Séminaire

séance du 6 décembre 2010

 

Préambule

Dans sa présentation, Jérôme David, professeur à l’Université de Genève, invite à reconsidérer la démarcation entre lecture ordinaire et lecture savante. Si la critique des trente dernières années a cherché à (se) protéger de la première, ce « soupçon » n’est plus de mise aujourd’hui car les luttes sociales et les conditions d’enseignement ont changé de forme : confier l’enquête au spécialiste en surplomb, c’est déposséder les individus de leur expérience, et, dans l’enseignement d’aujourd’hui, transmettre ce soupçon peut être délétère. Essayons donc de « croire à ce que dit la littérature », de nous rendre sensibles à ces effets de la lecture ordinaire et de théoriser le « premier degré ». C’est une définition de la littérature qui est engagée : la littérature comme « manière non-factuelle » d’instituer un monde et de dire ce qu’il y a à éprouver du monde ».

Cette proposition forte attire les questions : la critique n’est-elle pas elle-même aussi une manière d’instituer un monde ? À l’inverse, le premier degré, une fois théorisé, est-il encore du premier degré ? Et concrètement, que faire avec ce premier degré : est-ce possible, est-ce souhaitable de fonder sur lui l’enseignement ? Et si l’émotion sert de marchepied pour arriver à un « consensus interprétatif », comment préserver la complexité et le désaccord ?

Après les séances avec Bettina Ghio et Alexandre Gefen, la question de la valeur est déplacée : on ne s’interroge pas sur les fondements d’une hiérarchie des textes littéraires, mais sur ce qu’on peut attendre de la littérature, ce pour quoi elle vaut. Retour au singulier, qui n’oublie pas l’Histoire cependant. La valeur et le temps nous auront donc occupés un moment. Prochaine et dernière facette (provisoire !) de la réflexion en compagnie de Jean Kaempfer.

S. N.

 

 

 

Rencontre avec Jérôme David :

Le premier degré de la littérature



06/12/2010

 

Présents : Marie-Hélène Boblet, Marie Bolloré, Stéphanie Burette, Mathias Ecoeur, Linda Fares, Mathilde Faugère,  Bettina Ghio, Massoumeh Ghous, Catherine Gobert, Claude Habib, Virginie Huguenin, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Antoine Pignot, Tiphaine Poquet, Michèle Rosellini, Brice Tabeling, Antonia Zagamé.

La séance débute par l’intervention de Jérôme David, professeur à l’université de Genève, qui vient de publier L’implication de texte. Essais de didactique de la littérature (Presses Universitaires de Namur, coll. « Diptyque », 2010) ainsi que Balzac, une éthique de la description. Enquête sur les types romanesques au XIXe siècle (Paris, Honoré Champion, coll. «Romantisme et modernités», 2010).

J’ai élaboré mon exposé à partir du titre – Le premier degré de la littérature – donné à un numéro de la revue suisse Versants que j’ai dirigé cette année, et qui comprend un article d’Hélène Merlin-Kajman. Il s’agit d’une notion floue et polémique qui ne sera pas ici définie, mais plutôt considérée comme un point de fuite et un chantier d’où parler.

Le plan de mon exposé est le suivant :

1. Dans la biographie récente de Derrida par Benoît Peeters, Derrida (Flammarion, 2010), une anecdote fournira le point de départ de ma réflexion.

2. L’ère du soupçon : je développerai ensuite l’idée que les études littéraires, depuis longtemps, se sont engagées dans une ère du soupçon.

3. Devons-nous hériter de ce soupçon ? Si non, quelles pistes sont envisageables pour transformer cette défiance en confiance (en quoi ? sous quelle forme ?)

1. L’anecdote :

Dans la récente biographie de Derrida par Benoît Peeters, on lit cette anecdote : la femme de Derrida, Marguerite, raconte qu’alors qu’elle lisait Splendeurs et misères des courtisanes, Derrida s’est exclamé : « Toi, tu as toute la vie devant toi ! » (p. 525). Dans un entretien de 2001, Derrida explique qu’il lit toujours « avec un projet en tête », de manière intéressée, active et sélective : « Au fond, c’est l’enseignement qui me fait lire ».

