique nous ferait désapprouver tout arrangement extérieur qui n’est pas assujetti aux mêmes lois, et applaudir à tout ce qui s’en rapproche ? ».

La vie animale (symétrique) n'est pas l'organique (dissymétrique). Influence de l’esthétique néo-classique ? Winckelmann.

2. 2. Donc, le beau moderne. Evidemment, je ne sais pas bien quand la modernité commence…

- Voici quand même quelques repères quant à la situation moderne de la beauté littéraire. Situation qui explique peut-être un peu pourquoi il n’est pas si simple pour un enseignant de littérature de revendiquer la beauté en 2012.

En novembre 1909 paraît le premier texte de Jacques Rivière dans La NRF (n° 3). C'est un compte rendu d'un livre d'André Suarès, Bouclier du Zodiaque. Je ne l'ai jamais lu. Le texte de Rivière ne donne guère envie de le lire, par ce qu'il en cite. Et aussi par le caractère paradoxal de l'éloge qu'il en fait : « Toute sa beauté est en ce qu'il a d'insupportable » (Études, p. 43). Prestige de l'origine: en 1909, l'année du sang neuf, comme dit un poème d'Apollinaire (« 1909 »), le siècle – pour nous – se voit ainsi placé sous le signe de la beauté insupportable. Rivière repère chez Suarès une « tension du style dont le paroxysme perpétuel ébranle terriblement » (p. 44). Trop de style ébranle, émeut à l'excès, exténue le lecteur. Bien sûr, esthétique janséniste de la NRF. Mais aussi symptôme de la situation moderne du beau: quand ça veut faire trop beau, ça finit par ne plus être supportable. L'admirable n’est plus seulement inexplicable (Valéry) : il devient insoutenable. La beauté se courbe sous son trop de poids. Elle s'expose, on la dépose. Elle s'impose, on la rejette. Bref, le ver est dans le fruit…

L'affaire remonte plus loin :

À Baudelaire ? L’esthétique de la dissonance, de la discordance, du spleen de la poésie… La plume bistouri, cruelle… Baudelaire: dans mon Beau il y a du Malheur.

À Rimbaud ? « Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l'ai injuriée » (Une saison en enfer).

Au naturalisme ? Zola dans L’Œuvre (1886) fait exposer au romancier Pierre Sandoz (son double) son dessein de peindre « la vie enfin, la vie totale, universelle, qui va d’un bout de l’animalité à l’autre, sans haut ni bas, sans beauté ni laideur » (ch. VII).

Mais revenons au XXe siècle. Quelques rappels :

Marinetti, en 1912, dans son Manifeste technique de la littérature futuriste : « Faisons crânement du laid ».

Tzara veut se placer, selon une « Proclamation sans prétention », « Au-dessus des règlements du Beau et de son contrôle » (cité par Jacques Rivière dans sa « Reconnaissance à Dada », La NRF, 1er août 1920)

Virginia Woolf, « Le pont étroit de l’art », 1927, L’Art du roman, Le Seuil, 1962, p. 72 : « Il rôde à côté de notre beauté moderne quelque esprit moqueur qui raille la beauté parce qu’elle est belle, qui retourne le miroir et nous montre que l’autre côté de son visage est grêlé et déformé ». 

Paul Valéry ronchonne en 1928 : « La Beauté est une sorte de morte. La nouveauté, l’intensité, l’étrangeté, en un mot toutes les valeurs de choc l’ont supplantée. L’excitation toute brute est la maîtresse souveraine des âmes récentes; et les œuvres ont pour fonction actuelle de nous arracher à l’état contemplatif, au bonheur stationnaire dont l’image était jadis intimement unie à l’idée générale du Beau. […] On ne voit plus guère de produits du désir de “ perfection ” » (« Léonard et les philosophes », Œuvres, I, Pléiade, p. 1240-1241).

Picasso à Gertrude Stein : « Chaque chef-d’œuvre est venu au monde avec une dose de laideur en lui. Cette laideur est le signe de la lutte du créateur pour dire une chose nouvelle d’une façon nouvelle » (cité par Anna Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire, homme-époque (1898-1918), Le Seuil, 2001, p. 154).

