n° 1 - H. Merlin-Kajman, Littérarités, convivialités, civilité : pour lancer la réflexion

  

Littérarité n° 1

 

Préambule

Associer la réflexion sur la civilité (ou, de façon plus générale la convivialité) à la réflexion sur la littérarité : le nouveau projet auquel Transitions se propose de donner corps à partir d’aujourd’hui est un projet qui peut prêter à tous les malentendus. Mais notre conviction est qu’il est grand temps de prendre ce genre de risque, sans pour autant abandonner une seule minute notre vigilance critique. Les malentendus forcent à s’expliquer, c’est-à-dire à réfléchir et à débattre. C’est là, depuis la création de notre mouvement, notre but principal.

Pourquoi ce projet se prête-t-il à « tous les malentendus » ? Parce qu’il risque d’attirer deux réactions immédiates de rejet.

La première repoussera ce qui sera considéré comme une régression en matière de critique littéraire : « Comment ! vous voulez revenir à une critique de “contenus” ! En commentant des extraits de texte qui mettent en scène des relations, des situations amicales, civiles ou inciviles, familières, déférentes, etc., vous voulez à nouveau faire entrer la littérature dans les moeurs, la rendre utile, la mettre au service d’une morale ! »

La seconde réprouvera que nous voulions nous pencher sur la civilité : « Voulez-vous faire le lit de la droite ou de l’extrême-droite ? Défendre la distinction bourgeoise, voire son dernier sinistre rejeton, la courtoisie ? Trahir la cause du multiculturalisme ? Ne plus prôner la révolte ? Nous faire croire que l’agressivité qui éclate ici ou là n’a pas de bonnes causes, des causes sociales, économiques, politiques, contre lesquelles il faut lutter de toutes ses forces ? Ne voyez-vous pas que le motif de la civilité, qui cache mal la dénonciation facile des « incivilités », vise à en détourner ?  »

- Calmez-vous, calmez-vous, répondrons-nous avec sympathie. Vos interrogations sont les nôtres : elles nous agitent aussi. Il ne s’agit pas pour nous de les oublier une seule minute. Mais il s’agit de ne plus nous y arrêter. Il s’agit de ne pas nous laisser intimider par l’état des discours, et d’avoir l’audace de tenter une sortie pour dépasser les apories auxquelles ces questions, si elles devaient interdire la réflexion, nous condamneraient.

Pour introduire notre projet, je voudrais vous proposer une réflexion personnelle, qui apparaîtra d’abord comme un détour. Ce détour consiste à se pencher sur le point d’intersection entre littérature et sociabilité : le langage en tant qu’il fait lien. Aux XVIe et XVIIe siècles, ce point d’intersection avait du reste un nom : conversation. Car avant de signifier un art de parler ensemble, le mot désignait le simple partage de la vie, son usage en commun : c’était le versant non-politique des relations humaines, ce que nous appelons aujourd’hui le « vivre-ensemble ». Mais les travaux de Marc Fumaroli ont donné à ce terme une signification par trop irénique. Je préfère donc aborder la question du lien langagier par un terme, et une expérience, qui nous éloignent apparemment de la convivialité, mais qui nous rapprochent sans doute plus clairement de la littérarité telle que nous voulons l’explorer et des enjeux philosophiques de la question du lien :  la plainte.

 

 



Littérarités, convivialités, civilité : pour lancer la réflexion

 

Hélène Merlin-Kajman

10/10/2014
                                        

  

1. Enjeux philosophiques : la plainte

Le dictionnaire de Littré définit la plainte comme des « paroles et cris par lesquels on exhale sa peine » : la définition fait de la plainte l’expression d’un sujet, de son sentiment ou de son émotion. Mais en 1690, le dictionnaire de Furetière en donnait une définition plus curieuse : « Témoignage de douleur ou d'affliction qu'on rend extérieurement. » 

Ici, la plainte est associée au témoignage. Pour qu’il y ait plainte, il faut donc le concours de trois instances en même temps : un être vivant qui manifeste sa douleur, un être humain qui l’entend ou qui pourrait l’entendre ; et une sorte de scène qui relie les deux instances précédentes en faisant résonner la parole ou le cri de douleur comme une demande de secours, d’aide ou de réconfort.

