Juste une fable n° 22
Trope n° 12
La mort et le mourant
12/04/2014
– Ah non, me dira l’enfant, non ! Je ne marche pas ! Pas celle-ci...
De ses yeux effrayés, je me souviens très bien.
– Bah, répondrai-je en souriant, de quoi donc as-tu peur ? Tu as la vie devant toi... Ce n’est pas comme moi. Ne t’inquiète pas. Un jour, tu te souviendras que ça aussi, nous l’avons partagé...
– Ça ?
– Oui, ça : un sourire, un pied de nez à Madame la mort...
– Vas-y, dira-t-il en s’asseyant.
Mais son visage n’est pas rassuré, croyez-moi.
Un vieillard chargé d’ans – il en avait plus de cent – se plaignait à ses petits-enfants.
« J’ai trop mal, disait-il. Tout mouvement m’est un martyre. Je ne peux même plus m’aider de mes cannes tant mes membres sont faibles. Je n’ai plus de goût, plus de plaisir, tous mes amis sont morts, et certains de mes enfants et petits-enfants, peut-être même quelques arrières-petits-enfants dont j’ai oublié le nom. Pourquoi la mort m’a-t-elle épargné ? J’aurais voulu mourir il y a dix ans, il y a quinze ans, il y a vingt ans pour laisser un beau souvenir à mes amis qui n’étaient pas encore tous morts, à mes enfants, à mes petits-enfants, et tant pis pour mes arrière-petits enfants ! »
C’était une époque d’horreurs guerrières en tout genre. Dans les villes assiégées, dans les geôles, la mort avait noué amitié avec la fureur hérissée de noirceur et de sang. Alors, ce coin de planète où ce vieillard geignait, elle l’avait un peu négligé. Elle y laissait facilement les gens dépasser la centaine, comme ça, par nonchalance, et puis aussi parce que c’était beaucoup moins excitant.
Ce matin-là, tout de même, elle avait décidé de faire une tournée rapide dans la région, histoire d’en abattre quelques-uns. Comme elle furetait à la recherche des plus vieux, elle entendit les propos de celui-ci.
Appelée ! Cela ne lui arrivait pas très souvent, dans cette partie-là du globe où les médecins faisaient souvent merveille. Elle se hâta de se présenter au vieil homme.
Dès qu’il la vit, ses paroles s’étranglèrent dans sa gorge.
– Qu’y a-t-il après ? demanda-t-il en tremblant.
– Question de riche ! dit en riant la mort qui grinçait joliment bien des dents. Imagine-toi, vieillard, que je n’en sais rien de rien ! J’assure le passage, voilà tout. Et je t’embarque !
– Pas si vite, pas si vite ! se mit à hurler le vieillard. Je n’ai pas fait mon testament.
La mort était pliée en quatre de rire.
– Pas fait ton testament ! Mais ce n’est pas nécessaire ! Ton pays a tout prévu pour toi !
– Je n’ai pas embrassé mes enfants survivants !
– Pas embrassé tes enfants survivants ! Je peux les mettre sur ma liste, si tu veux, ils sont très convenablement vieux, ils viendront avec toi !
– Je n’ai pas achevé les travaux dans ma maison de campagne !
– Tes petits-enfants s’en chargeront avec joie, tu es assez riche pour que chacun y trouve sa part !
– Certaines de mes actions sont en baisse, personne ne connaît les cours de la bourse aussi bien que moi !
– Ah ça, dit la mort en colère, tu ne me fais plus rire du tout. Assez discuté. Tu n’es qu’un grain de sable dans le désert. Je t’embarque, et voilà tout.
L’enfant me regarde en silence.
Je ne le troublerai pas. Je reprendrai mon livre de fables, relisant celle-ci à voix-basse.
Je verrai bien la colère s’amonceler dans son regard.
En moi-même, je sourirai tendrement, l’encourageant.
– Pourquoi fallait-il qu’il soit riche ? me demandera-t-il enfin, véhément. Si vieux, si vilain, et si riche ? Tu avais donc si peur que j’aie trop peur ?
– Mais non, dirai-je. Tu peux m’accorder que ce n’était pas commode.
Je vois qu’il rumine mes paroles.
Je relis un vers à voix très basse, enfoui en moi, en expériences, en souvenirs : « Tu murmures, vieillard ; vois ces jeunes mourir... »
Mais sa colère déborde.
– Rien du tout, rien du tout ! J’avais raison de ne pas en vouloir ! Le jour de ma mort, je n’aurai rien partagé du tout avec toi. Je n’aurai pas d’action en bourse, je serai peut-être jeune, j’aurai peut-être un cancer ou une autre maladie effrayante. Ou je serai tombé dans un précipice et mon portable se sera cassé dans ma chute, personne ne me retrouvera, je mourrai tout seul à petit feu. Ou bien il y aura la guerre ici, et pas seulement là-bas. Ou des crimes. Ou de la répression. Ou un tsunami. Ou bien j’aurai essayé de sauver un enfant en train de se noyer sans savoir nager. Ou je serai parti moi-même là-bas...
– Mais qu’est-ce que ma fable voulait dire d’autre ? dis-je, le cœur un peu serré. Et la mort le comprend... Sa nécessité... Son injustice... Une certaine marge d’humour quand même... Tu n’as pas aimé quand elle grince des dents joliment ?
– Pas du tout, me répond-il en bondissant. Trop facile...
Et il s’en va comme un courant d’air en bondissant dans le soir...