Les Chats perdus, chapitre 14

 

Résumé des chapitres précédents

Dans le quartier des Pas perdus (qu’on appelle familièrement « quartier des Chats perdus »), depuis le 14 février de cette année, des fleurs sont déposées mystérieusement chez les uns ou chez les autres. Le premier, Furio Rosso, vieil italien retraité qui habite au dernier étage du 11, rue des Clartés, a découvert des lupins sur sa terrasse de style bouddhiste. Il va porter plainte, et c’est l’inspecteur Malik Fall, mis sur la touche par son supérieur hiérarchique en raison de sa lenteur et de sa rigueur obsessionnelles à mener les affaires, qui se lance dans l’enquête (chap. 1-5).

Tout l’immeuble est en effervescence. La rumeur circule d’autant plus vite que de nouveaux locataires, Éric Dupont et Ophélie Mesrine, tous deux brocanteurs, ont pendu leur crémaillère en invitant les habitants à la fête. Éric Dupont a aussi convié son ami d’enfance Anselme Frey, vulcanologue et volcanologue, qui s’apprête à partir en Indonésie. Kleptomane, il subtilise un poignard ancien. Il vient là avec sa fille Aglaé, qui fait ainsi connaissance de Lydia Brancart, la fille de la concierge, et de son amie Rosalie. Toutes deux habitent l’immeuble et décident d’enquêter sur le mystère (chap. 1-6).

Le premier lieu où chacun cherche des informations est le magasin de Sarah Madamet, l’ancienne éditrice récemment reconvertie dans les fleurs, fleurs rêvées et fleurs vendues qui lui font souvent vivre une sorte de cauchemar éveillé (chap. 7).

Le chapitre 8 révèle au lecteur qu’en fait, c’est un groupe un peu gauchiste, un peu anar sur les bords, qui agit. Plusieurs de ses membres gèrent la crèche du quartier, fondée par Sacha Prizzi, la narratrice de leur épopée. La petite bande a décidé de remercier de la sorte des personnes choisies pour la manière qu’ils ont eue de « prendre parti » dans leur vie. En « fleurissant leur vie », le groupe veut empêcher que leurs actions ne sombrent dans l’oubli le plus total. Furio Rosso a donc reçu un lupin « pour avoir participé au collectif Arseno Lupino qui avait notamment écrit un livre sur l’éducation des plus jeunes », livre qui a inspiré le projet de crèche à Sacha et ses copines. Et Adélie Brancart, la concierge, va recevoir une gueule de loup pour rendre hommage au premier squat qu’elle a créé avant de devenir concierge, et qui portait ce nom-là.

Le chapitre 9, qui se déroule du côté de Sarah Madamet, quelque part entre sa boutique et ses hantises, a laissé le lecteur sur un mystère daté du 11 mai : « Le petit cattleya landate qu’on a livré ce matin. Je suis certaine qu’il lui manque une fleur. »

Nous allons retrouver cette fleur (ou une autre ?), de la famille des orchidées, au chapitre 10. Le groupe de Sacha profite de l'absence des Dupont-Mesrine pour une action florale dans leur appartement. La cible qu’ils veulent remercier est bien un Éric Dupont – un homme de théâtre important dans la vie des parents de Sacha –, mais celui que le lecteur connaît est son fils. L’erreur découverte in extremis les oblige à annuler l'opération de façon rocambolesque. Pendant l’opération, l’un des membres, Charly, vole lui aussi un poignard… Le lendemain, en arrivant à la crèche, une orchidée et un mot les attendent... Est-ce la même ? Qui l’a déposée ? L’énigme est entière.

Pendant ce temps, l’inspecteur Malik Fall, très déprimé et ratiocinant, raconte à son assistant, Kevin Junior comment il mène son enquête, ce qu’il a compris et les hypothèses qu’il fait. Kevin Junior les raconte au commissaire, qui ne retient que l’hypothèse terroriste et décide de mettre deux ou trois autres policiers sur l’enquête (chap. 12).