L’expression de la souffrance ne suffit donc pas à constituer une plainte. Les animaux ne se plaignent que dans un monde humain où on leur porte secours quand on ne les abandonne pas à leur sort. La plainte n’est pas audible sans le présupposé d’un lien conscient d’entre-aide entre êtres souffrants, c’est-à-dire sans le présupposé que l’un manque de l’autre. La réponse est en quelque sorte antérieure à l’appel : sans la réponse, pas d’appel. Entendue comme une demande de lien, ou comme un lien en souffrance, la plainte surgit peut-être d’une menace de déliaison, d’une menace traumatique. Elle présente des réalisations d’une extraordinaire variété, du gémissement animal à la plainte judiciaire en passant par la plainte élégiaque et la revendication politique : si on veut l’embrasser dans la totalité de ses manifestations, il faut croiser des perspectives neuro-biologiques, éthologiques, rhétoriques, linguistiques, juridiques, anthropologiques, historiques.

On sait qu’Aristote a étroitement articulé la définition de l’homme comme animal politique à celle de l’homme comme animal doté du logos. Si l’homme partage avec l’animal la phonè, la voix, par laquelle se marquent la peine et le plaisir, il est le seul à pouvoir, au moyen du logos, « manifester l’avantageux et le nuisible, et par la suite le juste et l’injuste », notions qui fondent le lien politique selon Aristote. Mais plus loin, il exclut de la cité les esclaves, les femmes et les enfants, qui, parce qu’ils détiennent imparfaitement le logos, se trouvent repoussés du côté de la phonè.

Le philosophe Jacques Rancière déduit de cette définition d’Aristote que l’homme est un « animal littéraire ». Il appelle « partage du sensible » ce système politique de formes a priori : d’un côté, le partage du sensible renvoie à un « commun partagé », les hommes étant tous animaux doués du logos ; de l’autre, le gouvernement de la polis institue un partage inégal de « parts exclusives », car les dominants réputent les dominés incapables de déterminer le juste et l’injuste, c’est-à-dire incapables de faire beaucoup plus qu’exprimer des sentiments de plaisir et de peine comme les animaux. Aux yeux de Rancière, être un animal littéraire et être un animal politique (ou un animal civil, au sens étymologique de ce terme, longtemps doublon du précédent en français) ne font qu’un.

Or, la plainte dérange l’opposition entre la phonè et le logos (opposition qu’on retrouve sous une forme ou sous une autre dans la plupart des théories du langage) : de même que l’esclave, la femme ou l’enfant est une transition entre l’animal et l’homme, de même la plainte est une transition entre la phonè et le logos. Mieux : toujours à la fois phonè et logos. C’est donc une transition en un sens quasi-ontologique : elle fait boiter les catégories, les classifications. Si la plainte se situe sur tout le spectre sémiologique qui va de la phonè au logos, c’est peut-être que les concepts de phonè et de logos, tout comme le concept de « commun partagé » ou de « distribution de parts distinctes », peut-être même le politique, occultent la question originaire du lien.

