Juste une fable n° 48

 


Trope n° 26

 

 

La fable des jumeaux

 Helio Milner

05/12/2015



Le temps est étale, le ciel et la mer et la falaise se rejoignent en silence, l’air est sans souffle et comme en attente, et même les nuages sont immobiles et sages comme des images, la photo d’une plage que l’on ne verrait pas ou plus.

– Toi et moi, me dira l’enfant en bondissant par la porte entrouverte, avons-nous des âmes jumelles ?

– Quelle drôle de question ! répondrai-je en l’accueillant. Pourquoi donc aurions-nous des âmes jumelles ? Tu m’aurais demandé, « des cœurs jumeaux », je ne sais pas. Mais des âmes ! Les jumeaux eux-mêmes ont-ils des âmes jumelles ?

La falaise, ces dernières semaines, s’est peuplée d’animaux improbables comme dans certains tableaux sereins. Nous les regardions paître au loin, l’enfant et moi. Parfois, nous restions silencieux. Parfois, nous nous les désignions et leur inventions des fables. Parfois, nous sortions en hâte pour en séparer deux qui soudainement se prenaient pour des fauves. En général, cela allait avec le vent quand il coursait la mer en hurlant méchamment. Parfois, nous en regardions deux qui se faisaient la cour. En général, cela allait avec le vent, quand il murmurait en dansant dans le ciel à la rencontre des vagues. Parfois, nous portions secours à un qui dépérissait faute de point de vue sur l’horizon. En général, c’était par un de ces jours immobiles d’été où la plage est invisible et le souffle semble manquer. Bref, nous devisions.

– Est-ce que ce sont eux qui te donnent ce genre d’idée ?

– Ils vont souvent par deux, tu as remarqué ?

« Oui, oui, murmuré-je involontairement sans bien savoir à qui je m’adresse. Mais bien des choses et bien des personnes vont par deux qui ne sont pas jumelles. » Or l’enfant se cale dans la bergère et, impérieux, il me rend mon sourire. Je vois naître sa volonté dans son regard brillant.

– Dis-moi la fable des jumeaux.

– La fable des jumeaux ! Il n’y en a pas qui puisse fournir une réponse à ta question ; ou plutôt, il y en a mille, et chacune donnera une solution divergente. Car parfois, les jumeaux s’entretuent, et les hommes prétendent en faire sortir des villes, des États ; parfois ils s’aiment étroitement ; parfois, ils s’exaspèrent de leur ressemblance et s’ignorent ; parfois, l’un est tué et l’autre dépérit ; parfois, l’un est tué, et l’autre s’épanouit... Parfois, si l’un est tué, il garde avec lui la statuette de l’autre, et se sent toujours deux. En lui grandit une ombre semblable à lui. Mais ce que je te dis, qu’en sais-je ? Car ce sont deux choses différentes : ressentir la gémellité de l’intérieur, comme jumeau ou jumelle ; ou bien regarder des jumeaux de l’extérieur, et bâtir sur ce trouble un monde de significations étranges. Les jumeaux fascinent ; mais eux-mêmes, sont-ils fascinés l’un par l’autre ? J’espère bien que non !

L’enfant m’écoute attentivement. Ses yeux vaguent, puis reviennent à moi.

– Je veux la fable des inséparables, me dira-t-il alors.

J’ai tressailli ; puis j’ai regardé un petit nuage rond passer au loin et mon cœur lui a fit signe, s’est lancé à sa poursuite.

– Mais non, répondrai-je, non, les inséparables sont oiseaux amoureux, pas des jumeaux ! Et puis c’est bon pour les perruches, c’est bon pour les images et l’écho qu’elles trouvent et l’élan de joie qu’elles donnent : mais c’est une fable malheureuse pour les hommes. Même les pigeons se séparent – et se retrouvent !

– Mais les jumeaux, n’ont-ils pas commencé par être inséparables ?

– Oui, peut-être ! Mais d’abord, inséparés ! Puis ils apprennent, sans jamais cesser d’habiter un monde un peu flou, un peu approximatif, un peu dédoublé, car toutes sortes de personnes qu’ils ne connaissent pas les reconnaissent. Un jumeau fait l’expérience de la curiosité et de l’étonnement, du va-et-vient des regards de lui à l’autre, de l’autre à lui. Il sait qu’il frappe les yeux, mais pas à lui seul. Il a du mal à trouver sa propre mesure, son propre poids...

– Mais jamais il ne se sent seul, n’est-ce pas ?

– Je crois savoir que c’est plus compliqué, répondrai-je. Je n’en sais pas davantage.

– Le vent, le vent, dit l’enfant en sautant de sa bergère, le vent ne va jamais par deux.

– Ca dépend, dirai-je, ça dépend.

J’ai regardé un nouveau petit nuage rond passer au loin. Il avance sous la brise vers le précédent, et le ciel fait des bonds ; la falaise enlace le ciel et l’air murmure aux bras des vagues ; et les animaux inventent des figures inlassablement.

 
 

 



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