Depuis le chapitre 11, et encore au chapitre 13, le lecteur lit les mails qu’Anselme Frey envoie d’Indonésie  ; d’autre part, ceux de Lydia et Rosalie nous apprennent qu’elles sont en train d’élaborer, sur l’affaire des fleurs, des hypothèses encore plus farfelues que Malik, non sans trouver pourtant de bonnes pistes (par exemple, l’existence d’un langage des fleurs qui confine au rébus). Leur énergie charmante contraste avec la sombre résolution de parler à Kevin prise par Malik.

Il faudra patienter pour savoir s’il le fera. Le chapitre que vous allez lire nous montre que les deux gamines et Malik ne sont pas seuls à faire des hypothèses…

 

 

 



L'art des pistes

 

Barbara Kadabra

OU

Carlo Brio

François Cornilliat

Florence Dumora

David Kajman

Hélène Merlin-Kajman

Brice Tabeling

07/10/2017

 

 

Vous faites des fiches ? m’a demandé Adélie.

Presque tous les patients me posent un jour ou l’autre cette question : elle donne la parole à tant de blessures ! Mais nulle suspicion désormais : Adélie veut simplement savoir si ce qu’elle dit mérite à mes yeux d’être conservé. Si vous étiez à ma place et que vous en faisiez, ai-je répondu, qu’est-ce que vous y consigneriez ? Elle s’est moquée de mon verbe (c’est devenu un jeu entre elle et moi : j’emploie des mots rares ou savants, elle se moque et me demande de traduire ; je le fais ; on compare… Elle perd de ses angoisses d’exilée, fille de grands-parents non francophones qui n’avaient cessé de vivre comme s’ils étaient toujours recherchés et avaient légué ça à leurs enfants, qui ont refilé ça à leurs propres enfants…). On a parlé de vocabulaire comme ça quelques minutes, elle m’a provoquée avec des jeux de mots grivois, etc. Puis elle a enchaîné.

Ce que j’y mettrais ? Oui. Ben, de quoi faire un bon polar ! Nous avons ri toutes les deux.

Nous rions souvent. Je ne lui ai évidemment rien dit de sa fiche – laquelle, en fait, est presque vide, en tout cas presque vide de ce qu’un psy est censé retenir pour aider sa réflexion au cas où la mémoire lui ferait défaut. J’ai des excuses. Depuis que des gueules de loup ont été déposées dans la loge d’Adélie deux fois de suite (oui, dans sa loge), depuis qu’elle a admis que ce « merci » s’adressait bien à elle en personne, elle va beaucoup mieux. La voix de son père s’est arrêtée sans qu’elle en ressente de l’angoisse, elle réussit à canaliser Solferino qui se révèle moins effrayant que je ne l’avais cru d’abord, elle s’est rapprochée de sa fille Lydia, ce qui fait du bien à toute la famille, sa fascination pour Ophélie Mesrine s’est un peu calmée, elle s’est enfin mise à répondre par de vraies lettres aux courriels que lui envoie son frère, à qui jusque-là elle ne répondait que par monosyllabes, et elle est en train de nouer une relation quasi filiale avec le locataire du 9e, lequel a connu ses parents puisqu’il habite 11 rue des Clartés depuis des lustres.

C’est que grâce à ces fleurs, et aux deux petits mots « merci » qui les ont accompagnées, révélant à chacun des bénéficiaires que le dépôt avait une signification commune, ils se sont découvert des affinités politiques qui les ont rapprochés. Les bienfaiteurs inconnus qui opèrent par le langage des fleurs semblent en effet avoir révélé le pourquoi de toutes les fleurs envoyées à Furio en le gratifiant pour finir de lupins, allusion à son activité passée de militantisme pédagogique tout comme les gueules de loup sont une allusion au second squat organisé par Adélie quand elle n’était encore qu’une jeune fille.

