Séminaire

séance du 29 novembre 2010 
 

 

Préambule            

Le 29 novembre 2010, nous avons reçu Alexandre Gefen, maître de conférences à l'Université Bordeaux 3, pour discuter d’un article récent dans lequel il s’interroge sur la floraison de discours déplorant la fin de la littérature. Avec finesse et souvent avec ironie, il en démonte les incohérences et les paradoxes, pour proposer finalement de se réjouir : cette « fin de » pourrait bien être profitable à la littérature et aux études littéraires. Après l'illusion d'une définition essentialiste et intransitive, on découvrirait la capacité de la littérature contemporaine à devenir un instrument de compréhension du monde du dehors. Les études littéraires, désormais incitées à s'ouvrir à d’autres méthodes et d’autres disciplines, seraient alors le lieu pour saisir la spécificité et l’intérêt du regard « littéraire » contemporain sur le monde. Oui, mais à considérer que la littérature change avec le monde, ne perd-on pas la possibilité de statuer sur la valeur d'une œuvre ?

Nous avions annoncé une suite aux débats sur la valeur, après le compte rendu de la séance avec Bettina Ghio venue nous parler de son travail sur le rap français : la voici – où l'on se demande cette fois comment se construit la valeur des textes littéraires - collectivement ? à travers le temps ? - et si, et comment cette valeur peut avoir sa place dans l'enseignement.

S. N.

 

 

 

Rencontre avec Alexandre Gefen

autour de son article : « Ma fin est mon commencement : les discours critiques sur la fin de la littérature »



10/12/2011 

 

Présents : Marie-Hélène Boblet, Stéphanie Burette, Myriam Dufour-Maître, Mathias Ecoeur, Mathilde Faugère, Virginie Huguenin, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Antoine Pignot, Anne Régent-Susini, Jean-Paul Sermain, Brice Tabeling, Manon Worms.



Alexandre Gefen est venu discuter de son article, « Ma fin est mon commencement : les discours critiques sur la fin de la littérature », paru dans le n°6 de LHT. Hélène Merlin-Kajman commence par présenter l’article :

   

Hélène Merlin-Kajman : Je suis très heureuse d’accueillir aujourd’hui Alexandre Gefen qui, lorsqu’il a appris que nous nous apprêtions à lire et à discuter son article intitulé « Ma fin est mon commencement : les discours critiques sur la fin de la littérature » paru sur Fabula, s’est proposé de venir se joindre à nous, ce dont je le (je vous) remercie très vivement en notre nom à tous.

    Pourquoi avoir proposé la lecture commune de cet article ? Ici, je dois certainement des éclaircissements autant aux membres de notre séminaire qu’à vous. Quand je l’ai lu en effet, j’ai été saisie, comme tous ceux qui l’ont lu je pense, par sa force de frappe qui tient à la densité du dossier rassemblé et à l’extraordinaire synthèse critique qui nous en est offerte. Votre article rassemble, sur un même fond de toile – au point même d’évoquer la constitution d’un véritable genre critique –, tous les discours alarmistes tenus « aujourd’hui » – on pourra revenir sur cet « aujourd’hui » à géographie, ou plutôt, à temps variable – sur la fin de la littérature, pour ensuite progressivement distinguer, dans une sorte de typologie, ceux qui considèrent la littérature comme une espèce de pratique haute propre à une culture, et abordent sa disparition du point de vue de son histoire ; et ceux qui considèrent la littérature comme une essence, peut-être même une essence aussi paradoxale que Dieu dans la théologie négative, c’est-à-dire une essence ne se nourrissant que de la permanente contemplation de son auto-destruction. À cette typologie, elle-même déclinée en sous-genres, succède celle des auteurs de ce discours qui, prenant des « postures de déploration » dans lesquelles on pourrait reconnaître « des discours éminemment intéressés », seraient, selon vous, de trois types : « Tel est aussi bien le cas, écrivez-vous, pour le “critique mondain”, qui gagne à affirmer sa clairvoyance et à mettre en scène ses terreurs, que pour le “critique écrivain”, qui saccage un champ où ses propres œuvres seront au mieux pour fleurir, ou pour le “critique professeur”, réassurant socialement sa position d’éminence et justifiant par la question de la valeur son travail historique et théorique. » On retrouve du reste cette typologie un peu plus loin, quand vous décidez de « pardonner à la sénilité des grands écrivains, à l’hubris des grands professeurs, à la soif de vengeance des petits maîtres ».