Cette anecdote et l’entretien permettent de distinguer deux sortes de lectures : celle de Derrida qui est une lecture orientée, rapide, peu soucieuse de l’ordre des textes, une lecture professionnelle, contrainte par le calendrier de la vie universitaire ; et à l’opposé, celle de sa femme Marguerite, lecture de lectrice plus que de lecteur, qui est une lecture patiente, passive, juste oisive, qui ne cherche rien mais qui trouve ce qu’elle ne savait pas être en train de chercher. D’un côté, il s’agit d’une lecture impatiente, de conquête et de connaissance, de l’autre d’une lecture de soumission et de reconnaissance. L’action du temps compte : l’une est une lecture professionnelle qui répond à un impératif pratique (chercher dans les textes du sens pour l’enseignement) et qui nourrit une impatience de donner sens, tandis que l’autre a tout le temps devant soi, y compris celui de ne pas conclure sur le sens. On peut se demander si cette lecture-ci n’est pas le premier degré de la littérature. D’un côté une lecture inquiète et possessive, de l’autre une lecture charitable, mais non productive. La lectrice inscrit sa lecture dans une temporalité qui oublie qu’elle n’a pas toute la vie devant elle.

Si je me suis attardé sur cet exemple, ce n’est pas pour déconstruire la déconstruction (derridienne), ni pour montrer que Derrida reconduit des poncifs de la distinction entre lecture masculine et lecture féminine. Il nous mène plus loin que vers une distinction entre lecture savante et lecture ordinaire. Il n’oppose pas un savoir à une ignorance, il oppose une temporalité à une autre, une attente à une autre, un certain type d’usage de la lecture à un autre. Derrida ne reconduit pas tel quel ce grand partage entre lecture ordinaire et lecture savante, entre la passivité et la saisie, l’accueil féminin et la pénétration virile. Il n’existe pas chez lui de mépris qui opposerait un savoir à une ignorance. La double anecdote nous place face à deux types de croyance, c’est-à-dire deux usages de la littérature.

Si on se pose la question du premier degré, que faire de la lecture de Marguerite Derrida ? Et de Marguerite Derrida elle-même ? Sa lecture est-elle si différente de celle du savant ? Les lecteurs savants n’ont-il pas, eux aussi, la vie devant eux en lisant ? Ne tire-t-on pas aussi parfois de la force de nos lectures ? Est-ce que tout ce que lit un professeur de littérature est orienté par le sens qu’il doit en tirer pour son enseignement ? Il y a des textes qui m’attirent pour des raisons obscures. Ainsi La Comédie humaine de Balzac m’a aidé à penser certaines choses, à devenir quelqu’un d’autre.

Si l’on redimensionne adéquatement les contextes de la lecture savante, la lecture ordinaire fait retour : la liberté de Derrida à lire ces textes s’éclaire de la lecture de sa femme. C’est aussi le tropisme balzacien qui me rend sensible à cette lecture au premier degré : c’est parce que j’ai lu Balzac, si sensible au destin obscur des femmes, que je peux saisir cette dimension.

Si l’on reconnaît la prégnance de la lecture ordinaire dans la lecture savante, que peut-on faire de cette lecture ordinaire ? Les théoriciens de la nouvelle critique en ont fait un repoussoir commode pour établir leurs thèses. Bourdieu et Chartier ont cependant montré la diversité des lectures ordinaires, beaucoup plus riches que ce que l’on pourrait imaginer : dans le seul cas du roman, on peut s’identifier aux personnages, les prendre pour modèles ou pour contre modèles, on peut s’évader, se divertir et s’instruire en regardant ce spectacle de l’humanité. Si nous postulons cette diversité des lectures ordinaires et la fragilité de toute démarcation nette entre lecture savante et lecture ordinaire, tout est bousculé, et un nouveau point de vue apparaît sur ce que la « science des textes » a tenté de faire. On s’aperçoit en effet qu’une grande partie des études littéraires des trente dernières années ont eu pour but d’esquiver ce premier degré de la lecture ordinaire, de sauter ce régime de sens.