André Breton dans un entretien avec André Parinaud, en 1952 : « Les artistes, non plus que les poètes modernes, ne recherchent pas forcément la beauté. Ce qu’en particulier ont voulu les surréalistes, c’est bien moins créer la beauté que s’exprimer librement et ainsi chacun exprimer soi-même. De la sorte, pris dans leur ensemble, ils ne pouvaient, par surcroît, manquer d’exprimer leur temps. C’est en ce sens qu’on peut soutenir que chez eux le besoin de connaître et de faire connaître a toujours primé le besoin de plaire et d’être admirés. Ils pensaient d’ailleurs, et pensent toujours, que c’est là la seule chance de rencontrer la beauté non point morte, mais en vie » (Entretiens, Gallimard, « idées », p. 305).

- Les deux guerres ont contesté (nié, rendu problématique, voire impossible) la beauté et la croyance à la beauté. Un témoin embarrassé de la situation embarrassante qui est désormais celle de la beauté : l’Apollinaire de Calligrammes, 1918. Notamment dans le poème intitulé « Chant de l’honneur ». Dialogue entre le poète, la tranchée, les balles, la France, qui s’expriment par prosopopées. Le problème que soulève le poète : comment faire pour que la beauté « ne perde pas ses droits / Même au moment d’un crime » ?

D’un côté, la beauté, en un sens, n’est plus que la simplicité de la mort, et le poète prend part à la douleur de ses soldats: « Vos cœurs sont tous en moi je sens chaque blessure ». Non pas unanimisme, mais unicorporisme

De l’autre il écrit (il peut encore écrire) : « Cette nuit est si belle où la balle roucoule »… On retrouve le motif de la colombe (roucoule) poignardée (la balle) dans cet alexandrin, allitérant en l, et au cœur duquel, de part et d'autre de la césure à l'hémistiche, tout se joue dans la paronomase entre belle et balle… Le poète repère alors la Beauté sous d’autres noms: « Grâce Vertu Courage Honneur ». Et encore: « Je chante la beauté de toutes nos douleurs »… avec un b minuscule, quand même…

Mais pour finir, un sentiment d’échec s’exprime, la célébration de la beauté de la guerre est renvoyée à plus tard, confiée à d’autres voix que celles du poème. C’est la dernière strophe : « Prends mes vers ô ma France Avenir Multitude / Chantez ce que je chante un chant pur le prélude / Des chants sacrés que la beauté de notre temps / Saura vous inspirer plus purs plus éclatants / Que ceux que je m’efforce à moduler ce soir / En l’honneur de l’Honneur la beauté du Devoir ». La beauté de ce temps, la beauté de la guerre reste à purifier plus tard… son avènement est différé. Et peut-être le mot de la fin suggère-t-il que tout ce poème n’a été écrit que par… Devoir.

2. 3. Il faudrait aussi rappeler deux ou trois des choses que la philosophie nous dit du beau moderne, pour mieux esquisser le paysage dans lequel il prend place. Trois repères :

- « Depuis un siècle, les arts n’ont plus le beau pour objet principal, mais quelque chose qui relève du sublime », écrivait Jean-François Lyotard dans L’Inhumain. Causeries sur le temps, Galilée, 1993, p. 147, cité par Patrick Marot dans son Avant-propos à La Littérature et le Sublime, 2007, Presses universitaires du Mirail, p. 16.

Un trait essentiel : l'opposition entre beau et sublime implique la terreur. Bien sûr cette notion apparaît déjà chez Longin. Traduit par Boileau (puis par Jackie Pigeaud): Démosthène « jetant ses auditeurs dans le sentiment terrifiant qu’il va chuter avant d’avoir terminé son discours »… Mais au premier plan : le sublime manifeste l’emprise et la force du discours (choc, ravissement), ainsi que la grandeur (notre âme s’élève, en écho à une grande âme).

Je pense donc surtout à Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, 1757, qui, me semble-t-il (mais je peux me tromper, et je n’ai pas lu hélas les travaux de Baldine Saint-Girons), est celui qui fait passer au premier plan la notion de terrible : « Tout ce qui est propre à susciter d’une manière quelconque les idées de douleur et de danger, c’est à dire tout ce qui est d’une certaine manière terrible, tout ce qui traite d’objets terribles ou agit de façon analogue à la terreur, est source du sublime, c’est à dire capable de produire la plus forte émotion que l’esprit soit capable de ressentir », Première partie, VII ; exemples : l’océan, la description de la Mort par Milton, dans le deuxième livre du Paradis perdu ; puis à Kant…

Plus que le beau, c’est le sublime qui deviendrait la catégorie la plus intéressante, parce qu’il implique le terrible… c’est à dire notamment s’offre mieux à peindre les violences de l’Histoire ??