Tout contre le politique, mais en quelque sorte antérieurs à lui et plus englobants que lui, les liens langagiers touchent à deux espaces de manifestation : la littérature d’un côté ; la convivialité de l’autre. Il y en a d’autres, la religion par exemple. Mais ce sont ces deux espaces de déploiement des liens que nous voudrions interroger l’un par l’autre, parce qu’ils ont des points d’intersection qui les éclairent : la plainte en est un exemple ; la conversation, un autre ; ou encore, le banquet étudié par Florence Dupont - même s’il est évident qu’ils sont loin de se recouvrir [1]

2. Enjeux anthropologiques 

Il n’est pas aisé de définir ce que c’est qu’un lien. Au terme d’une longue évolution culturelle et politique qui passe par le nominalisme, la démocratie a, d’une part, développé le social (cf. travaux de Jacques Donzelot) qui organise une partie de la solidarité sociale sans nous mettre directement à contribution. D’autre part, elle nous identifie comme des citoyens égaux un par un et dotés de droits individuels imprescriptibles (en principe). Nous pensons la plupart du temps le lien comme ce qui lie deux individus préexistant à lui. Le modèle du contrat joue à plein : nous y entrons librement et nous pouvons le dénoncer ou le rompre sans altération de notre identité.

Pourtant, si l’on examine ce qu’est l’identité, le caractère originaire de l’individu s’obscurcit. Le nom que je porte n’est mien que parce que je l’ai reçu : je me nomme X parce que j’ai été nommé(e) X, non seulement déclaré(e) devant l’Etat civil, mais encore parce que des voix, en m’appelant et me désignant par mon nom (mon prénom du moins) m’ont ainsi fait surgir dans le langage avant que je m’approprie le pronom de première personne du singulier (pour les langues occidentales). Il est bien possible, du reste, que le cri de détresse du nourrisson ne puisse devenir un appel que parce qu’il a d’abord été entendu comme une plainte dans les parages d’une telle nomination : les adultes qui ont soin de lui lui répondent non seulement en subvenant à ses besoins, mais encore par des gestes et des paroles d’apaisement où son nom joue bien sûr un rôle important.

Il est remarquable que le nom propre reste une énigme linguistique : les dernières recherches le définissent comme un objet en partie extra-linguistique : une propriété du sujet. Cette solution ne fait que renforcer l’énigme de l’identité. Car ce bien n’est propre que parce qu’il a d’abord été donné et reçu : mon identité noue mon individualité à un « autre ». L’identité de chacun est l’effet d’un lien. Mais l’évidence phénoménologique de l’individu, doublée des formes juridico-politiques des droits de l’homme, en rend difficile la conceptualisation.

Certes, il n’est pas rare que des chercheurs fassent du lien le point de départ de leur réflexion. D’une part, les théories du symbolique (qu’elles soient linguistiques, anthropologiques, philosophiques ou psychanalytiques) ne manquent pas de rappeler l’étymologie du mot « symbole » qui vient du verbe symbollein signifiant « joindre », « échanger ». Cependant, l’histoire du tesson de poterie cassé en deux pour constituer un signe de reconnaissance entre deux commerçants (chacun en gardant un morceau) est emblématique d’une hésitation dont les diverses directions des théories témoignent : si le symbole est bien la liaison, la réunion des deux parties brisées, son existence n’en résulte pas moins d’une intention signifiante, d’une convention entre deux individus séparés qui ont brisé le tesson pour le constituer en signe de leur lien.

Par ailleurs, anthropologues et sociologues rappellent régulièrement que la distinction individu/collectif ou individu/société manque de pertinence. Mais le fonctionnalisme durkheimien d’un côté, qui pense l’individu comme fonction dans un système (ou organe dans un organisme), et la sociologie bourdieusienne de l’autre, pour laquelle l’habitus individuel résulte d’une sorte d’incorporation du système des forces dans un champ social déterminé et qui traite tant le contrat que le symbolique comme des illusions dissimulant des rapports de pouvoir, ne peuvent déboucher sur une prise en compte des liens en tant que tels. Les relations y sont en effet conçues comme des relations logiques, instituées et/ou quasi-physiques, entre des éléments qu’elles hiérarchisent, distribuent, ordonnent voire aliènent. Avec son concept de « face », la théorie goffmanienne des rites d’interaction, qui semble se donner les relations pour premier objet d’analyse, les conçoit cependant d’abord comme des relations entre individus partageant des grammaires, des codes, selon le schéma question (ou problème)-réponse.