2. Pourquoi cette ère du soupçon ?

Pourquoi y a-t-il eu cette ère du soupçon dans les études littéraires ? J’ai trouvé une ébauche de réponse dans l’un des derniers cours au Collège de France de 1979 de Roland Barthes, sur lequel du reste Hélène Merlin-Kajman a attiré mon attention. Il s’exprime sur la question des guillemets, explique qu’ils ne servent pas car « Il faut se rendre à l’évidence, toutes choses sont lues au premier degré. Il faudra donc s’efforcer d’écrire simplement ». Pourquoi alors la critique a-t-elle tout fait pour esquiver ce premier degré ? Barthes pense que c’est « par peur » : on saute au second degré pour se protéger du risque, de la tentation d’être dupe « de nous-mêmes, de ce que nous écrivons, de la littérature etc. » Cette idée que les textes peuvent nous piéger (pensons à l’ouvrage de Louis Marin, Le récit est un piège), que l’intertexte nous trahit, que la littérature peut nous duper parce qu’elle produit « une illusion référentielle par ses effets de réel » s’est amplement diffusée dans les années 1970,  au point que cette défiance pouvait atteindre tout le langage, et, par là, autrui sans lequel il n’y aurait aucune possibilité d’être dupé par le langage. L’américaine Rita Felski qualifie cette période des études littéraires « d’ère du soupçon »[1].

La nouvelle critique s’est donc construite contre la lecture ordinaire : Michel Charles dans L’Arbre et la Source (1985) est un exemple de cette défiance envers la « lecture courante », dont il dénonce le caractère privé, distrait, non systématique, si bien qu’elle ne peut porter le projet d’une science. Plus tard, le même Michel Charles explique dans son Introduction à l’étude des textes (1995)que l’étude des textes littéraires doit sauter ce premier degré, ne doit pas être un prolongement de l’effet que les œuvres ont sur nous. La science doit se conquérir contre l’expérience ordinaire : cette idée était aussi celle de Bachelard. Selon lui, la science qui permet de produire l’électricité qui alimente nos lampes domestiques, par exemple, se construit à rebours de notre expérience ordinaire de la lumière qui règne dans nos foyers. La notion de « rupture épistémologique » avancée par Bachelard pour les sciences physiques a eu beaucoup de succès dans les sciences humaines et les études littéraires. L’expérience de lecture était alors perçue comme « un obstacle épistémologique » à la connaissance du texte. C’est l’un des grands héritages auquel nous devons faire face aujourd’hui. Devons-nous y souscrire ? Comment justifier de refuser cette crainte ? Quelles en sont les conséquences ?

3. L’héritage à refuser :

Oui, il faut le refuser et les conséquences sont lourdes, puisqu’elles impliquent de se défaire d’une batterie de concepts. Deux arguments sont centraux pour justifier ce refus :

· la conception de la science comme « traversée des illusions » est irrecevable aujourd’hui. En effet, ce projet visait à inscrire la science des textes dans une certaine conception de la critique sociale : en ouvrant les yeux aux acteurs sociaux, l’on ouvrait l’espace pour la révolution. Le projet était de libérer les acteurs sociaux de leurs illusions. Les lecteurs qui lisaient au premier degré étaient censés se faire manipuler par le texte : la lecture au premier degré était une attitude soit dangereuse, soit coupable. Il fallait au contraire restituer à la lecture son pouvoir de subversion. Or, d’une part, les luttes sociales ont en partie changé de nature, d’autre part, l’idée que le spécialiste (le sociologue, le critique littéraire) sait mieux que les agents le rapport qu’ils ont avec eux-mêmes, est analysée aujourd’hui comme une façon de déposséder les individus de leur propre expérience.

· la situation de la littérature et son enseignement ont changé. Il faut refuser ce soupçon, qui a pu avoir un certain sens dans un certain contexte, mais qui, aujourd’hui, peut avoir des conséquences assez délétères.

La fuite dans le second degré de la littérature ne se justifie donc plus aujourd’hui. Il faut essayer de penser l’articulation entre ce second degré dont on hérite comme théoriciens professionnels de la littérature, et ce premier degré de la lecture ordinaire, dont la théorisation est à inventer.

