« Littéraires, de quoi sommes nous les "spécialistes" ? »

 

Ouverture du colloque par Hélène Merlin-Kajman 

Je voudrais remercier vivement, avant de commencer, l’EA 174 pour son soutien, puis vous donner quelques petites précisions et dire un mot de la raison de ce colloque. C’est un colloque qui a été organisé par François Cornilliat, Jérôme David, Lise Forment et moi-même au sens de la conception de son détail intellectuel, si je puis dire. Mais c’est un colloque qui est organisé par le mouvement de Transitions, ce qui fait qu’aucun membre de Transitions n’y participe : il n’y aura pas de contributeur de Transitions pendant le colloque à l’exclusion de Jérôme David. Il était prévu en effet que nous fournirions des pompiers de service en cas de défection dans les binômes, parce que pour les binômes, dans les sessions du matin, il faut être deux nécessairement. Nous avions convié Margaret Cohen, qui est professeure de littérature française et comparée à l’université de Stanford d’être parmi nous et spécialiste du XIXe siècle : elle n’a pas pu venir au dernier moment et c’est donc son équivalent, si je puis dire, du coté de Transitions qui va la remplacer.

[…]

Quelques mots maintenant sur le projet intellectuel de ce colloque. Dans L’Ordre du discours, Michel Foucault rangeait la discipline parmi les principes de contrôle et de limitation du discours, principe, disait-il, qui permet de construire des énoncés mais selon un jeu étroitement circonscrit. Nous avons beaucoup douté de toutes ces procédures de contrôle, de limitation, d’incitation du discours, depuis ces années maintenant lointaines où Foucault écrivait L’Ordre du discours. Aujourd’hui, il est peut-être temps de réfléchir à nouveaux frais sur : qu’est-ce que c’est qu’une discipline ? La nôtre, pas n’importe quelle discipline. Qu’est ce que c’est que notre discipline aujourd’hui ? Qu’en reste-t-il, si j’ose dire ? C’est une formulation peut-être pessimiste. Mais nous sommes là justement pour, au minimum disons, la soutenir (la question, la discipline). Et il me semble qu’il faut ajouter, à propos des disciplines, un fait important qui est que les disciplines ne se caractérisent pas seulement par une différence d’objet mais par une différence de rapport à leur propre pratique. Il me semble que la nôtre se caractérise par un rapport flou à sa propre pratique, un rapport ouvert, sans frontière stable. Si on la compare ne serait-ce qu’avec l’histoire, il me semble que nous n’avons pas, nous ne disposons pas, d’un livre comme celui de Marc Bloch, Apologie pour l’histoire. Comment et pourquoi travaille un historien, ouvrage publié de façon posthume par Lucien Febvre, qui lui avait donné un titre légèrement différent mais peut-être encore plus clair en 1949, Apologie pour l’histoire. Le Métier d’historien. A ma connaissance, personne n’a jamais écrit pour nous un livre qui s’appellerait « métier »… D’ailleurs, métier de quoi ? nous n’avons pas de nom de métier : la philosophie, on a les philosophes, l’histoire les historiens, la sociologie les sociologues... et la littérature, les littéraires : mais c’est vague ! Le mot est dans notre titre : « Littéraires, de quoi sommes-nous les “spécialistes” ? » : mais on remarquera que « les littéraires », ça ne correspond pas en fait aux philosophes, aux historiens, aux sociologues. Dans le cas de « littéraires », littéraire est un adjectif substantivé qui désigne des goûts, des penchants, ou bien un ensemble de métiers qui ne comprend pas que les spécialistes de l’étude de la littérature. Dans le Petit Robert, le littéraire, c’est un professeur de lettre, un étudiant en lettres ; et tout le monde connaît aussi l’ambigüité de ce mot de « lettres ».

Alors ce flou est une faiblesse possible ; mais cela peut être aussi une force paradoxale comme c’était apparu pendant le colloque d’octobre 2012, le colloque précédent que nous avions organisé, avec Transitions et qui s’intitulait « “Littérature” : où allons nous ? ». Je citerai Florence Dumora : « littéraire renvoie à quelque chose d’impropre, constitutivement impropre. Si on essaie de se cantonner au propre de notre discipline, on va avoir beaucoup de mal à dire ce qu’on fait et sur quoi. En revanche, si on admet qu’il s’agit de réfléchir d’abord à une sorte d’impropriété de l’application au discours, on pourra traiter d’un ensemble. C’est toujours par comparaison qu’on se définit comme littéraire. » Et je voudrais également rappeler ce que Michel Jourde disait, toujours lors de ce colloque : « quand j’emploie le mot littéraire, j’accepte l’idée qu’un lecteur quelconque puisse parvenir à nommer dans un texte ce que moi qui suis payé pour le lire n’y avait pas vu, ou ce que je ne suis  pas capable de nommer. »