Adélie est désormais souvent conviée à prendre une tisane avec Furio le soir. Ils discutent de l’éducation des enfants, ce qui l’aide beaucoup à gérer les trois siens – ou plus exactement, à faire mieux que seulement les gérer… La petite Estelle est devenue copine de Martin, après que Furio a eu la bonne idée d’inviter le garçonnet un jour où il gardait sa petite-fille chez lui. Et il est même allé chercher une ou deux fois Jonas à la crèche. Comme il a du temps, il a bavardé avec les filles de la crèche. Il s’est aperçu que cette crèche autogérée reposait sur des idées précises concernant l’accueil du nourrisson, que ces idées étaient tout à fait semblables aux siennes. Il est revenu enthousiasmé par leur travail et leur « générosité » – c’est son mot –. Et depuis, il combat l’impression négative d’Adélie qui s’imaginait que les filles de la crèche la regardaient de haut parce qu’elle n’avait pas fait d’études… J’ai aimé qu’il confirme que c’était un contresens absolu – et surtout, qu’Adélie entende : elle reconnaît enfin un peu de sa propre valeur…

Maintenant, elle commence toutes ses séances comme ça : « Je vais beaucoup mieux, c’est inimaginable ». Nous évoquons la fin de sa thérapie avec bonheur (la date en est fixée : début juillet, au moment des vacances). Une réussite, qui prouve une fois encore qu’une cure ne ressemble jamais à une autre. La théorie, c’est bien ; et la pratique, encore mieux !

Du coup, ma fiche ne contient rien d’autre que des repères ayant trait à cette intrigue des fleurs données… C’est que le déclic, incontestablement, ce furent les gueules de loup. Tout s’est rassemblé et tout, soudain, a fait sens pour elle. À partir de là, j’ai choisi de me passionner comme elle, avec elle, pour cette affaire. La qualité de notre « nous » en a été transformée. Adélie s’est détendue, elle a arrêté de me balader avec ses « débrouillez-vous », parce qu’on se débrouille maintenant, notamment en essayant de débrouiller ensemble cette énigme qui a déclenché une foule de souvenirs et d’associations (sa phobie des chiens enfant ; jamais de cadeau d’anniversaire ni de noël pour un mélange de raisons dont la pauvreté, argument militant pour le père d’Adélie ; pas une fleur dans sa mémoire même pas sur le tissu de ses vêtements, les fleurs c’était tabou, c’était pour fleurir les morts, le petit autel que ses grands-parents entretenaient en pleurant les disparus pendant la guerre civile, etc.)…

Mais pour revenir aux fleurs données, il faut avouer que c’est palpitant ! Et si heureux : incontestablement, il se passe quelque chose en ce moment dans le quartier des Pas Perdus, quelque chose de puissant et de très intriguant. Nous faisons des hypothèses, nous ne sommes pas toujours d’accord, nous nous disputons, nous faisons des rêves, parfois je lui raconte le mien que je bricole un peu pour qu’il bouscule un peu les siens, les rêves nous lancent sur d’autres pistes qui lui permettent de faire, sans trop s’en rendre compte, une enquête intérieure sur sa propre famille… Et comme ça, on avance à grands pas…

— Un polar ? Par quoi commencerions-nous ?

Les gueules du loup, évidemment. Sans elles, comment Furio aurait-il pu être sûr de l’allusion finale des lupins à son propre passé ? Mon premier squat, c’était pas La Gueule du loup, c’était Les Chiens perdus, à Roubaix : on investissait les corons et on cultivait les petits jardins derrière, on avait abattu les clôtures de séparation, c’était grandiose ! Passer d’une loge à ce genre d’espace-là, et du communisme à l’anarchisme ! Mon père était fou.

La loge ? D’abord, vous entendez ce mot-là ? La loge, c’est pas un logement, c’est une piaule mais pas d’étudiant, un trou à rats où on vit à plusieurs, heureusement mes parents faisaient pas souvent l’amour et heureusement mon frère est parti vivre chez une tante quand j’avais 8 ans, je dis heureusement pour faire vite, je vous ai raconté ça, hein, pas besoin d’y revenir. Une loge, c’est là qu’on échoue, l’étape d’après c’est sous les ponts, c’est là que ma mère aussi, elle a continué les petits autels autour des morts, les morts prenaient plus de place que moi, si vous voyez. Peut-être que vous vous demandez pourquoi j’ai recommencé, avec trois enfants en plus ! Ben parce que depuis le temps de mes parents, la copropriété a récupéré un ancien hangar et l’a adjoint à la loge, alors maintenant, quand même, on a une grande pièce où on peut mettre des rideaux pour séparer, et l’ancienne loge qui nous sert de salle à manger, voilà, c’est potable, c’est même pas trop mal que ça, et au moins, j’assure… J’ai emménagé juste avant la mort de mon père, et il était drôlement content, je peux partir en paix, voilà ce qu’il répétait à chaque fois que j’allais le voir à l’hosto…

