Table ronde « Littérature et universel »

                                 organisée par Transitions les 29 et 30 juin 2018

 

 

 

 

ARGUMENT

La littérature et l’universel ont longtemps été associés : face à l’histoire, son devenir contingent aussi bien que son mouvement nécessaire, la littérature, volontiers essentialisée, était pensée comme le réservoir des valeurs, des sentiments et des questions porteurs d’universel. On ne saurait donc s’étonner que l’idée de Littérature se soit vue contestée au même rythme et selon les mêmes arguments que l’idée d’universel. Non, la nature humaine n’existe pas ; aucun Dieu ne lui a conféré une souveraineté sur le monde en quelque sens que ce soit ; aucune histoire universelle n’unifie son destin ; aucun peuple ne réalise ses plus hautes aspirations en portant en avant des autres le flambeau de la civilisation ; aucune activité culturelle ne remplit plus qu’une autre la mission de la guider et de l’élever vers ses fins morales, etc.

De là une floraison des pluriels : d’un côté, la littérature n’étant plus qu’une pratique culturelle quelconque, aussi contingente que n’importe quel fait historique, elle s’est vue rapprochée de, et comparée à des productions discursives ordinaires (ex : courrier) ou voisines (ex : article de journal), ou propres à des communautés ou des peuples qui ne la connaissaient pas (ou semblaient ne pas la connaître) (ex : mythe) ; de l’autre, désessentialisée (ou « démythifiée », ou « désacralisée »), elle a cessé d’être appréhendée à partir des grandes œuvres et des grands écrivains, et s’est vue elle-même conjuguée au pluriel : pluriel des genres et des sous-genres, pluriel des minores, etc.

Le bénéfice critique de cette démultiplication des points de vue n’est pas douteux. Mais elle bute aujourd’hui sur une série d’apories, dont la moindre n’est pas de savoir si parler de « littérature » a encore le moindre sens. Mais d’autres facteurs de morcellement sont apparus plus récemment. Débattue aux USA et en Angleterre, la pratique du trigger warning en est peut-être le symptôme le plus criant : ses défenseurs exigent des enseignants de littérature qu’ils avertissent les étudiants des contenus des œuvres susceptibles de les choquer ou de les offenser, parce que ces œuvres pourraient leur rappeler des traumatismes passés (forcément particuliers) ; les étudiants sont alors libres de se soustraire à cette blessure, de ne pas assister au cours, donc de ne pas partager ces textes avec les autres. C’est donc l’enseignement de la littérature lui-même qui, en acceptant l’éclatement de ses destinataires, risque de passer intégralement sous le signe du relatif et du particulier.

Le relativisme est ainsi devenu la position dans laquelle nous baignons spontanément. Mais on voit, avec cet exemple, qu’après avoir été le levier d’une intelligence critique et d’une révolution éthico-politique incomparables, d’une rébellion légitime contre l’ethnocentrisme et le phallocentrisme occidentaux, il risque de devenir un facteur d’émiettement des savoirs et de déliaison sociale.

Les ouvrages d’Étienne Bimbenet proposent un changement de perspective. Dans Le Complexe des trois singes notamment, il déconstruit le « zoocentrisme » contemporain, dernier avatar du relativisme, auquel il n’est pas inintéressant de souligner qu’il rattache le « post-féminisme ». Sans refuser l’élargissement de la préoccupation éthique à l’animal non-humain, il souligne que l’humain est le seul animal à procéder, par son langage, à la « déclaration publique de la chose » : en se montrant mutuellement le monde, les animaux humains établissent son caractère commun, et y intègrent même les animaux non-humains, pour qui il n’est pourtant de monde que relatif à eux-mêmes, comme l’a montré Uexküll avec son concept d’Umwelt. C’est pourquoi les hommes peuvent, par fiction ou par croyance, faire parler n’importe quel existant : « L’universalité que promeut le langage est exigée, plutôt que constatée ; présumant de force que tous peuvent parler, elle outrepasse le plan des faits et des exceptions factuelles. C’est comme si le langage voulait, coûte que coûte, que tous parlent ; comme si le langage faisait droit au langage, au mépris de tous les faits. L’homme dès qu’il parle va à l’infini : il ne s’adresse pas à un groupe donné, celui des vivants dont il sait qu’ils parlent et pourront lui répondre. Il ne veut autour de lui que des vivants parlants, il en promeut la communauté ».

Cette idée d’une « générosité de l’universel » nous permet-elle de réinvestir, en littérature, la catégorie de l’universel ? Quel rapport entretient-elle avec ce que Jérôme David appelle « engagement ontologique » ? Avec la question du commun telle que la posent – très différemment du reste – Jean-Luc Nancy ou Giorgio Agamben ? Est-elle compatible avec la perspective du « différend », dont la littérature doit témoigner selon Jean-François Lyotard ? Comment l’articuler à la question du trauma (ou du traumatisme allégué par le trigger warning) ? Bref, la littérature aurait-elle un mode particulier de participer à la « déclaration publique de la chose », ou plaide-t-elle en faveur d’une autre hypothèse ?

 

Hélène Merlin-Kajman

 

 
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