    Triste tableau. Aussi vous refusez-vous à « hurler avec les loups » au mépris de « la prodigalité heureuse du contemporain » et « de la profondeur historique du débat », et vous concluez plutôt à la « santé » du cadavre, tout en appelant de vos vœux une attitude mieux informée : « à nous de nous demander quels sont les téléologies, les modèles théoriques, les représentations fonctionnelles invoqués dans nos fantasmes déclinologiques ; à nous de penser comment la “fin de la littérature” [...] s’articule dans le discours critique avec le devenir historique des courants et des formes. »

    Le projet de recherche qui nous rassemble, ici, est né il y a maintenant presque deux ans, à partir du projet que j’ai présenté à l’Institut Universitaire de France, « Les usages de la littérature » et notre séminaire va recevoir des chercheurs non littéraires dans l’espoir de les écouter parler de l’usage qu’ils font, dans leur recherche, de la littérature. Il part d’un constat – mais quand je dis « constat », ce n’est pas pour fermer le débat, et je suppose que vous le contesteriez, d’où le débat. Le plus simple est que je cite le passage du projet qui a été accepté par le Conseil Scientifique de notre université sous le label du « projet innovant » dont Sarah Nancy et Nancy Oddo sont co-responsables avec moi-même :

Ce projet se fonde sur un diagnostic : les études littéraires se trouvent face à une aporie. Alors qu’elles se sont infiniment diversifiées et sophistiquées dans leurs méthodes, la culture autour de nous a cessé de s’organiser autour de la littérature, qui était il y a encore un demi-siècle le centre vital des « humanités » : l’effondrement de la filière L du lycée en est une preuve tristement éclatante. « La » littérature : ce singulier lui-même a été interrogé de toutes sortes de manières, problématisé, contesté, au point qu’on peut difficilement définir, aujourd’hui, l’unité d’un corpus qui serait l’objet propre des études littéraires.

    Pourtant, la littérature continue à avoir un type d’existence qui échappe à l’investigation critique : elle continue à fournir aux disciplines non « littéraires » – psychanalyse, sociologie, histoire, philosophie, anthropologie, etc. – un réservoir d’exemples et de références vivantes ; elle continue aussi à être investie comme pratique : pratiques de création et pratiques de lecture, bien sûr ; pratiques d’enseignement, pratiques thérapeutiques, etc.

    [...] Nous voudrions réinscrire l’activité critique dans la perspective de cette pratique (car commenter un texte littéraire, c’est modifier les conditions de sa transmission, c’est le transmettre à nouveau), ce qui suppose de nous mettre en position d’apprendre quelque chose des usages de la littérature : la connaissance doit nous revenir de l’extérieur de notre discipline, plutôt que notre discipline prétendre continuer à augmenter « objectivement » la connaissance de la littérature.

    Parler d’« aporie », ce n’est certainement pas parler de mort ou de déclin ; en revanche, c’est évoquer, ou tenir pour acquis, deux ou trois éléments que votre analyse ne prend pas en considération, et ce sont ces deux ou trois éléments sur lesquels j’aimerais vous interroger afin de relancer le débat.

    Le premier, c’est celui du public. Comme le montre la chute des effectifs dans la filière L du lycée, comme l’a également mis en évidence le livre de la sociologue Dominique Pasquier, La culture lycéenne, l’héritage littéraire ne fonctionne plus : il n’y a plus de public littéraire, même s’il y a un marché. J’appelle ici « public littéraire », un lectorat institué, si vous voulez. Quel genre d’existence a la littérature si les études littéraires sont désaffectées ?

    Mes questions suivantes s’enchaînent à celle-là:

    Pour montrer, non sans une bonne dose d’ironie, à quel point le discours alarmiste sur la fin de la littérature est « une rengaine », un topos éculé, vous mobilisez aussi des citations d’époques anciennes. J’aimerais en commenter une. Elle vient dans la longue énumération qui répond par une série de questions à la question de la datation du déclin de la littérature :

À la fin de l’âge classique, comme s’en plaint Henri François d’Aguesseau dans Des causes de la décadence de l’éloquence (1699), solide monument contre l’écroulement culturel que Sainte-Beuve compara aux lamentations de Pline le Jeune sur le déclin de l’antiquité et que nous pourrions, nous, relire comme un plagiat par anticipation des interventions de Marc Fumaroli ?