Donc, d’abord, des fleurs en pagaille chez Furio, une pluie de fleurs, comme un tir d’artillerie inversé pour préparer le terrain – à la guerre comme à la guerre disait toujours mon père. Mais les autonomes, ça le rendait fou. Qu’est-ce que tu vas traîner avec eux ? Tu ne sais donc pas qu’ils sont tous infiltrés ? T’aimes les flics alors, c’est ça ? Mais est-ce que je ressemble à une infiltrée ? Tu ressembles à rien, à plus rien du tout, j’ai honte de toi ! Long détour du côté de la honte – passons. La fiche d’Adélie m’aide à penser autre chose que les topiques et les instances…

— Et puis ?

— Et puis, Sarah Madamet. Une fausse piste, déclare Adélie. Elle est dans ses fleurs jusqu’au cou. Elle nous a fait mauvaise impression d’abord, à Furio et à moi, mais c’était avant qu’on comprenne. Je suis allée lui acheter des fleurs figurez-vous. Oui, parce que maintenant, j’en achète quand je peux, c’est beau dans la loge, sous le tableau d’Hassan : ça va, y en a des pas trop chères quand même. Et puis Furio, il m’en rapporte aussi, c’est trop gentil. Eh bien, elle parle comme un livre. Lydia dit que dans son magasin, elle parle à haute-voix même quand elle est seule. Mais elle est rarement seule, à cause de son employé, Bruno. Je peux vous dire que j’aurais bien aimé le rencontrer, lui, dans un squat ! Mais d’après Lydia, il est avec Mona, une fille de la crèche. — Ah oui ? — Ca va, me dit-elle, pliée de rire, vous mordez à tous les hameçons ! Moi, avec vous, j’ai tout compris de la psychanalyse, je pourrais presque le devenir maintenant… Je ris, je me prête au jeu…

— Et puis ?

— Ah oui, Lydia : il y a aussi tout ce qu’on sait grâce à Lydia. Parce qu’un jour, Huguette Charis est venue l’interroger sur l’amitié de leurs deux filles, Lydia et Rosalie. Comme elle lit les mails de sa fille quand cette dernière oublie de fermer sa boîte, elle s’est aperçue que les gamines s’étaient lancées dans une enquête sur cette affaire des fleurs. Bon, leurs conclusions sont fantaisistes, et il y a en plus une histoire de poignard volé incompréhensible. Mais Huguette Charis, c’est encore un autre film : elle panique parce que pour elle, cette histoire de fleurs, c’est une histoire de terrorisme ! Elle est convaincue d’avoir vu des islamistes roder (elle dit des « djihadistes »), et elle soupçonne Hager, la docteure de la crèche, qui a fait le ramadan semble-t-il… Pas étonnant qu’avec une mère pareille, enrage Adélie, Rosalie soit aussi nulle sur les indices ! Et Lydia ? ai-je hasardé. Adélie est restée coite un moment puis elle a éclaté de rire et nous avons plaisanté ensemble.

Elle a été très fine. Elle n’a pas fait subir d’interrogatoire à sa fille. Elle s’est souvenue que cette dernière lui avait posé des questions à propos des gueules de loup. Alors, elle lui a simplement raconté ce qu’elle-même comprenait, sur le mode d’une confiance faite dans son jugement – et au passage, pour la première fois, elle a parlé un peu d’elle-même à Lydia.... L’enquête, je lui ai dit, tu peux la continuer avec ta copine, mais moi, je crois que le mystère est un bon mystère qu’il faut savoir protéger, alors, gaffe…

— Et puis ?

— Et puis les Dupont ! C’est la femme de ménage, une copine d’Adélie très bavarde, qui a trouvé un pot de fleurs arlequins renversé sur le sol et sans un mot ! Oui, mais si le merci manque, le motif semble clair, car avant Éric Dupont et Ophélie Mesrine, il y avait un Éric Dupont père qui habitait là. Il dirigeait une école de théâtre, et Adélie se souvient qu’il y avait des masques chez lui, notamment des masques d’Arlequin, et qu’il donnait dans son appartement des cours d’improvisation gratuits aux enfants de l’immeuble. À croire que ce lieu a toujours attiré des gens incroyables !