Je voudrais simplement terminer ce bref mot d’introduction en citant Erich Auerbach, la fin de Mimesis : « Au demeurant il est bien possible que ce livre doive son existence précisément à ce défaut d’une grande bibliothèque spécialisée. Si j’avais été en mesure de m’informer sur tout ce qui avait été publié sur tant de sujets, je n’aurais peut-être jamais pu commencer à écrire. » Et encore Auerbach, cette fois dans l’introduction au Haut Langage : « il est impossible de rassembler toute l’individualité en une synthèse, il est peut-être possible d’arriver à la synthèse en développant l’individualité dans ses caractéristiques propres. Cette méthode consiste en ceci, trouver des points de départ ou des problèmes clés qui vaillent la peine qu’on se spécialise parce qu’à partir d’eux, un chemin conduit à la connaissance de vastes contextes de telle sorte que la lumière émise par eux illumine en même temps tout un paysage historique. »

Et enfin, un ensemble de deux citations, d’Auerbach et de Marc Bloch, deux citations qui sont très proches, mais je peux y lire une petite nuance peut-être importante. Les jours qui viennent nous le diront et ils nous diront certainement beaucoup d’autres choses. Les deux citations procèdent d’une sorte d’humanisme commun. Voilà la citation de Bloch, que j’aime beaucoup : « Le bon historien ressemble à l’ogre de la légende, là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier ». Et celle d’Auerbach : « ce que nous comprenons et aimons en une œuvre, c’est l’existence d’un homme, une possibilité de nous-même ». Alors on voit la différence de métaphore entre « flairer la chair humaine », et, dans l’autre texte, non pas flairer, mais « aimer », et quoi ? « une possibilité de nous-même ».

Un mot sur le dispositif : nos journées se partagent en deux moments : le premier moment est celui où des chercheurs vont confronter ou échanger en quelque sorte leurs spécialités. Nous avons donc demandé d’un côté à des chercheurs qu’on va dire confirmés, de l’autre côté à des chercheurs que l’on va dire débutants, de donner chacun un texte dont il peut se dire ou se considérer spécialiste ou sur lequel il a écrit ; et il va parler de la raison pour laquelle il peut se dire spécialiste ou pourquoi il a écrit de façon en quelque sorte autorisée sur ce texte. Et puis quelqu’un d’autre, son binôme, va intervenir sur le même texte en tant que non spécialiste. Cela, c’est une espèce de risque expérimental : nous remercions fortement tous ceux qui ont choisi de le prendre. Nous ne l’avons imposé à personne, vous pouvez vous en douter, donc nous les remercions chaleureusement. Et le débat : nous avons prévu des temps de débat très longs : donc c’est pour ca que les présidents des séances sont priés de faire leur travail de façon quasi-militaire afin que de façon non militaire nous puissions débattre très largement en nous focalisant bien sûr sur cette question de la spécialité. Et puis donc l’après-midi, chacun, toujours jeunes chercheurs, et chercheurs confirmés, va prendre la même question de façon plus théorique, enfin sans le support d’un texte concret. Je crois que j’ai à peu près fini.

[...]

Nous pouvons commencer.

 

 




Mercredi 25 juin 2014 : première demi-journée
 

 

Transitions

19/03/2016

 

 

Géométrie variable (1) - Présidence de séance : Catherine Coquio


Emma Gilby, commentaire d'un extrait du Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire de Corneille et d'un extrait du scénario adapté de La Comédie humaine par Malraux et Eisenstein

Jean-Louis Jeannelle, commentaire d'un extrait du Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire de Corneille et d'un extrait du scénario adapté de La Comédie humaine par Malraux et Eisenstein

Guillaume Bridet, commentaire d'un extrait des Mémoires de Saint-Simon et  d'un extrait de L'Âge d'homme de Michel Leiris

Marc Hersant, commentaire d'un extrait des Mémoires de Saint-Simon et d'un extrait de L'Âge d'homme de Michel Leiris






Comment sort-on de l'explication de texte ? (1) Présidence de séance : Hall Bjørnstad

André Bayrou, commentaire de l'épître de Marot à M. Bouchart et d'un extrait des Conversations d'Émilie de Louise d'Épinay

