Les Chats perdus, chapitre 8

 



Sacha – et ses ami.e.s


 

Barbara Kadabra

OU

Carlo Brio

François Cornilliat

Florence Dumora

David Kajman

Hélène Merlin-Kajman

Brice Tabeling

20/05/2017

 

 

Il ouvrit une canette de 8-6 et alluma une clope. Il respira une bouffée, puis deux, puis but une gorgée, et me tendit la canette bien fraîche. J’hésitai un instant, puis bus quelques lampées. 

— T’y aurais cru Sacha, si il y a quinze ans on nous avait dit que tu travaillerais toi dans une crèche, moi comme fleuriste ? 

Je laissai couler un silence. 

— Franchement… 

Il plongea ses grands yeux bleus dans les miens. 

— Moi dans une crèche, ouais, j’y aurais cru, je dirais même qu’il y a des moments où ça m’a fait tenir, comme perspective. Mais toi au milieu des fleurs à Rungis… j’ai plus souvent eu peur d’avoir à te rendre visite à Fleury-Morangis.

Je repensai aux peurs bleues qu’il avait pu me faire, ce grand malade, à charger des bandes de fachos dans le quartier latin poings nus, le regard dur et les nerfs à vifs. Je repensai à certaines discussions tard le soir où il parlait sincèrement de braquer des banques plutôt que de baisser la tête devant un patron. Mais aussi tout le reste, les fêtes, les concerts, les barres de rire à plusieurs pour des conneries… 

Il se marra et tendit le bras pour que je lui rende sa canette. Bordel ce que je pouvais aimer le voir vieillir ce pote, avec son crâne rasé pour homogénéiser sa calvitie, le visage ridé par l’intensité de la vie, et les yeux pétillants de vie… On respira un grand coup, synchros. Il faisait beau, le printemps avait fait la tronche pendant tout l’entre deux tours, mais maintenant que la tempête électorale semblait s’être calmée, il revenait dire aux femmes et aux hommes qu’il les aimait même si c’étaient des gros cons parfois. 

— Bah je me préfère au milieu des fleurs que là-bas tu vois… 

— Moi aussi mon Charly, je te préfère ici.  

— Bon, c’est pas tout…

Il dégaina un pot de fleur avec de la terre dedans, et une fleur. 

— Voilà ce que j’ai pour toi. C’est ce que vous m’avez demandé. Ça m’a moins pris la tête à trouver que des lupins… 

— Cool… 

— C’est  toujours pour le vieux ? 

— Non, on est passé à la phase deux. Le vieux, on pense qu’il a compris, ou alors s’il n’a pas compris, bah tant pis pour nous. En même temps on peut pas vraiment faire plus clair quoi…

Il sourit encore plus grand, avec son incisive qui manquait et qui le rendait à la fois si vieux et si enfantin. Je me levai, l’embrassai sur le crâne et tournai les talons. Dans mon dos, il dit : 

— Hé Sacha… C’est beau, ce qu’on est en train de faire depuis quelques mois. 

 

L’homme n’avait pas fini d’ouvrir la bouche que je coupai net : 

— Affligeant, dis-je. 

Il écarquilla les yeux. 

— Vos présupposés sont affligeants, enchainai-je. 

Il ouvrit la bouche comme un poisson, soufflé par mon impudence. Je lui avais volé sa réplique, et il n’en avait qu’une. Il la répétait en boucle sa phrase, le vieux. Et là, par jeu, parce que j’étais de bonne humeur, je l’avais eu. Hassan, clochard historique du quartier des Chats perdus qui était assis sur le banc à côté, explosa de rire. 

— Elle t’a eu mon frère ! Elle te l’a coupé sous le pied ! 

Je rentrai dans la crèche. 

 

— Tout va bien Juliette?

Elle leva les yeux vers moi, le visage fatigué mais tranquille.

— Ça va. On en a un qui a de la fièvre, Hager est en train de s’occuper de lui à l’infirmerie… Je lui ai envoyé un texto pour lui demander si je devais m’inquiéter, elle a dit qu’elle avait un trou dans ses rendez-vous et elle est passée faire un saut. 

— OK, fis-je. Puis je me penchai vers elle : 

— J’ai la fleur… Elle est belle. 

Elle me fit un clin d’œil. 

 

 

— C’est grave docteure ? 

Hager se tourna vers moi. 

— C’est l’histoire d’un petit bout de chou qui est en train de se taper sa première grosse fièvre historique. 

Elle attrapa le bout de chou qui était tellement dans les vapes qu’il ne pleurait même pas, et le berça tendrement. Puis elle lui parla comme elle savait si bien faire : 

— Mais c’est l’école de la vie. Mon petit Jonas, si ta maman elle t’avait mis chez une nourrice privée, tu n’attraperais pas tous ces microbes que te refilent tes camarades bébés conscrits, mais du coup tu serais malade toute ta vie. 

Elle lui tapota le dos.

— Les microbes, c’est comme tout le reste : en les partageant on devient plus fort collectivement. 

— Sa maman, même si elle avait voulu, elle n’aurait pas vraiment pu le placer chez une nourrice le Jonas.

