Juste un poème n° 20
Cosmologie
François Cornilliat
20/02/2016
COSMOLOGIE
Le poète s’éveilla rempli d’un désir étrange: intact et comblé à la fois, immense et clos, comme ces soirs d’été où mer et ciel semblent faits de la même substance.
Imbu de ce paradoxal appétit, le poète en conçut un autre: celui de l’incarner, en lui prêtant sa personne et sa voix; et d’apprendre ainsi de qui (ou de quoi) il était désir, au lieu de l’éprouver dans sa plénitude, c’est-à-dire dans le vide.
Il bâilla – et sut qu’en fait de satiété il s’était réveillé plein de ce vide, et des sombres rébus qui s’y précipitent. Cela le mit de méchante humeur.
Un bol de café l’apaisa. Il entreprit d’écrire, sur l’écran à nouveau serein de ses pensées; où clignotèrent, modestes d’allure mais remplis, eux aussi, d’une absolue convoitise, les signes d’un poème. Et poème il y eut: merveilleux bibelot de syllabes, en forme d’œuf.
Un œuf pareil, décida le poète reconnaissant, n’a pu être pondu. Il était là, à sa disposition, point focal du placide enthousiasme qui lui avait semblé aussi grand que l’univers – et lui était rendu sous ce format discret, avec l’envie d’en faire état.
Bonne affaire, songea-t-il. Et il donna son œuf à lire.
Pas mal, opinèrent les uns, mais qu’est-ce que ça veut dire? Très vite leur sympathie devint perplexité, tiédeur, impatience. Ce truc les agaçait, leur donnait faim; et, s’avisant qu’il était midi, ils ouvraient leur frigo, pour dénicher l’original.
Mais toi, qu’est-ce que tu veux, là-dedans? éludèrent les autres. Ce n’est pas la question, marmonna-t-il, avant d’admettre que ce l’était – pour autant qu’il y en eût une: car il savait très bien ce qu’il voulait.
Donc ne savait rien, ne voulait rien qui fût digne de cette œuvre impeccable. Qu’il rangea dans sa chambre, sur une étagère, entre un casse-tête et la photo de quelque chose. Et n’y pensa plus.
Donc y pensa encore… Avec astuce, par d’autres biais, amis du vide qui se creusait toujours. D’où naquirent d’autres œufs, comme du pélican de Desnos, mais certains de ne pas éclore: leur contour restait leur fin.
Les nouveaux venus (il en compta six, puis douze…) s’avéraient moins parfaits que leur modèle. Mais distrayants, et pleins à leur façon: du courage de l’ajout, et d’un souci de mise en ordre. Il agrandit sa bibliothèque.
Contagieuse assurance: en quelques heures, on lui prêta des habitudes, un style, un territoire. Des persifleurs le baptisèrent l’Ovipare.
Il en fut vexé – puis, glissant de l’esprit à la lettre, presque flatté: car lui s’inquiétait maintenant (et bientôt s’offusqua) de l’artifice dont sortaient ses ouvrages. L’initiateur avait surgi sans motif; la recette des suivants parodiait ce premier élan.
Lequel lui revint en mémoire, avec violence, plusieurs fois; mais toujours sous la même forme, ovale et délicate, qui finit par l’écœurer. De ce dégoût (rien ne se perd), il tira sulfureusement des commentaires: quelques discours hirsutes et tronqués, que bénirent les sectateurs de l’Hirsute et du Tronqué.
Dans la lumière du soir, entre mer et ciel refermant leur coquille, ce dernier recours s’évanouit; une horreur le prit à la gorge. D’un revers du bras, il balaya ses rayonnages – brisa, piétina tout, aspira les miettes, frotta le sol jusqu’à faire disparaître la moindre tache, le plus vague reflet de blanc ou de jaune.
L’écran le narguait encore; il voulut l’éteindre. Haletant, ruisselant, le voici couché dans une nuit qu’il prévoit cruelle. On ne fait pas d’omelette, etc. Espoir et miséricorde sont partis en riant.
Il ne comprend pas ce qui l’éveille. Peut-être un souvenir – ou une photo, réapparue.
Ou peut-être quelqu’un.
De cet appel, aucun désir, pas même celui qui l’étreint, ne se prétend le maître, ni le monde. La forme non plus n’en est pas fixée.
Il s’est levé sans le savoir. Dans l’obscurité, des mots lui viennent, le fuient; demandent attention; et tuent dans l’œuf, pour un instant, le démon à une face (fièvre et confort, oubli et remplissage). Il se surprend à leur répondre.