Juste un texte n° 5
La maîtresse du temps
Lou-Anne Abdou
05/07/2014
1er janvier 2013
Ma chère sœur,
Comment vas-tu ? Je suis désolé de ne pas t’avoir donné de mes nouvelles plus tôt, j’ai été très occupé. J’imagine très bien ce que tu me dirais : « Comment ça “tu as été très occupé” ? Il y a des inventions très utiles pour communiquer à distance : le téléphone et le mail, nous sommes au XXIe siècle, bon sang ! ». Mon portable s’est cassé et… je préfère écrire des lettres. Je suis de ceux que tu qualifierais sans doute de « fossiles » : ceux qui se délectent du glissement du stylo-plume sur le papier à lettres et ont en horreur le toucher du clavier.
Cela fait trois jours que je suis dans mon nouvel appartement, il n’est pas grand mais il est confortable, lumineux et l’on peut voir les toits de la ville. Au milieu des cheminées, se découpe, à l’horizon, la silhouette d’une majestueuse tour sur laquelle est installée une gigantesque horloge.
Comme j’ai encore quelques jours devant moi, avant de commencer mon nouveau travail, je pourrai partir à la découverte de cette ville qui m’est encore inconnue.
Je te souhaite une bonne année et une bonne santé.
Embrasse tout le monde de ma part.
Ton frère
Devrais-je ajouter quelque chose ?… Rien ne me vient, ma tête est vide… Je décide finalement d’aller poster ma lettre, cela me fera faire un tour. En sortant de l’immeuble, je prends une grande inspiration, m’imprégnant ainsi de l’air de la ville, un souffle hivernal assez doux pour l’époque. Après mon passage à la poste, je continue mon chemin, au hasard. Il n’y a personne dans les rues ; enfin si, deux ou trois passants, quelques pigeons et moi, c’est normal, il est six heures du matin. La brume recouvre la ville, je ne reconnais plus les rues, je me suis perdu, mais qu’importe, je continue malgré tout ma promenade. Je suis tout à coup pris de maux de tête atroces, j’entends des bruits : des klaxons, des voix, tout semble se confondre et devenir une masse informe, je ne vois qu’un épais brouillard. Suis-je devenu fou ? J’essaie de marcher droit, je titube comme si j’étais ivre. Je lutte, mais je n’y peux rien comme si mes forces m'avaient abandonné, mes sens ne m’obéissent plus, je suis piégé dans une tempête de bruits incessants et stridents. Je marche, tant bien que mal, cherchant à tâtons, à m’appuyer contre les murs, perdu dans un univers chaotique et sauvage. Je vais perdre conscience…
J’entends au loin une mélodie. Elle est douce, chaleureuse et me semble familière, comme si je l'avais entendue bien avant ma naissance, dans une vie antérieure, peut-être. Je retrouve alors mon calme et suis envahi d'une soudaine sérénité. Ce son merveilleux semble provenir d'un rêve. J’ouvre les yeux, la brume se dissipe laissant apparaître une place où des personnes âgées, des jeunes, des touristes, des voitures, des bus, des taxis vont et viennent. Au centre, la tour de l’horloge, c’était elle qui m’avait sauvé : ma lueur d'espoir dans cet océan de ténèbres. Je réalise, alors, que la multitude de bruits que j’ai entendus n'étaient que ceux de la ville sortant de sa torpeur, il est déjà huit heures.
21 janvier 2013
Ma chère sœur,
J’ai pris mes marques, établi mes habitudes, mes journées se ressemblent : réveillé par les rayons du soleil, je me tire péniblement du lit, m’habille à moitié endormi, prends un café, un croissant et un fruit comme petit-déjeuner et pars travailler. C’est une vie banale avec son lot de joie et de tristesse. Ma routine ennuyeuse est éclairée par le moment où attendant le bus qui me mène à mon bureau, petite pièce où je deviens jour après jour claustrophobe, je contemple, dans le matin silencieux, l’horloge, tu sais, celle dont je t'ai parlé dans ma dernière lettre, mon sauveur, l’impératrice et la gardienne de cette ville.