    Or, ici, vous touchez à un problème d’histoire considérable. La déploration sur la fin de l’éloquence remonte à Tacite (« remonte », encore le dis-je par commodité : il faudrait peut-être remettre en cause ce schéma explicatif). Donc, on ne sait pas où se jouerait un « plagiat par anticipation ». Il s’agit en effet de deux périodes qui ont un trait commun : l’époque impériale pour Rome, la monarchie absolue pour la France. Mais Maternus, dans le Dialogue des Orateurs, est dramaturge : le théâtre se substitue à l’éloquence, en déclin pour des raisons politiques. Ce déclin, au XVIIe siècle, s’accompagne du développement des Belles-Lettres et d’un public littéraire – c’est-à-dire d’une sphère publique littéraire critique (Habermas). L’humanisme dévot est, en gros contre – à cause des passions privées que les Belles-Lettres encouragent, l’amour notamment, qui est un sentiment totalement absent de l’éloquence. Dire cela, c’est déplacer la date de fondation de la littérature. Or, cette question de datation, non du discours sur le déclin de la littérature, mais de l’invention de la littérature (Florence Dupont), est tout sauf anecdotique pour ce qui nous occupe. Car le choix d’une datation implique le choix d’une définition particulière – donc, un choix implicite concernant ce que nous avons à défendre, derrière la quasi homonymie du mot.

    Personnellement, comme Auerbach qui le montre concernant la Rome antique, je ne pense pas qu’il y ait « littérature », au sens central que cette pratique a pu prendre dans les démocraties occidentales, sans public institué – ou, pour le dire autrement, sans que ce discours institue un peu plus que des liens privés : mais aussi des liens publics ; sans qu’elle importe au public (au bien public).

    Mais il y a d’autres positions : ceux qui pensent que la littérature n’existe pas avant la fin du XVIIIe siècle, soit que, comme pour Marc Fumaroli, ceci ne soit en fait qu’un épiphénomène et une trahison passagère à l’égard de la permanence de la rhétorique, soit qu’on affirme la dimension purement historique, conjoncturelle et épisodique en somme, de la littérature (Alain Viala). Soit encore que, comme Florence Dupont, on pense que la littérature a trahi, non pas le fleuve lettré de la rhétorique, mais le dionysiaque des performances. Ces trois positions, très (trop) schématiquement résumées ici, peuvent avoir des conséquences dans l’enseignement : enseignera-t-on de façon privilégiée, en cours de français : des œuvres éloquentes, noyant la littérature dans l’ensemble de la tradition érudite ? des textes argumentatifs, noyant la littérature dans la communication ? des « performances », au détriment de l’écrit quelque peu réglé ?

    Et puis, il y avait ceux (Terry Eagleton) qui concluaient que, la littérature étant un concept et une pratique bourgeois, il fallait la détruire...

    En fait, si l’on se contente d’une perspective historiciste, il fait peu de doute que LA littérature n’a pas existé de tout temps, et que la constitution d’un corpus de textes « littéraires » à partir du XIXe siècle (toujours schématiquement) est anachronique. L’anachronisme a mauvaise presse en ce moment. Pourtant, peut-on se passer d’une définition anachronique de la littérature ?

Peut-on se contenter de penser que, puisque la production littéraire est florissante, et le marché aussi, en somme, tout va bien ? Ou bien, que la « chose » va renaître sous un autre nom ? Cette dernière hypothèse est possible : encore faudrait-il, pour qu’on reconnaisse la « chose » (ou même qu’on accompagne sa renaissance) qu’on ait eu une idée de sa définition.

    Voici les apories. J’ai une dernière question ou remarque. Votre article montre qu’aujourd’hui, presque tout le monde partage ce diagnostic de la fin de la littérature (sinon, vous ne pourriez pas faire une typologie aussi variée de ceux qui le pensent). Pourquoi ne pas supposer qu’un tel consensus indique quelque chose de vrai ? Et ne peut-on pas se demander si la dénonciation des discours catastrophistes n’est pas elle-même devenue une sorte de topos ?

    Bref : ne faudrait-il pas sortir de dialogues de sourds, où l’on se renverrait une sorte d’insulte qui dirait : « topos toi-même ! ».

Débat

Alexandre Gefen : N’étant pas dix-septiémiste, je n’ai peut-être pas été attentif, en effet, à la singularité de la remarque de d’Aguesseau et du moment historique qu’il désigne : sans doute est-il le témoin de la mort d’une certaine idée, historique, de la littérature, conçue sans solution de continuité comme prolongement de la rhétorique.