Avec le sublime, s’agit-il d’échapper véritablement au beau ? Ou de caractériser une beauté difficile, une beauté mêlée, mêlée de terreur ou de laideur… Wellek et Warren, dans La Théorie littéraire, p. 343-344, parlent d’une beauté « arrachée à des matériaux qui, en tant que tels, sont récalcitrants: le douloureux, le laid, le didactique, le pratique ».

Car beauté et sublime sont-ils toujours nettement séparables ? Bataille dans L’Expérience intérieure, face à la photographie d’un supplicié chinois, « beau comme une guêpe »: « J’écris “ beau ” !… quelque chose m’échappe, me fuit, la peur me dérobe à moi-même, et, comme si j’avais voulu fixer le soleil, mes yeux glissent » (OC, V, p. 139).

Le glissement des yeux est différent de la contemplation du beau… Une expérience d’une beauté paradoxale de la mort, d’une beauté mêlée de mort? « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement »… Ou bien, les guillemets signalant l’inadéquation du mot « beau », une expérience de ce terrible qu’il y a dans le sublime ?

C'est le problème que pose l’œuvre de Bataille : tenterait-il de présenter un sublime mêlé au dégoûtant (exclu par Longin !) ? C’est-à-dire détaché de l’élévation ? Voir la thèse de Céline Sangouard.

- Nietzsche : le soupçon jeté sur le beau. Certes il admire « le rayonnement solaire de la beauté » chez les Grecs (Humain, trop humain, II, Le Voyageur et son Ombre, § 184). Mais il rattache aussi le beau à un anthropomorphisme borné, voir Le Crépuscule des idoles, § 19 et 20 (« Rien n’est beau, il n’y a que l’homme qui soit beau, sur cette naïveté repose toute esthétique : c’est sa première vérité »).

Adorno : « L'art a perdu son caractère d'évidence » : par cette phrase célèbre s'ouvre la Théorie esthétique (1970), qui décrit un processus d'Entkunstung, c'est-à-dire de « dés-esthétisation » interne à l'art, de perte par l'art de son caractère esthétique : « tout ce qui concerne l’art, tant en lui-même, que dans sa relation au tout, ne va plus de soi, pas même son droit à l’existence » (p. 9). Denis Guénoun a proposé un excellent équivalent français pour Entkunstung : il parle du « désart », soit « la mise en crise de l'Art dans l'art lui-même, le geste étrange d'une sortie cherchée par l'art vers un dehors de l'art, façon pour l'art de se déshabiter, de se déserter sans cesse » (L'Exhibition des mots et autres idées du théâtre et de la philosophie, Circé, 1998, p. 94).

2. 4. Comment s'inscrit, dans la lettre même des textes, et non pas dans des énoncés théoriques ou réflexifs, cette distance ou cette défiance à l'égard de la beauté? Je me permets de renvoyer à mes Chiens de plume, où il s'agit d'articuler la référence au Cynisme antique, la méditation sur le cynisme (l'incrédulité généralisée), et l'aboiement contre l'Art, en des exercices de lecture qui impliquent de dépasser la convention d’admiration.

Queneau contre l'orthographe académique dans Le Chiendent.

Bataille

L'informe : opération qui conteste les formes et qui rabaisse.

Mot de Rimbaud déjà dans la célèbre « Lettre du voyant »…

Une certaine gaucherie stylistique, savamment calculée cependant. Dans l'usage des temps, des prépositions, de la syntaxe (anacoluthes, raccourcis), etc.

L'effacement de la frontière entre les personnages romanesques…

« La laideur belle ou la beauté laide dans l'art et la littérature » (article dans Critique en 1949). Georges Bataille y montre que l'art moderne se situe « par-delà le bien et le mal, dans l'ingénuité où se trouve ruinée l'opposition de la beauté et de la laideur » (OC, XI, p. 421). (Déjà Breton dans le Second manifeste du surréalisme : « le désir de passer outre à l’insuffisante, à l’absurde distinction du beau et du laid, du vrai et du faux, du bien et du mal »). L'art moderne (Picasso, Bataille), arrache ce qu'il peint au monde servile des ustensiles et des jugements esthético-moraux : il les rend à une « turbulence » première, à une « divinité ingénue » (OC, II, p. 103) ; il désacralise pour reconduire au sacré primitif, qui ignore l'antagonisme entre beau et laid.