Hager me jeta un regard interrogateur. 

— C’est le Brancart 3.0. que tu as dans les bras. Tu sais, on avait la version 2.0 il y a encore trois ans … Il s’appelait Martin.

— Brancart… On parle bien de…

— Celle-là même ma chère, celle-là même… On fait quoi pour le petit ?

— Tu viens ce soir ?

Elle me tendit Jonas. Je le saisis tout chaud, les yeux entrouverts le temps de s’assurer que la transition d’un corps à l’autre lui convenait, puis il se rendormit immédiatement dans mes bras. Il était 17h30, sa mère ne tarderait pas à venir le chercher, inutile de la déranger plus tôt pour rien.

— Je consulte jusqu’à 21 heures, mais on vous rejoint après. Je veux pas louper l’intronisation d’un nouveau membre dans notre secte.

 

Je m’affalai sur notre canapé. Manu me jeta un regard attendri. 

— Fatiguée ? 

— Je suis morte. Je crois que j’ai besoin d’un bisou. 

Il s’approcha de moi, s’assit, m’embrassa sur la joue, par jeu. Il n’aimait pas me donner trop facilement ce que je lui demandais, le gredin. Je posai ma tête sur ses cuisses et il entama un massage de mon cuir chevelu d’une main experte. Le kiffe. 

— Charly m’a écrit pour me dire que je pouvais passer chercher la plante dans l’après-midi. Ça l’arrangeait parce qu’il a sa fille cette semaine, il sera pas là ce soir du coup …

Je sentis Manu se raidir. 

— Merde…

Je me redressai. Il faisait sa tête de quand il avait fait une connerie. Je soupirai.

— Tu as oublié ? Mais t’as la tête où en ce moment ? 

Je regardai l’heure. Il essaya d’ouvrir la bouche mais je le coupai. 

— Ils arrivent dans une demi-heure, on se bouge on fait des pâtes. T’es relou parfois. 

Je me levai et me dirigeai vers la cuisine. Deux gâteaux étaient posés sur la table, ainsi qu’une salade carotte/betterave. Sur le feu mijotaient deux casseroles. Plus un gratin au four. Je fis volte face. 

— Bah je comprends pas…

— Tu me laisses pas dire les choses Sacha! Le problème c’est que j’ai fait pour 15, parce que Charly il mange pour 10, alors là sans Charly on va avoir des restes à pas savoir quoi en faire. Faut me dire la prochaine fois. 

 

J’ouvris la porte. Hager et Vincent, tout sourire. On se fit la bise, ils saluèrent tout le monde. La porte donnait direct sur le salon, au moins c’était simple comme ça. 

On était donc au complet – moins Charly, s’entend. Juliette et Verlaine, qui étaient toutes les deux avec moi depuis le début à la crèche. Manu, mon mec. Hager, médecin pédiatre référent de la crèche, et son mec Vincent, informaticien d’origine asiatique mais qui mesurait un mètre quatre-vingt dix mais qui préférait la pétanque au basket-ball. Et Mona, nouvelle stagiaire à la crèche pour qui on organisait cette petite soirée d’accueil. 

— En fait toi aussi tu connais Sacha depuis avant de travailler à la crèche ? demanda-t-elle à Hager qui venait de se servir un grand verre de mousse. Elle plissa les yeux pour marquer le mystère.

— Ouais… T’imagineras jamais depuis quand on est copines. 

— Depuis les manifs je suppose ? Juliette et Verlaine viennent de me raconter tous leurs délires de révolutionnaires là… 

Hager éclata de rire. 

— Non à cette époque Sacha elle me reprochait ma manière très néocoloniale d’aller faire de l’humanitaire en Afrique, alors… 

— J’en pense toujours la même chose d’ailleurs, lâchai-je. 

— Vous êtes potes de lycée alors ? 

— Avant. 

— Collège ? 

— Avant. 

— Primaire ?

— Avant. 

— Sérieux ? Vous vous connaissez de la crèche ? 

— Hé oui ma poule, on s’est connues à la crèche et elle est tellement nostalgique de cette époque qu’elle m’a demandé de l’accompagner dans son délire quand elle a monté sa structure subversive avec ses copines… 

— Tu parles de subversion, fit Verlaine. On fait plus d’heures qu’à l’usine.

— Ouais mais vous êtes vos propres patronnes et tout le monde peut pas dire ça, lâcha Vincent de sa voix posée. 

Verlaine sourit. 

— C’est vrai que c’est toujours mieux que d’assurer la sécurité informatique d’une entreprise de connards… 

— Tais-toi parce que si tu me soules je révèle au monde entier que t’as choisi de te faire surnommer Verlaine parce que t’assumais pas ton vrai nom… Gertrude. 

Verlaine écarquilla les yeux et se tourna vers Hager. 

— Tu lui as dit ? 

— Désolée… 

— Pfff… 

 

La soirée se passa bien. On mangeait, on buvait, on s’amusait. N’empêche, la belle petite vie que j’ai, pensai-je… Puis Juliette prit la parole, un peu solennellement. 