4. Les pistes à ouvrir :

Deux pistes ou principes s’ouvrent selon moi :

· Premier principe : théoriser ce que peut être l’expérience de lecture, soit en réfléchissant sur sa propre expérience, soit sur celle des autres. Comment un texte peut-il affecter son lecteur ? Deux exemples : celui que développe Hélène Merlin-Kajman dans Versants où elle réfléchit sur sa lecture du Comte de Monte-Cristo[2] : qu’est-ce que lire la littérature dans un rapport qui n’est pas de défiance ? Elle dessine un espace où une expérience peut avoir lieu en se soustrayant à l’histoire de la lecture et de la littérature. Il existe « un état de lecture » qui nous conduit à une interrogation anthropologique et nous soustrait à l’histoire. Elle est ainsi conduite à s’interroger sur les « routines » de la contextualisation historique, qui amènent une lourdeur qui parasite la lecture. Cet état d’apesanteur historique va jusqu’à remettre en question les outils de l’analyse littéraire. Un autre exemple est tiré d’une analyse personnelle faite par Bourdieu en 1995 d’Automne malade d’Apollinaire[3]. Bourdieu en propose une paraphrase, un peu psychologique. Quel rapport, non conceptualisé, à la littérature a-t-il à ce moment là ? On est bien loin du Bourdieu sociologue et très proche du Bourdieu écolier qui développe un rapport ordinaire, intense et affectif à la littérature dont on doit tenir compte. Telle est la première piste : tirer les conclusions les plus radicales d’une expérience de lecture.

· Second principe : faire la part belle au premier degré et le théoriser. Les travaux sur les effets de la littérature ouvrent cette piste : ceux de Florence Dupont[4] sur la tragédie, par exemple. Elle rappelle que les textes antiques sont considérés comme des performances pour lier les spectateurs et les Dieux. Florence Dupont cherche à réactiver les effets des textes : il s’agit d’un tournant pragmatique car  l’action des textes l’intéresse au premier plan. Une autre piste est celle de Jean-Marie Schaeffer[5] sur la fiction et l’immersion fictionnelle. Une autre piste est celle de Jacques Rancière dans le Partage du sensible[6] ou encore dans les travaux américains de Rita Felski sur l’empathie, la peur, l’attente dans Uses of literature (2008)[7].

Conclusion : ma piste

Le concept-pivot qui me permet de construire une conception de la littérature à partir du premier degré appartient à la philosophie analytique. Je l’ai trouvé dans un texte écrit dans les années 1950 par l’américain Quine[8]. Il y déploie la notion d’engagement ontologique, par quoi il entend le processus par lequel on produit de l’ontologie. Le rôle du philosophe n’est donc pas de dire ce qui est (une essence du monde), mais de faire un pas en arrière et de clarifier ce qu’on dit qu’il y a, de tenter de décrire ce qu’on dit qu’il y a à voir dans le monde, ce qu’il y a à ressentir ; un monde nouveau s’ouvre à la recherche, car ce qu’on dit qu’il y a, a changé selon les époques. Au XIXe siècle, on croyait aux lois de l’histoire ou aux anges swedenborgiens, comme aujourd’hui l’on croit aux métastases ou au Big bang : cela peut changer. La place de la littérature change selon qu’on croit qu’il existe un monde objectif ou non. Cette notion d’engagement ontologique nous libère de l’idée qu’il y aurait un monde objectif, ce qui a conduit Nelson Goodman[9] à l’idée qu’il n’y a que des « versions du monde ». Le questionnement historique va s’interroger sur la façon qu’on a eu d’adhérer à telle ou telle version du monde.

Que devient la littérature selon ce concept-pivot ? La littérature n’est pas une représentation du monde, mais une présentation d’un monde. Ce n’est pas une fiction qui s’opposerait à la réalité, mais une manière non-factuelle d’instituer un monde et de dire ce qu’il y a à éprouver du monde. Le premier degré vise à ressentir cette puissance ontologique des œuvres.

Discussion :

Stéphanie Burette : Tout texte peut-il se prêter à cette lecture au premier degré ? Je pense notamment à certains romans du XVIIIe siècle qui invitent à une lecture décalée pour être compris, qui invitent à être lus au second degré. Ces textes peuvent-ils se prêter à une lecture au premier degré ? Ne poseraient-ils pas problème par exemple, dans la mesure où ils cherchent à être lus de façon décalée, comme textes de second degré ?

Jérôme David : C’est vrai, il y a des textes qui sont d’emblée ironiques. Mais même cette façon d’affecter le lecteur n’est pas, elle, au second degré. Même s’il y a de l’ironie ou du pastiche dans un texte, l’auteur vise à affecter le lecteur au premier degré. Même les textes les plus ironiques et réflexifs visent encore à l’affecter au premier degré.