— Et enfin…

— Enfin Lydia, qui raconte quelques jours plus tard à sa mère qu’il y a aussi eu une fleur déposée à la crèche, avec un autre mot : « bisous »… Une fleur au nom impossible, je l’ai appris par cœur pour vous le dire, au cas où vous le connaîtriez : un cattleya landate.

Cattleya, « bisous »… Difficile de ne pas tout de suite penser à Proust, quand Swann et Odette font l’amour, « font cattleya »… Je décide de partager ça avec Adélie, qui s’émerveille, tout en contestant… Je me doutais qu’il y avait ce que vous appelez un présupposé ! Mais voilà, est-ce qu’il est affligeant ? Nous rions toutes les deux – après tout, pourquoi pas ? Moi, j’ai trouvé autre chose sur Wikipédia, me dit-elle. Autre chose ? Oui, un film, où il y a une héroïne qui s’appelle Cataleya. On a tué ses parents sous ses yeux quand elle avait neuf ans, alors elle devient tueuse pour venger leur mort, et sur le corps de ses victimes, elle laisse un dessin d’orchidée.

Zut, ai-je pensé. Je ne sais pas pourquoi mon cœur s’est glacé. Pourquoi suit-elle cette piste ?

Et alors ?

Rien, me répond-elle, rien. Bisous, c’est plutôt gentil. Ou alors, c’est l’inverse : quelqu’un qui a été sauvé enfant, un truc comme ça. Sauvé par une crèche ? Sauvé en Afrique par Hager (parce qu’Hager, elle a été médecin du monde en Afrique) ? Ça pourrait être Hassan, qui aurait copié ce film mais en le mixant à notre histoire de fleurs – Hassan, il sait tout ce qui se passe aux Pas perdus parce que tout le monde le connaît et tout le monde lui parle. Hassan, ou son copain l’Africain, son copain qui passe tous les jours rue des Clartés et qui prononce ce mot, le présupposé affligeant. Lui aussi, il parle comme un livre. Un truc comme ça, voyez-vous.

Cataleya… ? Je voulais la relancer un peu. On a parlé de la vengeance – un schème présent dans sa famille… Je me suis détendue. Le grain de sable, ce n’est pas elle, mais la réalité, qui avec Adélie ne reste jamais longtemps à la porte… Cette idée-là, peu orthodoxe, me revient toujours à l’esprit avec insistance face à Adélie – je n’y peux rien, alors, je l’accueille, et je pense…

Ça pourrait être aussi Malik Fall.

Malik Fall ?

Mais oui, vous ne vous souvenez pas, quand Furio recevait ses premières fleurs ? Je l’ai rencontré ici, dans la salle d’attente du centre. Un flic, mais pas ordinaire, vous pouvez me croire. Il connaît l’histoire, ça peut lui avoir donné des idées. Supposons, je ne sais pas, moi, qu’il ait un bébé et que les filles de la crèche l’aient, je ne sais pas, moi, sauvé de quelque chose…

 

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Date : 31/05/2017 - 20:47

De : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Louise Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet : Cœur de cible

 

Je pense à cette publicité, celle qu’une de tes collègues disséquait sur son blog, tu te souviens ? « Selling Flowers with Sexism », c’était sa formule ; tu m’avais loyalement transmis le lien... quinze jours après l’ouverture du magasin. Alignés sur fond rouge, trois bouquets : un minuscule, un moyen, un énorme, comme les chaises et les bols de porridge dans Boucles d’or. Au-dessus, une question en grosses lettres – d’or, justement : « Exactly how MAD is she ? » Et en dessous, en plus petit : « Florists. Experts in the Art of Expression. » L’art de l’impression plutôt, de l’oppression, gouverné par ce viril calcul qu’expriment en effet tous les jours, dans ma boutique, le visage et le portefeuille des types qui font de moi leur complice : avec des fleurs, à qui d’autre qu’« elle » « le » diriez-vous, cet indicible truc, pour la calmer, pour acheter son indulgence ? Et plus c’est gros, mieux ça rend : autant l’imaginer furieuse. C’est ça l’exactitude : la présomption de l’hystérie, n’en déplaise à la pauvre Boucles d’or, apprenant chez les trois ours la convenance et le juste milieu. Bien vu. Et bien envoyé, bien retourné par toi, experte dans l’art de l’agression : j’étais folle de rage.

