Trope n° 24

La laitière et le pot au lait

Helio Milner

27/06/2015

Ce jour-là, le ciel serait d’une profondeur troublante, vaste et bleue, amoureusement liée à l’océan. Et aucun vent ne les sépare. Et la falaise leur fait un ourlet blanc.

Installé dans la bergère, il tournerait les pages de mon livre de fables.

- Tiens, s’étonne-t-il. Une fable qui s’appelle « La laitière et le pot au lait ».

- Oui, dirai-je. Une jeune femme belle comme l’aurore.

- Mais qu’est-ce donc qu’une laitière ?

- Une dame qui vend du lait.

- Pour quoi faire ? dira l’enfant en éclatant de rire.

- Pourquoi pas ? répondrai-je doucement. Elle va au marché vendre son lait pour en tirer de l’argent. D’autres vendent des oeufs, des fruits, des légumes ou des poulets rôtis. Elle, elle vend du lait. Elle n’est pas riche, elle a du lait en trop, elle le porte au marché dans un pot et elle le vend.

- Bon, me dit l’enfant. C’est bizarre, mais je te crois. Et que lui arrive-t-il ?

- Des malheurs.

- Encore ! me dit l’enfant, prêt à bondir. Mais ça ne s’arrête donc jamais ?

Sur la falaise j’entends que le vent tressaille de douleur, il va se lever, c’est sûr. Il nous mouvemente, moi et l’enfant, il nous malaxe, il nous malmène. Et moi je parle comme on calme un cheval qui prend le mors aux dents quand le vent siffle à ses oreilles.

- C’est un peu particulier, répondrai-je, attentif à ne pas embrouiller les rênes, car la bouche d’un cheval est chose belle et délicate. Ce sont des malheurs avec son imagination....

- Ah, dit l’enfant, sérieux. Comment cela est-il possible ?

- Tu verras, répondrai-je doucement. Tu verras...

Son lait bien chargé sur la remorque de son vélo,

Notre laitière roulait avec entrain,

L’air étant vif, le chemin long.

Dans sa tête, en pédalant,

Elle fait et refait le compte des bidons,

Les traduit en bel argent trébuchant,

Songe à tout ce qu’elle va se procurer :

Des poussins par exemple, tout jaunes et piaillant,

Qu’elle appelle soir et matin en leur versant du blé.

Pas difficile qu’ils deviennent poulets et chapons gras à souhait !

Elle en tue quelques-uns qu’elle rôtit pour les vendre,

Fait couver aux poules des poussins en foule,

Bref en tire tout ce qu’il faut pour acheter un ou deux cochons déjà rondelets,

Que je gave avec du son !

Les revendre, quoi de plus simple !

Et pour acheter quoi ? Une vache et son veau

Qui bondira au milieu de l’herbe folle !

Notre laitière pédale allègrement.

Le marché n’est pas loin. À l’horizon,

La route dessine les premiers faubourgs de la ville en contrebas.

L’air lui fouette le visage, la pente l’enivre, et la vitesse.

Le marché, c’est la presse des acheteurs, l’ivresse d’un moment rare, et son cœur bat.

Mais un dos d’âne l’arrêta net : voilà notre remorque renversée, et les bidons aussi, et tout le lait qui se répand...

L’enfant mord ses lèvres de colère.

- Et la laitière ? me demande-t-il sèchement.

- Elle baigne dans son lait, répondrai-je en souriant.

Mais à la vérité, n’en doutez pas, j’étais inquiet.

- Tu ne t’attends tout de même pas à ce que j’éclate de rire ? me lance-t-il en me fusillant du regard.

- Certainement pas, dirai-je sans cesser de sourire. J’ai tant de sympathie pour elle !

Si mon sourire tremble un peu, l’enfant ne le saisit pas.

- Pourquoi ? me demande-t-il, hautain dans sa colère d’enfant.

Je souris sans faiblir.

- Tu entends le vent sur la falaise ? dirai-je doucement, tandis qu’en moi les souvenirs se pressent, mon cœur embrasé par un regard brillant aussitôt tenu pour une promesse ! des doigts furtivement serrés dont mon imagination faisait un corps épousé ! Ou encore une phrase joyeuse, un rire qui fusait, prémice de rires en cascades au milieu de l’extase !

Mais certains de mes secrets ne sont pas pour mes fables.

- Tu te souviens du rat et de l’huître ? Nous avions conclu en faveur du rat, n’est-ce pas ?

- Je ne vois pas le rapport.

- Chacun de nous fait des châteaux en Espagne. Une rêverie nous emporte. Nous jetons une pioche dans la terre, et nous trouvons un trésor. Nous gagnons au loto de quoi mener une vie de sultan. Nous faisons une invention qui colmate la couche d’ozone en un clin d’œil, qui panse les maux des océans, qui fait renaître les espèces d’oiseaux disparus, et nous voilà célèbres pour les siècles des siècles...

Cette fois, il sourit aussi. Il me regarde dans les yeux.

- Bon, répond-il gentiment. Ce n’est donc pas comme le tourment. Mais la laitière ?

- J’étais là, répondis-je. Je l’ai relevée et lui ai serré les doigts...

Le ciel ce jour-là chasserait les nuages qui montaient de l’océan. Le vent a repris et pousse des voiles. Et la falaise fait encore son ourlet blanc.