Hélène Merlin-Kajman : Selon toi, les engagements ontologiques changent selon les types de discours, mais ils changent aussi au fil des siècles : pourquoi faut-il que l’on retombe toujours, comme pour nous rassurer aujourd’hui, sur cette idée que cela a changé ? Pourquoi réintroduire l’historicisation au moment où l’on veut sortir de l’ère du soupçon ? Je veux dire, quelle place, quelle fonction donner à l’histoire et à la contextualisation dans la transmission des œuvres du passé ? Il faut certes se rappeler que l’humanité est historicisée de part en part, mais certains phénomènes ont des temporalités si longues que les penser en termes historiques conduit à se priver d’en saisir la portée. Sur le plan théorique, ce n’est peut-être pas si important, car après tout, tout dépend de la pensée de derrière, mais sur le plan de l’enseignement, cela a des conséquences : quelle transmission allons-nous faire des textes littéraires ? Selon F. Dupont, chaque fois que l’on présente un texte théâtral aux élèves, on trahit le théâtre, qui est performance – donc, à la limite, on ne devrait pas les enseigner...

Jérôme David : Se demander « Quel type d’historicité », est-ce supposer que la relativité de l’ontologie nous couperait des œuvres du XVIIe siècle ? On suppose alors que l’on passe d’une époque à une autre en changeant de régime du sens. C’est la position de Lucien Febvre qui, dans son livre sur Rabelais, défend un déterminisme de l’époque : selon lui, Rabelais ne peut pas être athée parce qu’à son époque on n’est pas athée. C’est une certaine conception de l’histoire : les changements sont massifs et irréversibles. Jacques Rancière s’oppose à cette vue dans un numéro sur l’anachronisme de la revue Inactuel en 1996. Car il y a d’autres conceptions de l’histoire, comme celle de Walter Benjamin : chaque époque relit le passé, le reconstruit, le redéfinit. Le geste de la transmission comprend celui de la transmission du passé : le XVIIe siècle que l’on transmet aujourd’hui n’est pas celui de Lanson. Il faut considérer le devenir historique sous la forme d’un aiguillage, selon J. Rancière : le présent n’est pas un bloc où tout le monde vit à la même époque. Dans un présent, il y a de l’anachronie. Une autre image serait celle des cartes de marées : la marée n’est pas une ligne droite, mais elle est faite de courbes. On peut imaginer de cartographier le passé suivant des lignes, non pas droites, mais courbes.

Hélène Merlin-Kajman : Cela renvoie à Wittgenstein pour qui, tant que l’on comprend un mot, le mot « spectre » par exemple, c’est que quelque chose est transmis de l’expérience qu’il contient alors même que l’on croit que l’on ne croit plus aux spectres.

Stéphanie Burette : N’y a-t-il pas des textes qui nous restent fermés ? Peut-être faut-il reconstituer les manières historiques d’être affectés par les textes.

Jérôme David : Si l’on peut être affecté par certains textes, c’est parce qu’ils restent en lien avec notre époque. Il y a des textes qui restent illisibles. Il y a des manières historiques d’être affecté.

Brice Tabeling : L’opposition entre lecture du premier degré et lecture savante que vous nous avez présentée, quoique nécessaire pour le déploiement de votre argument, n’est-elle pas dépassée par vos conclusions ? Dans ma pratique, je ne suis pas sûr de faire une opposition entre ces deux lectures. Par ailleurs, si le caractère instituant détermine la lecture au premier degré, n’est-il pas également partagé par les interprétations professionnelles ? Même la lecture soupçonneuse des critiques modernes est une manière d’instituer un monde.

Jérôme David : Même les lectures au deuxième degré des critiques sont encore des lectures au premier degré. La pulsion qui conduit toute personne à devenir spécialiste de tel ou tel auteur est issue d’une lecture au premier degré, et il faut lui laisser sa place et sa possibilité d’instituer autrement le monde.

Linda Fares : La porosité entre ces deux lectures, du premier et du second degré, n’est-elle pas feinte dès lors qu’on théorise l’approche au premier degré ? N’est-on pas déjà dans la réflexivité qui empêcherait l’accueil ? Comment procéder ?

