Juste une fable n° 24

 

Trope n° 13

 

 




Le roi dit « nous voulons »


Helio Milner

10/05/2014
                                                                 

N’en doutez pas, n’en doutez pas, le monde n’est pas trop vieux pour quelques fables !

Qu’il pleuve ou vente, qu’il fasse soleil avec grand ciel bleu ou bien nuées coureuses de nuages, l’enfant arrive à l’improviste certaines de mes après-midi très solitaires qu’il choisit au gré de son âge et des saisons.

Voyez qu’il arrive et entre, j’entends son pas courir sur le chemin de la lande.

– Pourquoi, me dira-t-il, joyeux et jetant son bonnet sur la bergère, pourquoi mélanges-tu toujours tous les temps ?

Je lèverai les yeux de ma tâche, étonné :

– Voilà qui est très étonnant ! Comment le sais-tu ? lui demanderai-je.

Et, croyez-moi, ce n’était pas du vent.

Mais son sourire est très espiègle.

– Je le sais, voilà tout. Et je veux que tu me répondes !

– Le roi dit « nous voulons »...

– Et après ?

– Après ? C’est très simple. Puisque le roi dit « nous voulons », personne ne peut dire « je veux » et commander plus qu’un roi.

– Je suis plus que le roi, dit-il en bombant le torse. Je suis l’enfant de tes fables.

– Et moi, ton conteur, murmuré-je plus tranquille. J’ai tous les droits sur tous les temps de mes fables.

Et ma voix sera douce comme du miel.

Il monte dans la bergère. Il ferme les yeux. Il s’endort un court moment.

Je le veille.

– J’ai rêvé, déclare-t-il en se réveillant.

– Formidable, répondrai-je.

– Une fable !

– Ça alors... Tu me la racontes ?

– On aurait dit que je marchais seul, seul dans la nuit.

Imagine-toi une nuit très très noire où l’on aurait vraiment dit que je marchais comme on marche dans les rêves, en flottant.

J’allais vers une lumière qui luisait très très loin à la manière d’une fente glissée comme une enveloppe sous une porte. La porte, je ne la voyais pas, je ne la voyais que grâce à la lumière, un fil.

Parfois elle grandissait jusqu’à prendre la taille d’une fenêtre, parfois elle redevenait aussi mince qu’un rayon de lumière sous une porte.

A ces moments-là j’avais très peur qu’elle ne disparaisse complètement et j’avançais vite, très vite.

On aurait dit aussi que la forêt craquait autour de moi. Et même, qu’elle m’effleurait avec un murmure. Ou que chaque feuille qui me touchait était comme une voix qui chuchotait.

Tu peux me croire, cela me faisait très très bizarre...

Soudain, j’entendrai au loin le rugissement d’un lion.

Et des lucioles s’allument partout dans les arbres, et des voix partout murmurent : « le roi dit “nous voulons” ». Et le son devient des ailes, et les lucioles des prunelles qui dansent sous leurs cils et leurs paupières, et partout des yeux clignaient en me regardant qui passais.

Dans les branches des arbres, j’entends aussi des froufroutements d’oiseaux.

Ils étaient des myriades, des myriades d’oiseaux.

Le lion rugissait sauvagement, et chaque rugissement faisait s’envoler des oiseaux et danser la lueur au loin dans la nuit où j’avançais toujours.

Et voilà que surgirait le maître du temps !

Je lui demande : où donc est le roi ?

Il est partout et nulle part, me répondit-il. Il se prend pour un lion, mais il ne peut rien faire tout seul. Il a été élevé au biberon. Il est aussi tendre qu’un agneau. Quand il rugit comme ça, c’est qu’il est amoureux. La forêt s’éveille, et tout le monde lui répond. Ce sont des moments périlleux...

Et là, ma voix répétait plusieurs fois son mot : périlleux, périlleux, périlleux... Il partait comme des éclaboussures d’eau.

Périlleux, continua-t-il en s’éloignant, parce que ce sont des moments où je dois égrener le temps. Il se précipite, il s’agglutine, il s’étrangle dans les gorges, il enflamme l’air, et sans moi, il risquerait de faire des grumeaux que personne ne saurait plus faire passer.

Et je me suis réveillé, dit l’enfant. Mais je ne sais toujours pas pourquoi tu mélanges les temps.

– Je mélange les temps parce qu’ils se sont terriblement mélangés sans qu’on y prenne garde. Je suis comme le maître du temps, j’essaie d’empêcher les grumeaux. Les fables que je te conte sont très anciennes. Je leur tourne la tête vers l’avenir en écoutant le lion rugir.

– Voilà tout ! s’exclame-t-il en se rendormant.

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