Je voudrais revenir sur ma démarche. Je pense qu’il était important de prendre au sérieux ces discours qui déplorent la fin de la littérature, de considérer qu’ils parlaient d’une expérience à considérer. Et cela suppose, avant tout, de les comprendre. Car moi-même, si je crois en la fin d’une certaine conception de la littérature, à la fin d’une conception post-romantique, formaliste et autotélique de la littérature, je ne crois pas, en revanche, à la fin de la littérature en général. Il s’est tenu récemment un colloque sur l’« Esthétique de la fin », à l’ENS de Lyon (25-27 novembre 2010) sous la direction de Dominique Viart. Il y a été question de mutations génériques, de la fin des grands lecteurs, du passage au numérique et de la manière dont une certaine littérature conçue comme un « art pour l’art » autonome nous devient étrangère. Mais de tout cela, il ressortait aussi l’idée que la « fin de » peut être positive : en sortant de son intransitivité, à travers un retour au sujet et au réel, une attention nouvelle portée au monde, un intérêt renouvelé pour les problématiques de la transmission et de l’identité, la littérature contemporaine se veut être un instrument de compréhension du monde du dehors, de construction de soi ou de réflexion morale aiguisée. De ce changement de paradigme, les études littéraires bénéficient également, en devant s’ouvrir à d’autres méthodes et d’autres disciplines pour comprendre la spécificité et l’intérêt du regard « littéraire » contemporain sur le monde.

Ce sont donc ces théories pessimistes et essentialistes de la fin que j’ai voulu critiquer, notamment d’un point de vue épistémologique. D’abord, ces discours sur la fin de la littérature sont si récurrents dans l’histoire culturelle qu’ils doivent nécessairement renvoyer à leur relativité historique. D’autre part, ces critiques sont souvent incompatibles les unes avec les autres, « incompossibles ». Les reproches faits aux écrivains, notamment, sont complètement contradictoires : on leur reproche aussi bien d’être trop référentiels que pas assez référentiels. Certaines critiques relèvent de la psychologie culturelle, et partent d’un sentiment de déclassement des enseignants. Enfin, je suis extrêmement méfiant à l’égard de leurs présupposés politiques qui stigmatisent l’explosion quantitative de la production, qui provoque un sentiment négatif de banalisation. Que le fait d’offrir un livre soit devenu banal (comme le montre un sociologue Bernard Lahire dans ses travaux sur les pratiques culturelles) ne doit pas nous conduire à dénoncer la démocratie libérale et ses valeurs d’égalité et d’ouverture, comme le fait un Richard Millet et tous les nostalgiques d’une sacralité aristocratique perdue de la « littérature littéraire » pour reprendre une expression de Pierre Michon. J’ai aussi voulu mettre en évidence un autre facteur d’explication de ces discours qui « prophétisent » la fin de la littérature : leur caractère intéressé. Qu’elle émane des écrivains, des essayistes ou des enseignants, l’héroïsation nostalgique d’un monde mourant s’inscrit bien souvent dans une logique de rapports de force ou de génération.

Mon article est enfin un article de défense et d’illustration de la richesse de la littérature contemporaine. Il aurait été trop facile de « crier avec les loups », car cela aurait masqué la présence, aujourd’hui, d’écrivains et poètes considérables.

Dans ma réflexion historique, je me suis senti d’accord avec François Cornilliat : on sort d’une ère de fétichisation de la langue, de fétichisation du formalisme, c’est-à-dire de la littérature telle qu’on la pensait au XIXe s. Je ne pense pas qu’il nous incombe en tant qu’historiens du fait littéraire de décider si la manière de penser la littérature aujourd’hui est meilleure ou moins bonne que les autres, s’il est mieux d’en faire une pratique ou une religion : ce qui nous revient est d’en décrire les représentations ou les mythes.