Jérôme David : Le but, c’est d’ouvrir un espace pour que la lecture puisse être une puissance instituante du monde. Est-ce que, si je réfléchis aux façons de croire, c’est déjà ne plus croire ? Mon but, c’est de faire en sorte que les études littéraires rendent à la littérature sa capacité à instituer un autre rapport au monde. Il ne s’agit ni de mimer le premier degré, ni de hiérarchiser les deux degrés, mais de rendre justice. Ainsi, j’ai essayé de conceptualiser ce qui, dans La Comédie humaine, m’a bouleversé au point de passer des années de ma vie à travailler dessus, à lire la bibliographie critique. Quelle est cette pulsion ? On construit une théorie, mais en s’exposant à ça.

Linda Fares : Pourquoi alors certains textes n’ont-ils pas cette puissance ?

Jérôme David : C’est effectivement relatif.

Stéphanie Burette : Je voudrais revenir sur le sens donné à la lecture savante : n’y a-t-il pas des lectures savantes non orientées vers l’enseignement ? Quand « tombe-t-on » dans la lecture savante ?

Jérôme David : Le but est de rapprocher la lecture savante d’une lecture ordinaire. Il faut conceptualiser la manière dont les textes nous affectent.

Virginie Huguenin : Dans ma pratique, il m’est difficile de faire une lecture au premier degré : ma lecture est toujours motivée par la critique. Pour moi, en littérature, l’émotion passe par la motivation critique, ce qui n’est pas le cas de mon expérience de la musique.

Jérôme David : Il y a plusieurs manières d’être affecté par la littérature et il faut savoir pourquoi on s’attache à des textes plutôt qu’à d’autres. Le but est de s’autoriser à nous demander ce qui nous affecte dans les textes.

Virginie Huguenin : Je vois pourtant une difficulté dans le projet de théoriser la littérature à partir de la lecture au premier degré, car la théorisation va nous en éloigner aussitôt.

Jérôme David : Il faut déplacer les outils que l’on a utilisés pour décrire la littérature en incluant l’expérience de lecture au premier degré

Claude Habib : Je trouve délicat de fonder l’enseignement sur la lecture au premier degré, car l’émotion personnelle est justement ce que l’on ne peut transmettre. Quand je transmets des informations historiques à mes étudiants, je sais au moins ce que je leur donne et je ne fais pas intrusion dans le for intérieur des étudiants. D’autant que l’émotion ne donne aucune compétence particulière.

Jérôme David : Il faut construire sur le premier degré, pas le transmettre. Par ailleurs, tout dépend du niveau d’enseignement. Dans le secondaire, il est possible de construire un enseignement de la littérature au premier degré en partant de la manière dont les élèves ont été affectés, puis on met en perspective ce qu’ils ont ressenti. On part de ce qui attache les élèves, ce qui suppose de ne pas penser que la vérité du texte se fait dans le dos des élèves.

Michèle Rosellini : Si l’on accepte de penser que chaque individu a capté quelque chose d’un texte, que construit-on avec ce matériau ? Il y a toujours un moment où on guide nos étudiants ou nos élèves selon notre vérité.

Jérôme David : Le but d’une analyse de texte est d’obtenir un consensus interprétatif. Il faut parier qu’avec ce type d’enseignement les élèves entrent dans un processus de questionnement et aboutissent à un consensus. Un dispositif didactique comme celui des cercles de lecture est propice à ce but parce qu’il change le rôle de l’enseignant qui se pose alors en arbitre et en garant d’une rigueur argumentative. Le groupe s’institue en une communauté interprétative à créer : on ne perd pas les outils d’analyse, mais on les met au service de l’élucidation d’une émotion ressentie face à un texte.

Hélène Merlin-Kajman : Il faut être attentif aux conséquences pratiques de la manière dont on accueille ou non les réactions des élèves. Néanmoins, ce que nous avons à transmettre aux élèves réside aussi dans le déplacement de leur propre lecture : ce qui suppose de les amener à prendre en compte non seulement la lecture des uns et des autres, mais aussi, de leur apporter un savoir, par exemple historique, comme ce qui représente l’épreuve du réel, ce qui limite la toute puissance de leur interprétation, fût-elle celle d’une communauté interprétative. L’enseignant, fort de sa compétence, peut ajouter des lectures possibles et rappeler que l’histoire existe. Le discours historique a alors pour fonction de représenter l’incarnation historique de tout un chacun, le fait que nous sommes historiquement, temporellement situés – mortels, donc.