Faire attacher de la valeur à ce qui suscite le dégoût. S'agit-il d'arracher de la beauté au dégoûtant ? C’est à dire de faire mentir Kant, qui écrivait dans la Critique de la faculté de juger : « une seule forme de laideur ne peut être représentée de manière naturelle sans anéantir toute satisfaction et par conséquent toute beauté artistique : c’est celle qui excite le dégoût » (Vrin, p. 142). Parce que l’objet dégoûtant s’impose, si bien que la représentation artistique n’arrive pas à prendre ses distances… Ou bien de s’arracher radicalement au beau ? Marie dans le récit Le Mort : « Elle s'accroupit et chia sur le vomi ».

Drieu et l'esthétique de la négligence.

Les « points de défaillance », selon l'expression qu'on trouve dans Le Feu follet.

Les problèmes de composition (dispositio).

Le défaut de proportions (la Deuxième partie de Gilles est apparue trop longue, la rupture avec Dora peinte avec une lassante lenteur…).

Le manque de transitions: ainsi le saut vers l'Epilogue dans Gilles, avec le personnage éponyme qui devient Walter… Claude Roy en 1940 : « Il sort du lit pour faire la révolution ».

Les fins bâclées ou absentes.

L'inattention aux répétitions (elocutio). Ainsi dans Gilles : « Une activité insatiable, une préoccupation incessante l'occupaient » (Folio, p. 265).

« Sa figure exprima une véritable épouvante, car l'aspect de Paul était épouvantable » (p. 414). Maladresse ou bien effet d'insistance voulu (figure de dérivation) ?

« Il demanda la rue des Saussaies et demanda un nom inconnu de Gilles » (p. 461).

Bien sûr : il y a là une forme de dandysme (j'écris librement, je ne suis pas un besogneux de la plume, je me moque des règles scolaires), peut-être hommage lointain au débraillé des Cyniques (Gilles passe par une telle phase), ou souvenir de la beauté négligée pratiquée dans la satire (Horace, Mathurin Régnier), genre auquel la préface de 1942 fait allusion, ou même transcription de la sprezzatura, nonchalance, désinvolture, absence d’efforts de l'homme de cour, trace alors d'une rêverie aristocratique chez Drieu, etc.

Pour reprendre la distinction que rappelait Delphine Denis : l’œuvre de Drieu romancier suscite sans doute moins l’admiration (effet de la beauté) qu’elle n’exerce une séduction (apanage de la grâce), et ce même dans Gilles, malgré les problèmes politiques que ce roman pose.

Nimier : griffer la beauté, selon Le Hussard bleu (des cavaliers français qui griffent à la fourchette une toile de Cranach)… Le pastiche comme viol en douceur d'un beau style: Alexandre Dumas, Mme de Sévigné dans D'Artagnan amoureux.

Mais l'on pourrait aussi évoquer d'autres auteurs :
Sartre dans La Nausée : la stupide tante Bigeois qui cherche des consolations dans les beaux-arts;

La notion d'objet fou – objet littéraire qui se conteste lui-même – dégagée dans Saint Genet et reprise pour Les Mots.

Définition que donne Sartre à la fin de son article sur Dos Passos : « la beauté est une contradiction voilée », Situations, 1. Pourquoi ?

Beckett : Les jumeaux de la famille Lynch, Art et Con, dans le roman Watt. L'art naît de la pulsion, l'art ne va plus sans sa propre contestation…

Le texte sur le perroquet de Lousse dans Molloy. Texte subtil, polysémique, drôle… Mais est-ce un beau texte ?

  

3 - D'un inachèvement : Drieu et la beauté impossible

Je reviens à Drieu. Je voudrais, pour finir, m'interroger sur les raisons pour lesquelles le romancier laisse les Mémoires de Dirk Raspe inachevées pour se suicider. Et montrer à la fois 1) comment différents aspects de la situation moderne de la beauté convergent dans ce roman ; 2) à quel point la beauté peut être vitale pour un écrivain, à quel point il en a besoin pour vivre, plus que de quelque potage que ce soit.