En soi, il n’est pas déraisonnable de continuer à lire l’Antiquité avec le modèle « XIXe s. » de la littérature ; mais ce qui importe, c’est de le faire en sachant qu’on ne parle pas exactement de la même chose quand on le fait. Les débats et malentendus publics, tels ceux si amusants de l’émission « Le Masque et la plume » me semblent tout à fait représentatifs de l’hétérogénéité de nos définitions de la littérature et de nos méthodes d’approches, qui semblent ignorer leur présupposés et s’exemptent de toute relativité. On y entend certains critiques célébrer, chez les auteurs, la capacité à se perdre dans le monde ; et d’autres, au contraire, la capacité à se fondre dans l’intériorité. On voit qu’il est difficile de faire cohabiter ces modèles. Depuis le XIXe siècle, avec la désessentialisation de la littérature, qui a ouvert, pour chacun, la possibilité de devenir critique, on a rarement été dans un tel désaccord relativement aux critères qui font la littérature, désaccord qui explique, avec la myopie du présent, nos difficultés à rendre compte des valeurs et des choix du champ littéraire contemporain.

Cette difficulté à proposer des modèles univoques s’accompagne d’une réorganisation de la cartographie des genres en dehors des critères hérités d’Aristote et de l’aristotélisme. Comment qualifier, par exemple, les Vies minuscules de Pierre Michon : biographie ou autobiographie ? Récit historique ou récit fictionnel ? On constate un brouillage catégoriel. Est-ce que cela s’explique par le fait que le post-modernisme est un éclectisme ? Je préfère penser que cela témoigne d’une ouverture des écrivains à l’histoire, à la géographie, à la sociologie et même aux sciences (pensons à Jacques Roubaud, par exemple) et d’un rapport apaisé à la mémoire des formes littéraires traditionnelles. La dissolution des frontières des genres, que certains déplorent, se ferait donc au profit des pouvoirs de la littérature : la littérature contemporaine se confronte au monde en voulant non le changer immédiatement ou s’en extraire en se repliant sur ses propres normes mais simplement en cherchant à en penser ce qui ne peut être pensé que par la littérature. En cela, on peut penser que l’écrivain d’aujourd’hui se sent assez proche de l’écrivain classique pouvant propager l’éloquence, conçue comme un moyen d’argumentation mais aussi un dispositif cognitif, à toutes les disciplines, comme le montre l’article de F. Cornilliat. Cette manière de faire revenir une réflexion sur la forme au cœur des discours du savoir constitue-t-elle alors un retour à la rhétorique, au sens large du terme ? Cela s’en rapproche, et justifie en tous cas un retour d’intérêt pour une pensée des effets de la littérature.

En perdant cette sacralité de la littérature, on retrouve ainsi autre chose : la place plus naturelle de la littérature dans le champ social, un retour à la normalisation, une vision plus ouverte, qui met à l’écart l’antinomie forme/vérité, et permet, par exemple, d’annexer à la littérature d’autres genres, au profit de formes hybrides : les mémoires, l’essai, la biographie, etc.

Concernant la question du public : on a constaté, en effet, une baisse des grands lecteurs. Mais certaines études montrent que d’autres médiums peuvent avoir des effets semblables à ceux de la littérature et que la littérature, notamment parce qu’elle produit des fictions, c’est-à-dire des expériences virtuelles et des univers alternatifs, retrouve au contraire une place parmi les autres champs esthétiques – voire parmi toutes les formes, y compris cinématographiques ou numériques, d’interrogation du monde par symbolisation, commentaire, simulation ou modélisation critique. Il faudrait, de plus, savoir si le nombre de « grands lecteurs » et le nombre de tirages sont véritablement un indicateur de la vitalité de la littérature. Cela pose aussi le problème de la banalisation, qui, en fait, était déjà perçu au XIXe s.

Ce sentiment dramatisé de déclin me semble au demeurant largement français et me semble, dans un pays où la grandeur littéraire a été bien souvent l’aune de la grandeur nationale, très fortement associé à la fois à la mutation récente de notre personnel politique comme à un sentiment, largement justifié, de déclassement des intellectuels. Tout cela est sans doute un problème très franco-français. Après tout, les discours éblouissants d’un Barak Obama nous montrent comment à l’aube du troisième millénaire, l’éloquence peut-être mise au service de la modernité. Les temps vont peut-être changer… pour ma part, je ne juge pas qu’il soit dramatique de s’interroger, par exemple, sur l’utilité de la Princesse de Clèves, car nous avons justement toutes les raisons de justifier de l’intérêt de ce roman pour les besoins les plus pragmatiques du monde contemporain : acquérir une meilleure aptitude à adopter la position d’autrui et à comprendre son point de vue, affiner notre jugement moral et politique, savoir trouver une parole juste dans notre relation à autrui, relativiser nos systèmes de valeurs, nos organisations sociales et productives et donc pouvoir mieux les adapter : voilà quelques-unes des vertus possibles du raisonnement par la fiction et de la projection dans un monde historique lointain. Il incombe donc d’urgence aux « littéraires » de démontrer que leur discipline n’est ni marginale ni parasite, qu’elle a, au contraire, toute sa place et sa dignité dans l’université, qu’elle est apte à fournir des exemples, des méthodes, des angles d’approche pouvant intéresser et enrichir d’autres champs du savoir, qu’elle est utile pour comprendre et transformer le monde.