Jeanne Chiron, commentaire de l'épître de Marot à M. Bouchart et d'un extrait des Conversations d'Émilie de Louise d'Épinay 




Discussion autour de la session « Géométrie variable » :

 

                                                

Plan de la discussion

00:00 Catherine Coquio  –  Remarques sur cette première table ronde : apparition d’une phénoménologie de la lecture en non-spécialiste et des pratiques de spécialistes. Une table ronde des coups de théâtre.
Points de discussion possible :
-la contextualisation et l’anachronisme chez le spécialiste et le non-spécialiste
-le choix de l’objet : entre investissement affectif, reconnaissance du texte pour sa valeur et construction de gain symbolique
-le goût pour les textes et l’affirmation de la beauté, de la « délicatesse d’écriture »
-le rapport à la mort et aux morts dans les textes du point de vue de la belle mort comme de la fidélité aux morts
-la tension ou l’alternative dans la spécialisation entre le réflexe du savoir et le risque de penser. Etre spécialiste, est-ce produire du savoir nouveau ou faire entendre « sa musique » (G. Bridet), son goût singulier ?

Réactions des intervenants

07:48 : Jean-Louis Jeannelle – Sur les différences de réactions entre les deux binômes et intérêt du décloisonnement séculaire

10:07 : Emma Gilby – Sur les liens entre les textes et notamment l’usage du vocabulaire de Corneille pour parler du scénario de Malraux/Eisenstein. De l’intérêt du questionnement sur le don artistique chez Leiris

12:09 : Marc Hersant –  Sur l’intérêt de la lecture du non spécialiste, notamment en ce qui concerne l’identification de la figure féminine chez Saint-Simon. Sur le rapport au père dans le texte de Leiris et dans le commentaire.
Sur la tâche du spécialiste : zone de production d’un savoir inédit ou  « creuser un sillon », approfondir aussi dans répétition. Concevoir la part de ressassement dans la pensée. Hostilité face à idée que le producteur de savoir est un producteur d’inédit, il s’agirait d’une logique économique appliquée à la recherche

14:31 : Guillaume Bridet – Sur son binôme  avec Marc Hersant et la part d’affectif qui apparaît dans le rapport au texte. Il faut relier la question de la fidélité au père à celle de l’interprétation comme fidélité au texte,  comme rapport à interprétation et tradition. Qu’est-ce qu’une authentique fidélité au texte ? au père ?

Discussion avec la salle 

16:35 : Hélène Merlin-Kajman –  Remerciements aux intervenants. Frappée par le caractère allégorique des textes et le rapport qui se crée entre le choix des textes et la spécialisation. Les textes n’illustrent pas un siècle mais un rapport à conception de spécialisation qui dépasse les siècles, une musique particulière propre au chercheur et non au siècle. La spécialisation peut ne pas seulement donner de la valeur symbolique mais aussi la nier (exemple d'Alain Buisine et de Maupassant). Question sur le hasard dans la recherche, rôle de la contingence montré par Emma Gilby.

21:15 : Xavier Garnier – Qualifie les intervenants de « Géométrie variable » de « cobaye ». Sur l’imprévisibilité de l’expérience.
Etre non spécialiste d’un texte peut être : être spécialiste d’autre chose et se demander ce qu’on peut en tirer ou être non spécialiste radical comme Marc Hersant, paradoxalement « lecteur modèle » de Leiris.
Sur l’investissement affectif. Introduire une différence entre l’amateur et le spécialiste : la reconnaissance de l’institution et l’intériorisation de l’institution fabriquent le spécialiste.

24:43 : Réactions de Jean-Louis Jeannelle, Marc Hersant et Catherine Coquio

28:26 : Alexei Evstratov – Sur un point commun des textes étudiés : leur statut littéraire est problématique. La spécialisation comme mise à l’épreuve du caractère littéraire du texte à travers des régimes différents de lecture. Quelle institution derrière cela ?