[…] 

Pour conclure

Mes excuses pour le nombre excessif de citations… Déformation de professeur ? Voir ce mot de Nietzsche dans Humain trop humain (encore une citation, donc): « Celui qui enseigne est la plupart du temps incapable de mener quelque tâche propre pour son propre bien, il pense toujours au bien de ses élèves, et toute connaissance ne lui donne de plaisir qu’autant qu’il peut l’enseigner. Il finit par se considérer comme un lieu de passage du savoir, et en somme comme un moyen, au point qu’il a perdu le sérieux en ce qui le concerne » (I, § 200 : « Wer Lehrer ist, ist meistens unfähig, etwas Eigenes noch für sein eigenes Wohl zu treiben, er denkt immer an das Wohl seiner Schüler und jede Erkenntniss erfreut ihn nur, so weit er sie lehren kann. Er betrachtet sich zuletzt als einen Durchweg des Wissens und überhaupt als Mittel, so dass er den Ernst für sich verloren hat »). Un chemin de passage…

C'est parce que nous ne savons pas vraiment ce qu'est la beauté que notre enseignement n'est pas (trop) dogmatique… Notre pauvreté sur ce point assure la liberté de nos étudiants, et peut-être leur attention pour notre inquiétude… Valéry une dernière fois : « L’esprit de finesse est de ne pas conduire trop mal sa pensée au moyen de notions vagues et de ce qui est mal définissable » (Cahiers, II, p. 994). Tel serait le défi que nous aurions à relever face au beau littéraire…

Plutôt qu'en termes de beauté, ne faudrait-il pas réfléchir en termes de valeur? Notion plus souple, plus ouverte ?

Naturellement, voici une notion qui emporte avec elle d’autres difficultés. Voir par exemple celle que signale N. Frye, p. 43 : « Il n’existe pas de critique digne de ce nom qui n’ait éprouvé parfois un intense plaisir à la lecture d’une œuvre qui, selon ses critères d’appréciation, devrait être de fort basse qualité » ;  « la valeur idéale peut être très différente de la valeur d’expérience ».

Céline à partir de Mort à crédit ne me touche plus… Je préfère lire Simenon… qui n’a certes pas modifié le visage de la langue française…

Mais on peut faire apparaître :

Des « gerbes de convergence » (Richard), l’un des meilleurs critères de la valeur d’une œuvre (mais ne vaut pas pour toutes, puisque c'est encore une modulation des notions d'harmonie et d'unité…).

Ou bien des effets de polysémie: c’est à dire de divergence sémantique ?

On précise la valeur d’une œuvre par le jeu de la comparaison entre les textes, Les Liaisons dangereuses sont différentes de l’Histoire de ma vie par Casanova, etc., le différentiel… La valeur se déchiffre grâce à ce jeu de différences, comme les mots dans la langue selon Saussure… Mais peut-être aussi la beauté… Je ne crois pas que le beau soit l'incomparable, quoi qu’en ait dit Valéry, Cahiers, II, p. 925 (« Une œuvre très belle est celle qui pendant un temps donne l’impression d’être l’unique objet »), et 1329 (que citait Gérald Sfez : Hélène, « si belle que toute autre en était effacée »). Je préfère penser avec Eikhenbaum que « sa forme [de l’œuvre littéraire] est sentie en relation avec d’autres œuvres et non pas en soi » (Théorie de la littérature, Le Seuil, 1965, p. 51).

On aboutit à une autre aporie, qui nous reconduit à la première (sur le mutisme face à la beauté) :

« La valeur littéraire ne peut pas être fondée théoriquement: c’est une limite de la théorie, non de la littérature » (Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, p. 304).

« Peut-être la valeur de la littérature réside-t-elle précisément dans le fait qu’elle ne nous permette pas de répondre à cette question [celle de la/sa valeur] : seulement de la relancer sans cesse » (Emmanuel Bouju, 2010, p. 14). La valeur de la littérature serait de résister à la définition, à l’évaluation définitives…

Blanchot, à la fin de la préface de Lautréamont et Sade, p. 13-14, écrit que le roman ou le poème « cherche à s’affirmer à l’écart de toute valeur », l’œuvre est « ce qui ne s’évalue pas », ce qui « échappe à tout système de valeurs »; si bien que « la critique – la littérature – me semble associée à l’une des tâches les plus difficiles, mais les plus importantes de notre temps, laquelle se joue dans un mouvement nécessairement indécis : la tâche de préserver et de libérer la pensée de la notion de valeur, et par conséquent aussi d’ouvrir l’histoire à ce qui en elle se dégage déjà de toutes les formes de valeurs et se prépare à une tout autre sorte – encore imprévisible – d’affirmation ».