Et toi, comment vas-tu? Tes études se passent bien? Donne-moi un peu de tes nouvelles.
Je pense à toi et t'embrasse.
Ton frère
Plus le temps s’écoule et plus je me sens attiré par cette horloge. C’est étrange, un sentiment indéfinissable s’empare de moi, ce n’est pas de l’amour, je ne suis pas fou au point de m'enticher d'un objet. Non, ce que je ressens serait plutôt… de l’admiration. C’est bien elle, La Maîtresse du Temps qui, telle une reine, surplombe la place et même la ville entière de sa présence. Elle indique, à tous, l’heure grâce à ses deux bras asymétriques posés sur les chiffres romains et se met à chanter cette mélodie céleste qui m’a sauvé.
Le mois de mars commence et je me retrouve cloué au lit, brûlant de fièvre. Je suis fatigué. Je n’ai pas réussi à dormir depuis deux jours et l’odeur fétide de maladie qui emplit ma chambre m’est insupportable. J’ai chaud, j’étouffe, je me lève à grand-peine et ouvre la fenêtre, un vent agréable entre dans la pièce. Je me recouche, bercé par la mélodie de l’horloge, caressé par la brise et les rayons du soleil, je plonge dans les ténèbres sans m’en apercevoir. Il fait sombre, je ne perçois aucun bruit, aucun son, le néant. Je vois, au loin, de la lumière. Je m’approche et pénètre dans un monde blanc recouvert d’une neige blanche immaculée. Étrangement, la neige n’est pas froide. J’entends des pas derrière moi, je me retourne et tombe sur une petite fille. Elle est… très étrange. Elle doit avoir douze ans, seule une robe blanche recouvre son corps fin, si fragile qu'il suffirait d’un simple frôlement pour la briser. Ses longs cheveux blancs aux reflets argentés, attachés desdeux côtés de sa tête, tombent sur ses frêles épaules. Elle me fixe d’un regard inexpressif avec ses grands yeux écarlates. Pendant quelques minutes qui ont semblé durer des siècles, nous nous sommes regardés les yeux dans les yeux, sans dire un mot. Soudain, je vois ses lèvres bouger mais aucun son ne semble sortir de sa bouche. Je lui demande de répéter. Elle dit alors, d’une voix monotone et calme :
« Tu mourras dans six mois. »
Je me réveille en sursaut, en sueur, les yeux écarquillés. Mon souffle me déchire la poitrine : le simple fait de respirer m’est insupportable ! Vais-je mourir ? Là, maintenant ? La douleur s’enroule autour de moi, comme un serpent sur sa proie, resserrant encore et toujours son étreinte mortelle dont on ne peut s’échapper. Je sens la folie prendre peu à peu possession de mon corps. Il tremble comme si c’était son ultime sursaut de vie, puis plus rien… Ma chambre est envahie par les ténèbres, la nuit est tombée. L’horloge chante sa berceuse, l’entendre me calme, me rassure, tout cela n’était qu’un mauvais rêve. Je me mets à rire d’un rire anxieux, nerveux et soulagé. Je ris ainsi, seul, comme un idiot, dans mon lit. Le lendemain, je reprendrai ma vie banale, ce n’est qu’une illusion créée par ma fièvre, une chose inutile dont il ne faut pas se préoccuper, je l’oublierai aussitôt. Une semaine s’est écoulée et je pense maintenant ô combien j’ai été naïf cette fameuse nuit. Chaque soir, je refais ce rêve où cette étrange petite fille annonce ma mort, un seul détail change : le temps qu’il me reste à vivre. Elle me hante nuit après nuit, je ne peux plus fermer l’œil sans la voir apparaître, et cela dure depuis un mois et demi.
Mi-avril, plus que quatre mois et quinze jours, je ne dors plus, je ne vis plus. La petite me poursuit le jour comme la nuit, je ne sors plus, vivant dans la peur (si l'on peut encore appeler cela vivre) : chaque seconde qui passe me rapproche lentement mais inéluctablement de ma mort. Le vent m’apporte par la fenêtre ouverte le chant de l’horloge qui me tranquillise, il me fait oublier pendant un court instant la situation dans laquelle je suis. Soudain, le besoin de voir l’horloge, mon sauveur, mon réconfort, l’oasis du désert de ma vie, devient vital.