31:59 : Réactions de Marc Hersant et Jean-Louis Jeannelle

36:35 : Guillaume Bridet  Retour sur l’opposition entre sciences humaines opposées à littérature et l’application des sciences humaines à littérature. Sur la notion de reconnaissance et la différenciation entre reconnaissance du chercheur et reconnaissance de l’œuvre. Le recouvrement problématique de la grande œuvre et du grand chercheur.
Sur le changement du canon. Le canon du XIXe siècle a basculé dans le passé pour l’étudiant, succès de l’ultra-contemporain. Tension pour l’enseignant/directeur de recherche entre le déjà fait et le « pas à faire »

38:55 : Maxime Perret – Sur l’intérêt de la non-spécialisation et de la position qu’elle permet  et notamment sur l’intérêt  de lire Saint-Simon avec yeux de XVIIemiste, le déplacement que cela permet

40:59 : Réaction de Marc Hersant

42:30 : André Bayrou – Sur l’implication de l’affect dans la définition de la spécialité et la différence récurrente entre corpus et « auteur de cœur » notamment dans thèse. En assumant la spécialité doit-on laisser affect de côté ? Si oui, est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

43:56 : Réactions de Marc Hersant et Jean-Louis Jeannelle




Discussion autour de la session « Comment sort-on de l'explication de texte ? » :

 

Plan de la discussion

00:00 :  Hall Bjørnstad – Une table ronde qui montre un modèle de transmission fondé sur le « nous », sur le lien entre jeunes chercheurs et chercheurs confirmés.
Frappé par la conscience de publics différents ainsi que par la tendance à mobiliser des contructions hypothétiques : « si je parle en tant que spécialiste ». L’explication de texte est présente mais mise en distance notamment en tant que situation préétablie : son usage est toujours problématique.

1:18 : Hélène Merlin-Kajman – Remerciements et intérêt du rappel des liens entre spécialisation et enseignement. Retour sur le titre de la session : « Comment sort-on de l’explication de texte ? » et le lien entre spécialisation et sortie de la pratique de l’explication de texte à la française.

3:00 : Laurent Dubreuil –  Sur les deux sessions. Sensible au lien fait entre amateur et spécialisation mais rattache plutôt le terme de spécialiste à un processus de professionnalisation de l’amateur. Appel par ailleurs à la « dés-agrégation » de la recherche littéraire.
Sur le discours hypothétique « si je m’exprimais en spécialiste... » et la connexion entre spécialiste et description,  comme si le spécialiste était celui qui décode. La spécialisation est-elle en charge de ce qui précède l’interprétation ? Cesse-t-on d’être spécialiste quand on interprète ?

6:15 : Jérôme David – Lien entre l’exercice de l’explication de texte et l’évaluation. Sortir de l’explication de texte, c’est sortir de l’évaluation, se placer dans autre régime de la preuve et ainsi  devenir spécialiste. Faire le lien entre spécialité et théorie de la littérature : on est spécialiste à l’horizon d’une théorie de littérature. Les interventions d’André Bayrou et de Jeanne Chiron font du spécialiste de littérature le déchiffreur d’équivoque, la théorie en action est que le texte est le fruit de l’action équivoque d’un écrivain
Y a t-il des spécialisations incommensurables en fonction de théories opposées de la littérature ?

9:20 : Réactions d’André Bayrou et de Jeanne Chiron

14:25 : Alexei Evstratov –  Sur les dangers de l’émotion malgré son importance : crée du non-négociable et de la communauté. Dans le cas de l’enseignement, l’émotion est portée par l’enseignant en position d’autorité. La valeur amène le risque de l’essentialisation et institutionnalisation.

16:33 : Réaction d’André Bayrou

17:39 Mathilde Bombart – Question à Jeanne Chiron sur sa pratique d’enseignement et la création de dialogues avec des étudiants.  Sur l’« ambition littéraire »  de Louise d’Epinay et l’absence de nécessité de justifier l’étude du texte en le qualifiant de « littéraire ». Sur l’explication de texte, ses limites, découpage et isolement  problématiques, mais aussi son intérêt, l’attention au micro-textuel,  à l’analyse rapprochée.

20:31 :  Réaction de Jeanne Chiron

24:10 : Katie Chenoweth – Point de vue étranger sur l’explication de texte et remarque sur l’épitre de Marot : on pourrait lire ce texte comme la demande à M. Bouchart de devenir spécialiste de Marot, de sortir de l’explication de texte. Marot l’appelle à la lecture, lui demande de « devenir ami ».

25:50 : Xavier Garnier – Sur l’intérêt de réfléchir sur explication de texte pour le spécialiste et le non spécialiste. L’exercice est constitué d’hypothèses de lecture et de remarques techniques qui prouvent l’hypothèse. Or le travail du spécialiste se situe dans l’émission d’hypothèses et dans l’autorité, c’est pour cela que les spécialistes ne passent pas par la technicité et la preuve pour la validation (cf commentaire d’André Bayrou). 

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