 

Discussion

 

Hélène Merlin-Kajman : Je vous remercie infiniment de nous avoir présenté un exposé d’une si grande richesse, d’autant plus qu’il relance et clarifie de nombreuses questions que nous nous sommes posées à plusieurs reprises l’année dernière, lors de certaines de nos séances de séminaire.

Pour commencer, j’ai envie de rebondir sur quelques-unes des apories que vous soulignez. Vous dites que le fait que nous ne sachions pas ce qu’est la beauté évite de nous rendre dogmatiques. Je suis d’accord. Mais il y a, comme vous le soulignez, deux sortes possibles d’incertitude ou de doute concernant la définition de la beauté – et l’une d’elles me paraît en fait non moins dogmatique. Car il faut bien distinguer, selon moi, le fait de ne pas dire « c’est beau » lorsqu’on analyse un texte littéraire (j’ai été sensible à la différence que vous établissez, au début de votre propos, entre la démarche d’analyse, et le conseil donné aux étudiants : « allez lire… »), ou bien de le dire en soulignant qu’il y a une sorte de disjonction, dans le langage critique, au moment où l’on prononce ce jugement, puisqu’on ne peut pas déduire « c’est beau » d’une analyse critique ; il faut bien distinguer, donc, ces deux cas du fait d’enseigner en pensant que le « beau » est toujours socialement déterminé (Bourdieu) : c’est-à-dire en pensant que l’esthétique dissimule des intérêts sociaux. En mettant alors hors jeu la beauté, on met également hors jeu toutes sortes d’émotions, et on ne laisse place qu’au cynisme.

Pour le dire autrement : dès lors que nous pouvons penser et ressentir « c’est beau » même sans savoir ce que cela signifie – ou même, surtout sans le savoir pour éviter tout dogmatisme, alors, si nous voulons éviter l’autre dogmatisme, le dogmatisme sociologique, il nous faut (c’est une injonction éthique) enseigner avec un consentement esthétique à l’œuvre.

Il m’est arrivé de présenter le texte de Bataille où il évoque la photo d’un supplicié chinois écorché vif. C’est vraiment un passage que je déteste : il soulève en moi une sorte de répulsion, une profonde protestation émotionnelle. J’entends cette expression, que vous citez, que Bataille a pour décrire le jeune homme tordu de douleur, « beau comme une guêpe », comme un oxymore chargé de détruire non seulement la catégorie du beau, mais le « consentir » (je fais allusion ici à un texte de Patrice Loraux[1]), le consentement, le socle même de l’affectivité commune.

Seriez-vous d’accord pour dire que la modernité se tient sous le signe du sublime et/ou du laid ?

Jean-François Louette : Oui, mais pas entièrement.

Hélène Merlin-Kajman : Voici donc l’autre aporie : votre réponse me paraît confirmer qu’en choisissant « La beauté » pour premier thème de réflexion de notre rubrique « Intensités », nous avons choisi un thème devenu « mineur » - presque tabou : c’est notre façon de lutter contre le nouveau dogmatisme, anti-esthétique, de la modernité....

J’ai encore une question : quand vous avez parlé de la convention de l’admiration, elle concernait en fait l’analyse. Est-ce à dire que vous suspendez aussi l’admiration ?

Pour ma part, il m’est arrivée de m’intéresser à des textes sans que je sois touchée par leur beauté. Que se passe-t-il quand on transmet cela, quand on est délesté de la beauté ? Et cela m’amène à vous demander quel est le statut de Drieu dans votre expérience de lecteur ?

Jean-François Louette : Je suis partagé : certes, politiquement, ce n’est pas satisfaisant, mais il y a un intérêt à montrer ce qui n’est pas beau mais qui a un charme très fort, un charme quand même. Je sais que Drieu suscite une polarisation extrême des jugements de goût, il n’est pas quelqu’un de lecture tiède, et j’ai essayé de tenir les deux bouts. Mais je pourrais dire « oui, ça me plaît, malgré les implications ou même les assertions idéologiques déplaisantes ».

Lise Forment : Pourriez-vous développer cette idée de « charme » ? Est-ce du saisissement et de la fascination, ou quelque chose que l’on perçoit avec une distance critique ?