Je me déclare donc optimiste et partisan d’une posture épistémologiquement offensive – je viens par exemple de lancer avec des collègues philosophes un projet de recherche soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche et consacré aux « Pouvoirs des arts » qui va dans le sens d’une revalorisation de ces fonctions cognitives « en réserve » – pour reprendre une expression de Michel Serres à propos de ces bibliothèques d’exemples de savoirs empiriques ou théoriques qui permettent l’adaptation de l’espèce.

Marie-Hélène Boblet : Un aspect ne me semble pas cohérent dans le brouillage épistémologique pointé par votre article. Parler de « fin de la littérature » n’est pas la même chose que parler de « mutation générique ». Cela pose en particulier la question de la valeur. Peut-être que, justement, le fondement de la valeur disparaît avec le relativisme.

Alexandre Gefen : Mon travail est avant tout descriptif et cartographique ; cependant, dans les débats sur la valeur, je reste souvent perplexe : je ne sais pas ce qu’est un « livre de qualité » sub specie aeternitatis. Je sais ce qu’est un « livre de qualité » selon Flaubert, selon d’autres auteurs, mais non ce que c’est en soi. Il ne s’agit pas de dire que tout se vaut, mais qu’il y a différents contextes d’appréciation de la qualité. Quoi qu’il en soit, qui peut dire après avoir lu Les Onze, de P. Michon, que les grandes valeurs de la littérature au sens post-romantique du terme ont aujourd’hui disparu ?

Marie-Hélène Boblet : On pourrait alors penser ces différences en termes de fonction.

Alexandre Gefen : En effet. La valeur d’une œuvre est contextuelle et culturelle, elle est liée à des usages anthropologiques et sociaux, usages que la littérature vise souvent à transcender mais dans lesquels elle s’inscrit. Je pense, par exemple, à la fonction de repérage pour les enseignants : la valeur « littérature » sert peut-être à trouver sa place socialement, à fonder un discours.

Hélène Merlin-Kajman : J’aimerais revenir aux apories que votre travail fait apparaître. Je comprends l’exaspération qui peut saisir face à la notion d’« ouvrage de qualité ». Mais dire, d’une part, que les valeurs doivent être défendues et, d’autre part, qu’elles doivent être contextualisées, conduit à une aporie. La valeur est-elle contextualisable ? Je me souviens d’une anecdote, qui, pour moi, a marqué le moment où une interrogation sur la valeur a pu à nouveau se faire entendre : lors d’une table ronde réunissant notamment des historiens de la littérature à l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud, il y a quinze ans, une chercheuse enseignant à Paris 8 (difficile de la soupçonner d’être réactionnaire !) avait publiquement pris le risque de poser « la question, obscène, de la valeur » – c’étaient ses mots. Cela m’avait paru courageux, mais bizarre. Peut-être que si le discours sur la valeur est souvent creux, c’est parce qu’il a été interrompu pendant des années, depuis qu’a été abandonné le présupposé plus ou moins implicite de « valeurs immortelles ». Du coup, il y a en quelque sorte un retard en termes de pensée, et c’est un discours seulement banal qu’on voit resurgir aujourd’hui. Peut-être n’y a-t-il en fait pas de critères, au sens où J.-F. Lyotard, parle du « sans critère », au sens aussi du « je ne sais quoi », au XVIIe siècle. Car cette question se posait déjà lors de la querelle du Cid : y a-t-il ou non des règles pour juger ?

Pour ma part, je ne comprends pas l’article de F. Cornilliat de la même manière que vous. F. Cornilliat ne défend ni la rhétorique, ni l’anachronisme esthétique. Ce qu’il montre, c’est qu’en choisissant de mettre le contexte à la place du « sans critère », on aboutit à l’« effet musée d’Orsay », c’est-à-dire à une juxtaposition sans classement – le musée d’Orsay présentant côte-à-côte, sans distinction, peintres pompiers et peintres impressionnistes.