— Mona, on a un truc à te dire. Tu es avec nous à la crèche depuis deux semaines, ça se passe super bien, et on veut que tu saches quelque chose qui nous occupe pas mal en ce moment, parce qu’on aime y faire allusion quand on travaille et que très vite, ça devient excluant les messes basses. 

 Le silence se fit. Tout le monde frémissait d’excitation, sauf Mona qui se demandait ce qu’on allait bien pouvoir lui raconter. 

— Voilà, comme t’as compris, avec Verlaine, Juliette, et beaucoup d’autres, on a disons des idées plutôt… qui ne sont pas les idées majoritaires, sur plein de choses qu’on ne supporte pas depuis ados, pour des raisons et à des degrés différents que chacune on pourra t’expliquer à l’occasion. On a essayé des formes diverses et variées de lutte politique, et on est sorties assez fatiguées des actions préparées dans le secret, où après tu fais semblant de pas y avoir participé en sous-entendant que si, tu as participé, dans un truc de coquetterie militante plutôt néfaste… 

— Moi, continua Hager, sans me foutre dans les mêmes situations que les trois grandes folles qui sont censées t’apprendre à garder des bébés, je suis allée vers la médecine sur la base d’un simple désir de soigner les gens en pensant que l’accès au soin suffisait à les rendre moins méchants. Or je me dis aujourd’hui que ça ne suffit pas, et surtout j’ai peur de tomber assez vite dans une sorte de routine néfaste, à me dire que ce que j’ai m’est dû parce que j’en ai bavé, bref devenir une vieille conne avant l’heure… 

Vincent continua. 

— Moi et Manu on est juste les mecs de deux des cinglées qui sont devant toi, et comme on est cinglés aussi on s’est laissé embarquer. 

— Menteur ! lâcha Manu. Vincent c’est un informaticien de folie, un mec qui fait de la finance la journée et du robin des bois la nuit… Le seul dans cette pièce qui n’a aucun passé politique, c’est moi. 

(Et c’est paradoxalement pour ça que je t’aime, bel homme, parce que tu as d’autres souvenirs que les miens, et que tu n’es pas préoccupé par la lecture des tatouages ou de la couleur des lacets d’un type qui passe avec un polo Fred Perry et le crâne rasé dans la rue. Tout à l’heure on ira se coucher et on se serrera toute la nuit). 

— Donc bref, fortes de tout ça, et habituées à se voir comme on fait ce soir, parce qu’on travaille ensemble ou qu’on vit à deux pas les unes des autres, on a beaucoup discuté au printemps dernier de ce que ce serait, des actions qui aient du sens pour nous, sans risquer de nous mettre en danger au point de ne pas pouvoir ouvrir la crèche un matin, mais qui en même temps nous sortent de l’état de léthargie auquel, faut l’avouer, tout nous pousse. 

— On s’est donc demandé : ce serait quoi, le corollaire de foutre une bombe chez les bâtards du CAC-40, mais version positive. 

— Et au même moment, grâce à une série de hasards on a découvert qu’on avait dans le voisinage des gens super précieux, avec des vies de fous, mais qui étaient en train de tomber dans l’oubli. 

— Et on a décidé de les remercier de ce qu’ils faisaient. 

— Tu suis, ou on va trop vite ?

— Je vous suis, continuez. 

— On a décidé de fleurir leur vie. 

— Mais pas comme des hippies à la con. 

— Leur faire bien comprendre qu’on les aimait pour la manière qu’ils avaient, dans le monde, de prendre parti

— On a découvert qu’il n’existait pas de mot pour parler de ce projet. 

— Ce serait le contraire de « vengeance ».

— Des « primes » donc, mais le mot est horrible. 

— Et on a joint les actes aux rêves.

— On a commencé par un vieux rital qui, quand tu le vois comme ça, ne paye pas de mine, mais qui dans l’Italie des années 70, l’Italie qui a rêvé d’autonomie et d’anarchie, a participé au collectif Arseno Lupino qui a notamment écrit un bouquin sur l’éducation des plus jeunes…

— Avec tout un chapitre sur les crèches, chapitre qui nous a bien servi à mettre en place le projet pédagogique que tu commences à connaître. 

— Et on a toute une liste de gens, et on continuera. 

— Et on ne se veut pas fermés. 

— Surtout pas.

— Alors si tu veux un jour nous rejoindre, tu es la bienvenue. 

— D’ailleurs, cette nuit, on va déposer une fleur chez une femme du coin. 

— Une Gueule de Loup, parce que cette fleur porte le même nom que le premier squat qu’elle a ouvert. 

— Premier squat d’une longue série de squats. 

— Dont le squat où Verlaine, Sacha et moi nous sommes rencontrées, fit Juliette. 

 

Il y eut un silence. Mona nous regarda un à un. Puis elle lâcha, avec un sourire : 

— Vous êtes des ouuuuuuuuufs ! 

Nous hochâmes la tête.          

— Confidence pour confidence : le fleuriste qui travaille chez Dites le avec… bah…  je sors avec. Il pourra peut-être nous aider ?

 

 

À suivre...

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