Jean-François Louette : Je dirais que ce charme a fondamentalement partie liée avec les contraires. Il est un objet contradictoire.

Sarah Nancy : L’intérêt que vous portez à ce qui suscite moins le sentiment de beauté que d’impression forte, de charme, à la défiance et à la défaillance me fait penser à la vision de la littérature que nous a présentée Jean Kaempfer l’année dernière : il propose de partir des « points de défaillance » du texte, c’est-à-dire des passages qui détonnent avec le programme esthétique de l’œuvre. Il a développé l’exemple de Zola. Moi-même, je pensais en vous écoutant à des œuvres du XVIIe siècle, que j’enseigne, qui provoquent cette même sensation. Je me demande donc si cette défiance à l’égard de la beauté est véritablement propre au XXe siècle, ou s’il ne s’agit pas d’une catégorie que l’on trouve à toutes les époques. Si c’est le cas, cela fait apparaître plus encore l’intérêt pour les marges du beau comme un choix. D’où ma question : que transmet-on en transmettant cette défiance, cette dissonance ? Et, par exemple, peut-on, faut-il la transmettre à des élèves très jeunes ?

Jean-François Louette : La dissonance importe, il n’y a pas d’âge pour la transmettre.

Hélène Merlin-Kajman : Mais il faudrait se mettre d’accord sur le mot « dissonance », ou plutôt sa portée : la dissonance qu’il y a dans la phrase de Bataille que vous évoquiez, « elle s’accroupit et chia sur le vomi » n’est pas du même ordre que celle du début de l’acte III du Cid où Chimène reçoit Rodrigue arrivant l’épée à la main alors qu’il vient de tuer son père.

Or, l’esthétique des œuvres du XXe siècle a eu des conséquences sur le regard porté sur les œuvres antérieures. Cela peut aboutir à un enseignement volontairement destructeur si l’adhésion esthétique aux oeuvres « classiques » est pensée comme une aliénation idéologique. Le critique, l’enseignant, peuvent décider de faire sur les textes classiques ce que les auteurs font dans leurs propres œuvres : abîmer les apparences. C’est cette volonté de dissonance qui conduit, par exemple, à plaquer un sens sexuel cru sur des œuvres plutôt « bienséantes «  (comme le font toutes les mises en scène modernes du théâtre classique, ou comme l’analyse Serge Doubrovsky en voyant dans l’épée de Rodrigue l’indice d’un « viol symbolique » de Chimène).

Jean-François Louette : Pour revenir à votre question, Sarah Nancy : elle me semble être : « que faites-vous de l’admiration, avec l’ironie ? »

Sarah Nancy : Pas exactement, car je n’ai pas trop senti d’ironie dans votre présentation, et cela m’a plu, d’ailleurs. Je dirais que dans une certaine mesure, je me reconnais dans la transmission du doute, mais que sous cet angle, quelque chose me semble en effet manquer, qui n’est alors pas l’admiration, mais plutôt ce qui lie. Que transmettez-vous comme manière de faire lien ?

Brice Tabeling : Je me demandais, pour ma part, quel était le temps dont vous parliez. Car vous présentez votre scepticisme à partir de ce que les écrivains ont fait. Mais est-ce que cette position critique est encore d’actualité aujourd’hui ? Est-ce que la beauté reste encore tellement là , omniprésente, qu’on ait besoin de soutenir ce combat ?

Jean-François Louette : Votre idée serait qu’on est déjà au-delà.

Brice Tabeling : Je ne le dirais pas comme ça ; et j’ai beaucoup aimé votre phrase sur la liberté que laisse le fait de ne pas dire « c’est beau ». Car, même sous une forme négative, la beauté reste évoquée : point de référence, point à partir duquel on pense l'art et la littérature; une question persistante donc, qu'elle soit ou non négative (sceptique, critique). En ce sens, non, nous ne serions pas au-delà mais, toujours, au plus près du problème de la beauté.

Jean-François Louette : Il me semble que vous dites que l’affaire est entendue, qu’il n’y a plus de combat à mener. Mais je ne suis pas persuadé que l’affaire soit entendue. Le formalisme est encore présent. Il faudrait en fait garder la beauté comme point de repère, même si on sait bien qu’on n’est plus dans le temps de l’admiration naïve.

Brice Tabeling : Peut-être alors non comme repère, mais comme pari, comme risque que cela existe. Mais donc vous ne pensez pas que l’affaire est entendue.