Alexandre Gefen : La question de la valeur est écrasante. Ce que je propose a minima, c’est de se satisfaire de l’idée que toutes les représentations de la littérature, quelles qu’elles soient, peuvent être comblées par le choix que propose actuellement la librairie. Plus loin, je ne crois pas que la conscience de la relativité des valeurs suspende totalement la possibilité de jugement.

Jean-Paul Sermain : Mais la rhétorique n’est pas l’éloquence. Que l’on pense, par exemple, à la fin du chapitre 47 de Don Quichotte, où le chanoine évoque les « douces sciences de l’éloquence et de la poésie »... Or l’épopée peut aussi s’écrire en prose. Cela montre que ce que nous appelons roman n’est ni poésie, ni éloquence, mais que cela constitue un nouveau savoir. Ce qu’on peut tirer de ces siècles anciens, c’est qu’il y a des types de textes et de pratiques très différents, que l’on peut éventuellement hiérarchiser, mais la totalité du plaisir et du savoir qu’on en tire est en fait incomparable.

Par ailleurs, à propos de la valeur, il me semble qu’aucune valeur ne se prouve. De même que la valeur de l’amour ne se prouve pas, mais peut seulement s’expérimenter, la valeur littéraire se prouve en lisant des textes et en les faisant partager. Si l’on arrive à transmettre quelque chose et à développer l’intérêt du texte pour un public plus large, comme ce peut être le cas dans l’enseignement, c’est une preuve suffisante de l’existence de la littérature.

Alexandre Gefen : Oui, mais il existe, parallèlement à ces formes d’expérience partagées dont l’intérêt est immense des processus de rationalisation où s’inventent et se définissent des valeurs collectives.

Jean-Paul Sermain : La différence, toutefois, c’est qu’on ne va pas arriver à un consensus au sujet de la littérature.

Alexandre Gefen : Ce n’est peut-être pas tout à fait exact. Ce consensus est historique, contextuel, il n’est jamais définitif et toujours révocable, mais existe à certains égards : je prends le pari que tout le monde dans cette salle est d’accord, par exemple, pour préférer Pascal Quignard à Marc Levy.

Myriam Dufour-Maître : Vous défendez l’idée que la valeur est une négociation de subjectivités. Mais cela ne répond pas à la question des études littéraires – à celle de la valeur des études littéraires.

Alexandre Gefen : Je pense que le problème des enseignants aujourd’hui vient de ce qu’ils doivent transmettre à la fois les valeurs et la relativité des valeurs. Une telle problématique est parfois difficile à défendre mais elle me semble indispensable : pouvoir tenir sur les œuvres (et sur le monde en général) des discours complexes, transmettre tout à la fois une riche mémoire culturelle et des capacités de recontextualisation historique ou de spéculation critique, est l’une des vertus des études littéraires, vertu qui s’ajoute à celles que j’ai déjà évoquées précédemment.  

Hélène Merlin-Kajman : Je me demande si l’on ne peut pas considérer la postérité comme un critère de la valeur.

Alexandre Gefen : J.-M. Schaeffer affirme que ce n’est pas la valeur qui fait la postérité, mais la postérité qui fait la valeur. L’analyse des processus de sélection et d’institutionnalisation des valeurs littéraires nous montre tout ce que la construction de  la mémoire des lettres peut avoir d’arbitraire ou d’aléatoire.

Hélène Merlin-Kajman : Peut-être ne faut-il pas opposer les deux formules mais plutôt les considérer comme vraies en même temps ?

Alexandre Gefen : Justement : dire cela, n’est-ce pas adopter la position relativiste qui est la mienne ?

Hélène Merlin-Kajman : Non, il s’agit au contraire d’un relativisme atténué. C’est-à-dire peut-être, au minimum, d’un relativisme humain, au sens où c’est seulement, mais pleinement, dans l’ordre de l’humain que l’on peut affirmer la capacité des œuvres à durer et à faire de l’effet. Je prends un exemple, à entendre avec humour : l’argument selon lequel les vaches écoutant du Mozart produisent du meilleur lait n’est pas l’un de ceux avec lequel je voudrais défendre la valeur intemporelle de Mozart.  

Je reviens à l’intervention de Jean-Paul Sermain : si la valeur se définit en acte, cela veut dire qu’elle ne se définit pas seulement en synchronie, mais qu’elle a à voir avec plusieurs générations, avec une certaine continuité. Cela reconduit à la question du rapport entre postérité et valeur. Peut-être qu’il n’est pas intéressant de savoir d’où vient le langage, mais plutôt de dire qu’il n’a de valeur que parce qu’il a été transmis et qu’il est notre milieu « naturel ».