Je sors précipitamment, me dirige droit vers la place avec un regard fou, mais lorsque je parviens au pied de la tour, je suis saisi d’horreur, paralysé. Les aiguilles de l’horloge tournent à une vitesse fulgurante ! Le temps de me remettre, une nuit était passée et nous sommes en plein milieu de l’après-midi. Je reste pendant un moment abasourdi, puis à l’étonnement succèdent la surprise, la peur, la terreur et la panique : même Elle m'avait trahi, m'abandonnant à mon triste sort ! Déjà un mois et quinze jours se sont écoulés sans que je m’en rende compte. Alors c’est vrai, je vais réellement mourir ?
Je retourne dans mon appartement. C’est décidé, je quitte cette ville maudite ! Rassemblant le strict nécessaire, je claque la porte avec pour seul bagage un sac à dos. Je cours, prends un taxi, embarque dans le premier avion, ignorant sa destination, mais la plus lointaine sera la meilleure. Je me retrouverai, peut-être, sur une petite île au milieu de l’océan, un lieu ou personne pas même Elle ne pourrait m'atteindre. Je me sens léger, triomphant, enfin, je me suis détaché de son emprise ! Je suis libre, je vais vivre !… Non. Je vais mourir. Elle est là, je le sens, elle m’a suivi et me suivra partout où j’irai, je suis condamné à être enchaîné à elle, relié par un lien invisible et indéfectible. Un frisson me parcourt le corps. Ce supplice m’est insupportable, je veux que cela cesse, mais pourquoi ne puis-je pas me jeter par le hublot et m’écraser en bas ? À l’arrivée, je n’en peux plus, il faut que je me débarrasse d’Elle !
J’ai fait le tour du monde allant de l’Occident jusqu’au fin fond de l’Orient, frappant la porte du septentrion ainsi que celle du midi, cherchant désespérément des sorciers, des exorcistes, des sages pour qu’ils m’arrachent des griffes de cet esprit qui me hante, mais rien n’était efficace. Je me passerai de ces incapables, je ralentirai le temps, repoussant, ainsi, le jour de ma mort ! Il faut faire vite.
Finalement, je retourne au point de départ, la ville du commencement de mon malheur. J’erre en cherchant désespérément une solution. Lorsque je vois la tour de l’horloge, la réponse devient claire, je dois arrêter cette horloge, la casser, la détruire, l’écraser ! Comment l’atteindre ? Pendant plusieurs jours, j’essaye par tous les moyens de la détruire, sans succès. Frustré, je donne un coup de pied contre la tour, l’horloge tombe, explose en mille morceaux sous mes yeux ébahis. Le moment où d’ordinaire l’horloge chantait se passa dans un silence de mort. Elle a rendu son dernier soupir… Ça y est ! Je l’ai fait, je l’ai détruite ! Fou de bonheur, d’orgueil, de fierté et de soulagement, je me mets à danser, chanter, hurler. J’ai affronté la mort et en suis revenu vainqueur ! Je suis libre, enfin, et surtout vivant ! Dans ma joie, je bouscule un enfant. Je reprends mon calme, m’excuse et demande s’il va bien. Je ne vois pas son visage, caché par une capuche, mais lorsqu’il se retourne... C’est une petite fille de douze ans environ, des mèches blanches avec des reflets argentés tombent sur son front. Elle me regarde fixement de ses yeux écarlates et dit :
« Ton temps s’est arrêté. »
Ma chère sœur,
Le temps s’écoule, imperturbable, mais toi, tu ne m’écris plus. J’aimerais beaucoup avoir de tes nouvelles ainsi que de celles de tous les nôtres…
Lou-Anne Abdou, qui avait répondu à notre questionnaire sur la littérature, est lycéenne ; elle a écrit ce texte lorsqu'elle était en classe de seconde.