 

 

Date : 05/31/2017 - 3:23pm

From : Louise Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

To : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Subject : Re : Cœur de cible

 

J’admets, je n’ai pas fait dans la nuance. Je ne te voulais pas de bien. Parlant de complicité, la socio a d’ailleurs la sienne, envers les pubs qu’elle cueille pour le plaisir du canardage : low-hanging fruit, comme on dit ici, pour les réseaux sociaux où les experts se défoulent, en tablant sur la notoriété des ads pour s’attirer des followers... Bon, celle-là le méritait vraiment, non ? Mais toi beaucoup moins, d’accord. Exactly how mad was I ? Plenty. Le nouveau job de Papa, familial et même dynastique, ne m’a pas choquée, alors que par le tien, tellement inattendu, je me suis sentie trahie. D’abord (élémentaire), je t’en ai voulu comme tu m’en voulais quand je suis partie. D’après moi, tu te vengeais ; du coup, je n’étais pas seulement méchante, je me sentais téléguidée. Ensuite, bien sûr, il y a cette raison banale et déprimante dont ma discipline fait son beurre. La distinction et ses barbelés : le dédain des intellos pour le (petit) commerce, mitigé d’un côté mais aggravé de l’autre si le négoce en question se mêle d’« art » ; sans parler du dépit de se découvrir sujet à ce dédain, tournant au mépris de soi dans les bonnes âmes, comme la mienne, qui se piquent de lucidité sociale. Enfin c’est aux fleurs, à ce qu’on leur fait dire, que ma colère en a. Le nom de ta boutique me mortifie, et l’art de l’expression m’énerve (le filon est inépuisable, regarde : https://www.facebook.com/pg/flowerinspire/photos/). Mais j’avoue (pas toute seule : avec l’aide intéressée de mon therapist) que cette rose a trop d’épines pour être honnête ; c’est sans doute moi qui ne veux pas entendre ce que me « disent » les couleurs vivantes et pourrissantes dont ma mère, tombée du paradis des livres, a choisi de s’encombrer. Bon, maintenant que mon propre métier m’a vendue, j’ai la distinction moins venimeuse, c’est déjà ça : ma petite vie si bien éduquée, qui sait à quoi je la gagnerai demain ? 

 

 

Date : 31/05/2017 - 21:58

De : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Louise Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet : Re : Re : Cœur de cible

 

J’ai regardé. Bravo, ça ne s’invente pas : l’Amérique me tend les bras ! Rien ne vaut l’ubiquité d’internet pour mettre en boîte les amateurs de signes. Pour le reste, ne noircis pas le tableau : même si, à l’époque, j’étais trop blessée pour le reconnaître, l’amour-propre, qu’il soit psycho ou socio, n’était pas ta seule motivation. Tu me tannais à propos de mon dos, par exemple. Et tu avais raison : mes lombaires n’en peuvent déjà plus, je finis de les esquinter. Je revois aussi cette maxime, sur la ligne « objet » d’un de ces messages vides que tu m’adressais à tout bout de champ : « Ce n’est pas en se divisant qu’on se retrouve. » Le fait est que le bouturage moral ne m’a fait aucun bien ; tout ce que j’y ai gagné, c’est que Sarah engueule Sarah toute la journée, sous l’œil impassible de Bruno – je t’ai parlé de Bruno ? –, justement l’être à la fois le plus composite et le moins conflictuel qui soit. Ce n’est pas un hasard si cette histoire de fleurs volées m’est tombée dessus : tout m’échappe, à commencer par ce dont je prétends m’entourer. Je t’ai dit que Lydia est revenue m’interroger, plus sérieuse que jamais – cette fois sur la signification des fleurs ? Et aussi qu’Adélie joue les clientes, maintenant ? Remarque, elle au moins n’a pas l’air de m’en vouloir ; mais ses visites m’inquiètent, sa brusquerie me paralyse, nous ne trouvons rien à nous dire. Fichu quartier où mes pas se perdent : finalement, tu t’es peut-être moins expatriée que moi. Et si Dalloway rejette ton appel, tu auras un an pour dénicher un autre poste dans un collège moins mesquin ou moins snob, sans avoir à quitter ce pays immense qui te remplit d’une excitation extraordinaire. Tu as toujours dit que leur département de socio est un village Potemkine, sans autre ambition que de sembler en avoir un. Ils se sont sentis jugés, leur réaction s’explique. Tu trouveras ta place ailleurs, dans un vrai village.

