Juste une fable n° 31
La mante religieuse
15/11/2014
Il reviendrait de l’école.
- La mante religieuse, dit-il en s’asseyant, tu es au courant ?
Il ne me faudra pas longtemps pour saisir.
- Un simple insecte, fis-je remarquer.
- Un insecte qui tourne la tête, me répondra-t-il sèchement.
Son air sombre et furieux me fait un drôle d’effet, et je baisse les yeux comme si c’était ma faute. Il nous manque un dieu à accuser, pensé-je au-dedans de moi. Mais je me tais. Avec lui, autant rester prudent.
- C’est la nature, dis-je prudemment.
- Et puis après ?
- Elle n’a pas de sens.
- Pas de sens ! Et tes fables, alors ?
- Ce n’est pas pareil, ce n’est pas la nature...
L’enfant grandit dans sa propre colère et prend, pour me considérer, l’air hautain des grandes occasions.
- Tu te défiles. Rien de plus.
- Pas tant que ça,
- Alors, fais-en une fable.
- Pas très simple, répondrai-je en réfléchissant.
- Pas très simple, confirme-t-il. Mais nécessaire.
- Ça se discute. Tu vas m’aider ?
- Evidemment.
Une mante religieuse demandait souvent à sa mère pourquoi elle n’avait pas de père, ni ses cousins et cousines, ni aucun de leurs amis et camarades. « Tu comprendras le jour de ton mariage, répondait sa mère en agitant ses pattes. Mais rassure-toi : il vit en moi comme je vis en lui. »
Mademoiselle avait de belles ailes vertes. Certes, elle était encore jeunette et fluette, mais son coeur était tendre, et sa tête très bien faite.
Comme elle fréquentait maintes familles voisines, elle voyait bien qu’autour d’elle, chacun vivait avec un père et une mère. Chez son amie sauterelle, Monsieur sautereau sautait souvent à la corde le dimanche avec ses enfants. Chez son amie scarabée, Monsieur scarabée chaussait ses lunettes le soir pour lui lire des contes ; et chez ses amis cerf-volant, le père adorait défier ses fils et ses filles à la lutte. Elle les interrogeait parfois. Ils détournaient les yeux d’un air gêné, comme si un secret terrible pesait sur la réponse.
Elle décida de consulter en cachette une sorcière qui ricana en l’écoutant. « Rien n’est plus délicieux à dévorer qu’un bon mâle, tu verras, lui dit la vieille. C’est ainsi que les choses se passent chez vous autres, les mantes religieuses. »
La pauvre jeune fille comprit tout dans un éclair et elle en fut bouleversée.
« Je ne veux pas », cria-t-elle. « C’est sûrement possible de faire autrement, avec de l’amour et de la volonté ».
La vieille sorcière ricana de plus belle. « J’ai fait bien des philtres dans ma vie, préparé bien des charmes. Aucun de ceux que les jeunes filles de ton espèce sont venues me demander n’ont jamais rien changé à l’affaire ».
- On est mal barrés, interrompra l’enfant, dont le visage se renfrognait à vue d’oeil. Comment veux-tu qu’elle échappe à son destin ? Il vaudrait bien mieux partir d’un garçon. Au moins, il pourrait épouser une coccinelle, par exemple. Tandis qu’elle, même si elle épousait un puceron, elle le dévorerait quand même...
- Tu ne veux quand même pas que je fasse une fable misogyne ? lui ferai-je remarquer. C’est notre jeune fille qui va de l’avant. Pas l’un de ses frères. Ceux-là, pour l’instant, ils n’ont encore rien compris. Les progrès décisifs, ce sont souvent les femmes qui les accomplissent.
- Même chez les mantes religieuses ? ironise l’enfant.
- Et pourquoi pas ?
Notre jeune fille rentra chez elle confondue de douleur. Elle n’osait plus regarder les garçons en face et ne voulait plus assister à un seul mariage. Elle passait sa vie avec ses amis des autres espèces à qui elle avait raconté sa visite chez la sorcière. Et elle discutait, et elle pleurait, et elle réfléchissait. Elle lisait tous les livres qui pouvaient l’aider à comprendre d’où venait la terrible, la cruelle, l’absurde loi des mantes religieuses. Et peu à peu, une autre possibilité naquit dans sa cervelle enflammée.
- Enflammée ? interrompra l’enfant dont le visage reprend espoir. Pas de blague, hein. Sa cervelle n’a rien d’enflammé. Elle réfléchit. D’ailleurs, je ne vois pas trop ce qu’elle pourrait faire d’autre, pour l’instant. Elle a été plus intelligente que les autres, elle ne peut plus faire semblant.
- C’est vrai, c’est vrai. On va voir si l’intelligence peut transformer le destin.
- Mais ce n’est pas seulement de l’intelligence ! C’est de la sensibilité...
- Va aussi pour la sensibilité, enfant de mon coeur et de mon imagination !
Notre jeune mante, dans l’intervalle, est tombée amoureuse, et son amant n’a plus d’autre religion qu’elle. Mais il est malheureux, car elle refuse de l’approcher. Ils s’enflamment ensemble, ils se touchent par les mots. Mais dès qu’il veut l’enlacer, elle s’enfuit en courant...
- Alors, alors, laisse-moi finir, dira l’enfant. C’est beaucoup plus simple que tu ne le crois. Voyant sa conduite, filles et garçons de son âge défilent chez elle pour l’interroger. Et elle décide de tout leur raconter...
- Et voici ce qu’ils imaginèrent....
- Oui, me dit l’enfant. Un leurre la nuit des noces. Une jeune mante déguisée en amant, ou plutôt, entrée dans un mannequin à forme de mâle...
- Et les voilà qui s’étreignent, et s'étreignent encore, et la mante dévore le leurre mais ne la dévore pas...
- Ni ne dévorera plus jamais...
Un silence nous séparait, l’enfant et moi. Nous étions contents de notre trouvaille. Mais une question nous taraudait.
- Est-ce bien sûr ? demandera-il enfin craintivement.
- Bien sûr que non, enfant de mon coeur et de mon imagination. Mais toute la jeunesse qui veut savoir, sait, et, toute, elle peut apprendre, imaginer, essayer.
Dans le pays des mantes religieuses cependant, on dit qu’ils eurent beaucoup d’enfants.
On dit aussi que quelque part – une forêt ? une île ? - les mâles sont aussi nombreux que les femelles.
Mais on ne sait pas comment, on ne sait pas pourquoi, on ne sait pas s’y rendre.
- On sait qu’on peut essayer, s’exclame l’enfant en bondissant.
... Un silence encore nous séparait, moi et l’enfant...