Jérôme David : Le processus interprétatif compte plus que le résultat. Selon le niveau d’étude, on peut apporter des éléments plus ou moins complexes, « savants ». Cela reprend l’idée d’enquête, quand on étudie les textes, qu’avait développée Michel Charles : le texte n’existe pas en soi, il est une construction. Une fois qu’on est arrivé à une interprétation précaire, il faut compliquer cette interprétation précaire en ajoutant des éléments de complexité déstabilisant cette lecture.

Brice Tabeling : Dans ces formulations, il y a une position éthique : le refus de la position de surplomb interprétative et le droit de cité de la lecture première. Mais ne peut-on pas envisager une manière de prendre en compte la lecture au premier degré qui accepterait une forme de position de surplomb chez le professeur ? N’avez-vous pas « un problème avec l’autorité »?

Jérôme David: Je refuse en effet l’autorité comme position de surplomb : l’autorité légitime du professeur est celle qui favorise le développement de l’élève. Ainsi ces derniers sont des producteurs de sens, ce qui les place en position d’exercer une autorité sur leur propre vie.  Je ne partage pas du tout la « haine de la démocratie » dont parle Jacques Rancière dans son ouvrage du même nom.

Antonia Zagamé : Que pensez-vous des théoriciens de la lecture, qui distinguent plusieurs types de lectures, comme Bertrand Gervais et Vincent Jouve dans  L’effet personnage dans le roman ?

Jérôme David : Je veux, pour ma part, attaquer d’un point de vue théorique ce partage entre la lecture savante et la lecture ordinaire. Ce qu’il faudrait faire, c’est supprimer la distinction. Si l’on peut rendre ce passage poreux de manière historique, il faudrait aller plus loin et l’attaquer d’un point de vue théorique.

Antoine Pignot : En tant que jeune chercheur,je me sens dans un « âge ingrat » de l’incertitude d’une place entre la lecture au premier degré et la lecture du second degré : l’acquisition d’une compétence demande d’abord de faire l’effort de quitter la première...

Jérôme David : Il ne s’agit pas d’en rester à l’émotion face à un texte, mais de toujours l’expliciter afin d’ancrer la lecture savante dans une expérience de lecture.



[1] Rita Felski, « After Suspicion », Profession, 2009, p. 28-35.

[2] Hélène Merlin Kajman, « La zone hypnotique de la littérature », Versants, n° 57, 2010.

[3] Voir, sur ce point, mon article : « Sur un texte énigmatique de Pierre Bourdieu », A contrario, n° 2, 2006, pp. 71-84.

[4] Florence Dupont, L’Insignifiance tragique, Paris, Gallimard, 2001.

[5] Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Éditions du Seuil, 1999.

[6] Jacques Rancière : Le Partage du sensible : esthétique et politique, Paris, La Fabrique-éditions, 2000.

[7] Rita Felski, Uses of Literature, Oxford, Blackwell, 2008.

[8] Willard Van Orman Quine, Du point de vue logique. Neuf essais logico-philosophiques, trad. de l’anglais sous la dir. de Sandra Laugier, Paris, Vrin, 2003 [1953].

[9] Nelson Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, présenté et trad. par Jacques Morizo, Paris, Hachette, «Littératures», 1990 [1976].

 

 

Présents : Présents : Marie-Hélène Boblet, Marie Bolloré, Stéphanie Burette, Mathias Ecoeur, Linda Fares, Mathilde Fougère,  Bettina Ghio, Massoumeh Ghous, Catherine Gobert, Claude Habib, Virginie Huguenin, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Antoine Pignot, Tiphaine Poquet, Michèle Rosellini, Brice Tabeling, Antonia Zagamé.Marie-Hélène Boblet, Stéphanie Burette, Myriam Dufour-Maître, Mathias Ecoeur, Mathilde Faugère, Virginie Huguenin, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Antoine Pignot, Anne Régent-Susini, Jean-Paul Sermain, Brice Tabeling, Manon Worms
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