Juste une fable n° 50
Trope n° 27
Cueille la rose, cueille le jour
Helio Milner
27/02/2016
Parfois la mer se tait, parfois cesse le vent.
La falaise tremble dans le soleil.
Il fait un froid immobile, un froid lumineux qui donne envie de danser.
Je sais qu’il viendra.
Des mouettes crient dans le ciel, c’est un jardin de mouettes.
– Non, me dira-t-il en entrant. Pas un jardin de mouettes.
La brise se lève. Avec elle une joie pénètre dans le cri des mouettes.
Ce jour-là, il ne gagnera pas la bergère.
Il regarde la salle, et les meubles. Il regarde par la fenêtre.
– Sortons, me dira-t-il.
Je l’accompagne.
– Non, me dira-t-il. Ce n’est pas toi qui m’accompagne, c’est moi qui t’accompagne.
Il sort le premier en sautillant. Ses bras écartés font un mouvement d’oiseau.
Il prend le chemin qui court et tourne au coin du mur.
C’est un virage de mouette, d’albatros ou de goéland.
– Où allons-nous ?
– Au jardin.
Parfois, le jardin est pris de givre. L’herbe brille, les buis scintillent au soleil.
Parfois, il y a même des roses écloses en hiver.
Il s’arrêtera. Je vois ses cils, ses yeux pensifs.
Je m’arrête aussi pour penser.
Il s’est arrêté, on le croirait face à une tombe. Mais ses joues sont vives, et vives ses lèvres, vive son attention.
– Elles sont fanées, murmure-t-il.
Je les ai vues aussi.
– C’est normal, murmuré-je. Les boutons s’ouvrent, les pétales se déploient, le coeur s’épanouit. Et puis les fleurs se fânent.
Il se tourne vers moi, il me tire la langue. Je la lui tire aussi.
Il fait des grimaces et rit aux éclats. Je ris aussi.
Il repart en courant et rentre dans la maison.
– Je veux un chocolat chaud, dira-t-il.
Nous savourons la boisson en silence. L’odeur suave nous relie, elle donne couleur au silence.
J’entends la cuiller quand il la reposera sur la soucoupe de sa tasse.
– Tu aurais dû cueillir les roses avant qu’elles ne se fanent, me reproche-t-il ardemment.
– Oui, c’était une option possible.
– Tu en connais une autre ?
– Celle que tu as vue. Des roses, ça se fane toujours, qu’on les cueille ou non... Mais elles durent plus longtemps sur leurs tiges que dans un vase.
– Nous en aurions joui !
– C’est vrai, un peu. Mais après celles qui se fanent, d’autres renaissent...
Je vois sa colère bleue qui monte dans son regard.
– Facile ! dit-il en me jetant un coup d’oeil amer, un regard déçu.
Pas si facile, penserai-je en moi-même, moi qui ai connu les premières amours et les premiers échecs, les premiers désespoirs, les premières morts, les premières rides... Et j’ai fermé les yeux.
Il ne sera plus là quand je les rouvrirai.
Je reprends mon livre en rêvant un peu, et je parle avec le vent.
Il est revenu en trombe. La porte laisse passer un courant d’air glacial qui me fait frissonner.
– Ferme la porte, lui dis-je, un peu agacé. Tu ne vois pas que toute la chaleur s’en va ?
Il a quelques roses fânées à la main, s’empare d’un vase et les y dépose.
Chacune d’elle a un air un peu piteux, mais je l’aide à les disposer.
Nous corrigeons ici, nous corrigeons là.
Si bien que le bouquet, le bouquet peu à peu deviendrait très très beau.
Une merveille de beauté.
Nous avons fini de les disposer.
– Eh bien, tu vois, me dit l’enfant avec son air royal que j’aime tant, tu vois, j’avais raison : il fallait les cueillir ! Il fallait faire quelque chose sans attendre. Le temps, les saisons, l’histoire, ça se brusque, ça doit se brusquer parfois. N’est-ce pas qu’elles sont bien plus belles cueillies ici qu’abandonnées là-bas ?
Je l’admets en souriant. J’essaie dans ma tête de convoquer les symboles, les leçons, la rose cueillie en bouton, celle qu’on a laissé faner, l’amour, le désir et tout le reste. Le monde est vieux, dit-on. De plus en plus vieux - de plus en plus jeune – est-ce cela ?
Alors, je le relance une fois encore.
– La morale de l’histoire ? le défierai-je en souriant.
Dehors, des mouettes crient dans le ciel, faisant comme un jardin de mouettes.
– Je te les donne, dira-t-il en sortant. Maintenant, elles sont là, dans ton vase, devant toi. C’est ça, ma morale. Je te les offre, je te les donne, fanées ou pas.