Alexandre Gefen : Mais cette perspective de la transmission comporte un risque. Elle cache des erreurs, des oublis, des aveuglements – celui de la musique baroque jusqu’aux années 1970, par exemple. La mémoire culturelle se définit autant par ses vides que par ses pleins.

Stéphanie Burette : Il n’est peut-être pas si difficile de s’accorder sur la valeur, si l’on prend en compte la fin, le but. On peut ainsi considérer que Racine a de la valeur non au seul motif qu’on l’enseigne depuis les programmes de 1830, mais parce qu’il ouvre à une compréhension de soi-même, qu’il est en cela proche et lointain, et considérer que c’est cette capacité opératoire que l’institution a sanctionnée en le mettant au programme. En fait, la question n’est pas seulement : faut-il enseigner Corneille plutôt qu’un autre auteur moins connu du XVIIe siècle, mais : faut-il enseigner Racine, Corneille ou seulement du strictement contemporain, dans lequel rien ne permet de faire la différence entre les valeurs ? N’est-il pas préférable que les élèves aient à contester des valeurs rigides, plutôt que d’avoir été placés dans un monde de valeurs informes ?

Alexandre Gefen : Il s’agit d’un débat de politique éducative. Je suis gêné par le présupposé que la capacité à juger de la beauté existe a priori chez les élèves, « en eux-mêmes ». Il me semble plus efficace, du moins dans un premier temps, d’expliquer les normes de prosodie que de leur demander de les inventer eux-mêmes ou de les critiquer. Mais expliquer, c’est, pour moi, comparer, décrire, historiciser, jouer à manipuler des normes pour mieux les expérimenter et, le cas échéant, les critiquer – expliquer et apprendre, ce n’est pas naturaliser ou imposer des objets figés sans produire de désir d’appropriation chez les élèves ou les étudiants.

Myriam Dufour-Maître : À propos de la crainte de la dérive de la littérature vers la communication, évoquée par F. Cornilliat, je me demande si le problème de la valeur ne vient pas du fait que le beau s’éprouve à la limite du langage. Je pense au livre d’Alain Bentolila, Parle à ceux que tu n’aimes pas. Si les enseignants croient en Racine, c’est peut-être en raison de cet affrontement permis par la littérature avec ce qui ne se dit pas de soi.

Alexandre Gefen : Je partage cette crainte de la dérive vers la communication, car je crois qu’il faut préserver la spécificité littéraire de la communication littéraire, mais, pour ma part, je ne défendrais pas l’idée que l’expérience du beau en littérature ne se laisse décrire que comme une expérience de l’indicible et se réduise à une forme de sublime ; au contraire, il me semble nécessaire de réaffirmer que la quête de beauté formelle et le travail sur le langage propres à la littérature ne sont pas incompatibles avec la production de représentations opératoires et d’hypothèses, morales, existentielles, historiques ou encore métaphysiques, communicables.

Myriam Dufour-Maître : L’un des éléments de caractérisation de ce public évoqué par Hélène Merlin-Kajman serait dans la compréhension du fait que le langage repose sur un malentendu, sur un babel, et que c’est cette reconnaissance qui fait ce lien.

Alexandre Gefen : Oui, et c’est la raison pour laquelle on peut analyser le discours politique à partir de la littérature mais aussi utiliser la littérature pour déconstruire le discours politique.

Stéphanie Burette : J’aimerais, pour finir, vous entendre revenir sur la question du beau.

Alexandre Gefen : On a tout à gagner en effet à ne pas éviter la question du beau, quel que soit le type de public. Mais, selon moi, il faut contextualiser et expliquer cette beauté et en décliner les formulations variées (« Pied Beauty /Glory be to God for dappled things » pour reprendre un vers de Gerard Manley Hopkins : « Beauté piolée/ Gloire à Dieu pour la diversité des choses ») plutôt que d’en faire un diktat et l’unique valeur d’une religion littéraire nostalgique, insulaire et désespérée – il faut s’interroger, par exemple, sur la beauté selon Racine : c’est ainsi que nous pouvons penser, d’une part, les modalités et les conditions d’universalisation des réalisations historiques ponctuelles de la beauté littéraire et, d’autre part, l’utilité sociale, philosophique ou cognitive de celle-ci.

 

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