 

 

Date : 05/31/2017 - 4:39pm

From : Louise Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

To : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Subject : Re : Re : Re : Cœur de cible

 

C’est gentil, mais non. Moi aussi, dans le genre toc, j’ai été jugée, figure-toi. Par mes pairs, comme ils disent, et le résultat puait manifestement – assez en tout cas pour que Dalloway, Potemkine ou non, me jette sans scrupule aucun. En fait ils me trouvent sympa, le problème n’est pas là. What does the heart matter, compared with the brain ? On verra bien, n’en parlons plus. Et merci pour ta générosité toute neuve, mais n’en fais pas trop quand même, dans le style go West et land of opportunity ! Si demain je pars pour Seattle, je doute que ça t’enthousiasme, OK ? Et oui, tu m’as parlé de Bruno le virtuose, de ses voyages, de son silence. Plusieurs fois. De même tu m’as raconté l’imbroglio des fleurissements clandestins, et des fioritures que tes hang-ups personnels se sont empressés d’y broder (tiens, t’ai-je dit, moi, qu’une de mes copines historiennes prépare un bouquin sur Nora Barlow, la centenaire aux primevères ?). Sur Adélie aussi, tu t’es pas mal répandue ; et j’ai ma petite idée. En revanche tu préfères me cacher le verdict, la certitude que tu dois aux nouvelles confidences de l’industrieuse Lydia. Je me trompe ? Je résume : la fleur de cattleya, c’est Bruno qui l’a escamotée, le jour où tu m’as raccroché au nez, le jour où tu t’es promis d’entrer, pour lui faire plaisir, dans son délire d’orchidée géante, rhyncho machin, pour la vitrine. Son amie bosse à la crèche, où une fleur du même genre se matérialise : CQFD. Dans un polar, ce serait cousu de fil blanc. Mais tu ne te vois pas dans un polar : donc, à tes yeux, c’est forcément lui. Et donc tu ne lui en diras rien, a) parce que de toute façon c’est toi la coupable ; b) pour réparer dans ton esprit l’accusation lancée à la tête du vieux Furio ; et c) parce que Bruno te fascine. Non seulement tu ne l’as pas viré, mais tu as été jusqu’à faire illico l’acquisition du monstre verdâtre, qui fait peur aux toddlers mais sur quoi tous les autres passants s’arrêtent, en écarquillant les yeux. C’est un triomphe ; la bête n’est pas à vendre, mais les gens qui entrent pour la renifler (on ne touche pas) achètent n’importe quoi d’autre. Ton cash flow reprend des forces, la fleur des profondeurs t’épargnera peut-être le dépôt de bilan. J’applaudis à l’opération : orchidée pour orchidée, la faute ignorée remise au centuple... joli, et vraiment classe. Mais son présupposé, je n’y crois pas. Que tu le veuilles ou non, c’est dans un polar que tu joues ; pas besoin d’être Nero Wolfe pour s’en rendre compte. Donc la piste facile n’est là que pour égarer. D’ailleurs Bruno a tous les talents, mais pas d’yeux derrière la tête : n’importe qui pouvait mutiler le cattleya pendant ton excursion rue des Clartés. Désolée de te décevoir : ton sphinx en tablier vert est un hareng rouge.