Hélène Merlin-Kajman : Vous condamnez, dans le dogmatisme esthétique, le culte de la beauté, car vous voulez prendre vos distances à l’égard de toute sorte de religion, de religiosité. Là-dessus, nous sommes entièrement d’accord. Mais je reviens encore une fois à la phrase « elle s’accroupit et chia sur le vomi » - à cette importance de l’abject, par exemple, dans l’esthétique de la modernité. Je pense, là, à un texte de Michel de Certeau, « L’Institution de la pourriture : Luder ». Ce qu’il y montre, c’est le lien étroit entre le mysticisme et la dégradation du corps, des apparences, de l’enveloppe charnelle. Sortir de la beauté n’est donc pas une garantie pour sortir de la religion.

Marie Marcillac : En vous écoutant, on remarque que vous utilisez des types de textes qui ne sont pas strictement des textes littéraires : philosophie, critique. Je me demandais, en conséquence, si la question « c’est beau » ne serait pas intéressante à poser à d’autres types de texte.

Jean-François Louette : Je pense qu’un texte philosophique n’appelle pas du tout ce type de questions : on dit que c’est puissant, génial, mais pas que c’est beau.

Myriam Dufour-Maître : Je me demande, suivant en cela François Jullien, si, avec l’Hippias majeur, on ne tient pas la scène originaire du beau en Occident : Socrate tire vers la définition de l’essence, et fait naître l’idée du beau sur ce fond de violence. Ce n’est pas pour rien que c’est une scène de comédie cruelle qui est alors construite.

Jean-François Louette : Je suis d’accord : au moment où le beau intériorise la violence, il devient sublime.

Myriam Dufour-Maître : Et, avec cela, naît l’aporie dans le fait de parler du beau, aporie qui n’est pas reconnue par Socrate.

Jean-François Louette : Cela revient à se demander ce qui se passe entre Longin et Burke.

Myriam Dufour-Maître : En tout cas, je suis frappée par la radicalisation de l’incommunicabilité du beau que vous montrez.

Charlotte Taïeb : Je vais poser une question naïve. Le beau du texte littéraire, est-ce que c’est en quelque sorte un nuage au-dessus du texte, ou a-t-il un rapport avec les idées ? S’il a en effet un rapport avec les idées, ce que je crois, cela pose la question de ce qu’on enseigne et de la valeur.

Jean-François Louette : Je suis d’accord : la beauté tient à ce que le texte dit, malgré ce qui se dit depuis vingt ans. Le beau n’est pas anti-intellectuel de part en part. Et pourtant, il demeure un « saut » entre le démontage analytique du texte et le « c’est beau ».

Marie-Hélène Boblet : J’ai trouvé très intéressante l’association que vous faites entre beauté convulsive et fascisme, et je pensais à Paulhan écrivant les Fleurs de Tarbes et prenant position contre les tribunaux d’exception. C'est-à-dire contre l'excès de la beauté convulsive et de la terreur. Il faudrait donc suivre la proposition inverse : sortir de l’exception.

Jean-François Louette : Paulhan a bien pris soin d’opposer la rhétorique à la terreur. Et je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est stratégique. Mais c’est vrai qu’il nous a donné du grain à moudre en donnant une double dimension esthétique et politique à la terreur.

Mais à mon tour, j’ai envie de vous poser question : vous qui avez parlé d’émerveillement, qu’en est-il de la beauté ? (cf. Marie-Hélène Boblet, Terres promises. Emerveillement et récit au XXe siècle (Alain-Fournier, Breton, Gracq, Dhôtel, Germain), José Corti, 2011)

Marie-Hélène Boblet : Dans mon travail, j’ai précisément pris soin de ne pas parler de beau et de sublime. J’ai essayé de penser un régime où puissent se penser l’écart et l’accord. C’était acrobatique, d’ailleurs, mais je n’avais pas envie de réfléchir à la catégorie du beau ; moi-même, je ne voulais pas travailler sur des textes provoquant chez moi l’émerveillement, l’admiration, mais sur des textes que je trouvais neutres.



[1] Patrice Loraux, « Consentir », dans Le Genre humain, 1990, n°22, « Le consensus, nouvel opium? » [Note ultérieure : on entrevoit une fois encore comment la question de la beauté rejoint celle du contresens. Je renvoie à mon article paru ici même]

 

 

 

 

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