 

 

Date  : 01/06/2017 - 13:12

De : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Louise Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet  : Re : Re : Re : Re : Cœur de cible

 

C’est toi qui as des yeux derrière la tête. Nous sommes bien dans un polar : d’autres flics sont passés, tôt ce matin, Bruno n’était pas encore rentré de Rungis. Deux, cette fois ; trapus, hargneux, vulgaires, sortis d’un roman de Manchette. Rien à voir avec l’obèse et livresque Nero ; encore moins avec le doux géant de l’autre jour. Pendant une demi-heure au moins, à coups de menaces voilées, d’allusions sinistres à un enjeu majeur, ils m’ont tout fait recracher : l’histoire des hortensias, celle de l’ancolie, celle du cattleya. J’avais beau les trouver grotesques, je tremblais comme une feuille ; j’étais prête à les suivre au commissariat. Mais sur Lydia et son crocus je n’ai rien dit – ni sur Bruno et sa copine. Qu’est-ce que ça change ? Ils sont partis en annonçant qu’ils reviendraient.

 

 

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Quand même, à la fin de la séance, je demande à Adélie pourquoi elle m’a posé cette question sur les fiches aujourd’hui et pas avant. Elle est d’abord restée silencieuse. Sa voix était tendue quand elle m’a répondu. Ben figurez-vous que samedi dernier, qui est-ce que je croise à la terrasse du Thermomètre, à l’angle de la rue des Clartés et de la place ? Mathieu, un vieux camarade du temps des Chiens perdus. On se reconnaît, je m’assieds, on était plutôt contents, j’étais un peu sortie avec lui à cette époque-là, on s’aimait bien les deux. Devenu un peu gros et un peu moche pour être sincère, mais ça arrive à plein de gens, passons. Il s’intéresse au quartier, il me demande où j’habite, si j’y vis, ce que je fais. Là il s’exclame, 11, rue des Clartés, mais c’est là que des fleurs tombent du ciel, il paraît même que c’est un langage qu’elles disent ? C’est toi alors, la concierge qui a reçu des gueules de loup ? Il avait l’air… comme perplexe, je dirais, vous voyez le genre ? Comment tu sais ça ? je lui demande direct. Moi j’ai bien noté qu’il y avait une seconde de décalage pour me répondre, je ne suis pas une intello, mais on ne me la fait pas comme ça. Parce que quand même, comment il le sait, hein ? Bon. Alors, voilà qu’il me dit que son cousin a une amie dont la nièce est la fille – vous suivez ? – la nièce de la copine de son cousin, c’est ça, serait la fille d’un ami d’Éric Dupont, que cette gamine est copine avec deux gamines qui habitent rue des Clartés – vous suivez toujours ? Les deux gamines, bien sûr, c’est Lydia et Rosalie, et que ce serait comme ça qu’il le sait. Bon, bon. Je me suis tue, ou plutôt, cette fois, je l’ai baladé.

Je le quitte. Le soir Luc est venu chercher Martin pour le week-end. Luc, il était aussi aux Chiens perdus, c’est là qu’on s’est connus d’abord, même si j’étais avec Solferino alors. Je lui raconte ma rencontre. Et vous savez ce qu’il me dit ? Mathieu Barel, mais t’étais pas au courant, qu’il est devenu flic ? Ben non je ne savais pas. Encore un flic, vous vous rendez-compte ? Furio a retiré sa plainte, mais il y a une trace quand même. Imaginez qu’Huguette Charis soit allée raconter ses salades au commissariat !

Alors si vous faites des fiches, conclut-elle, vous pourrez raconter la vérité au cas où…

 

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Date : 06/01/2017 - 7:34am

From : Louise Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

To : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Subject : Ça change tout

 

Non, juste en face des trous. Mais si c’est dans un polar que tu patauges, alors il faut savoir lequel. Sinon le mot de l’énigme, au moins qui prétend l’écrire. Qui tire les ficelles, ou croit les tirer. Tu ne vas pas rester là, à attendre que ces salauds te cueillent, te passent dans leur tête ou pour de bon les menottes d’une histoire tordue. Et cette fois ce n’est pas à la petite Lydia, déjà en danger si ça se trouve, que tu vas demander des tuyaux. Il n’y a pas trente-six solutions ; d’ailleurs c’est aussi ce que réclame ta conscience, depuis le début. Arrête de tourner en rond. Retourne rue des Clartés vider ton sac ; va voir Furio et Adélie.

xoxo

 

 

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