Avec sa théorie du complexe d’Oedipe d’un côté et du transfert de l’autre, la psychanalyse est certainement la discipline qui a envisagé le plus radicalement la question du lien : le sujet, clivé, naît de la désaide initiale du nourrisson qui le fait dépendre à la fois de la « mère » secourable et de l’ordre symbolique. Mais tout structuré qu’il soit comme un langage selon Lacan, l’inconscient n’en reste pas moins individuel : le lien dont le sujet résulte se lit surtout à travers les productions du patient (rêves et associations).

Pourtant, dès les années 1930, le sociologue Norbert Elias soulignait que « [l]’individu n’est pas un commencement, et [que] ses relations avec les autres n’ont pas de commencement ». Et étrangement, pour illustrer ce fait, il passait par l’exemple de la conversation, dont chaque élément « n’est issu ni de l’un ni de l’autre des interlocuteurs pris isolément, mais naît précisément du rapport entre les deux et veut être compris ainsi » :

[D]e même chaque geste, chaque comportement du nourrisson n’est ni le produit de son « intériorité » ni le produit d’un « environnement », ou le produit d’une interaction entre son « intériorité » et son « environnement » qui existeraient à l’origine séparément l’une de l’autre ; chaque geste du mouvement est fonction et répercussion de relations – comme la forme du fil à l’intérieur d’un filet [...]. 

Cette métaphore du fil et du filet l’amène alors à conclure que notre « identité » résulte d’« un réseau permanent de besoins, une perpétuelle alternance de désir et de satisfaction, de prendre et de donner. [2] »

Il est loin d’être indifférent que le propos se termine sur « prendre et donner ». Même si, à ma connaissance, Norbert Elias n’a jamais établi lui-même ce rapport, et même si, depuis ces lignes, de nombreuses études permettent de mieux circonscrire la question du « comportement du nourrisson », c’est en effet l’anthropologie du don qui fournit le meilleur point de départ pour penser la question du lien.

Il revient à Marcel Mauss d’avoir le premier identifié « l’économie du don » et d’avoir tenté d’en analyser la spécificité à l’aide d’une notion empruntée à la langue maori : le hau nomme ce qui, dans le don, rend obligatoire de donner en retour, le moteur, à l’origine inconnue, qui confère au don son mouvement infini, et qui, pour cette raison, lie. 

A la vérité, depuis les analyses de Mauss, les interprétations du don sont en débat [3]. Notons simplement une caractéristique essentielle du don : il échappe au principe d’identité. Car l’objet de don emmagasine quelque chose du donateur qui, en le lançant vers l’autre, se joint à lui et lui laisse une partie de soi en dépôt (mais une partie de soi elle-même « autre », elle-même reçue). C’est le même boitement que celui que nous avons rencontré dans la donation du nom propre. 

Cependant, le rapport entre langage et liens ne sort pas immédiatement éclairé par la structure symbolique réciproque du don.

3. Enjeux linguistiques

 La linguistique se débat actuellement avec l’héritage de Saussure et la coupure langue/parole qu’il a instituée, coupure qui prend aujourd’hui la forme radicale d’une quête du « gène du langage » : pour les cognitivistes, le système de la langue serait le résultat d’une programmation neurologique. Voici qui nous éloigne radicalement du lien (sauf à bricoler des explications par les neurones miroirs). 

Les « pères fondateurs » de la linguistique (Jakobson, Benveniste...) ont très vite révisé cette coupure pour intégrer des aspects de la parole dans le système de la langue. Pour Jakobson par exemple, les six fonctions du langage se différencient par le mode de contact qu’elles établissent entre les interlocuteurs : mais celle qui a en charge le maintien du contact lui-même, la fonction phatique, apparaît aussi comme une fonction pauvre et plutôt marginale, voire frivole (le bavardage). De leur côté, la linguistique de l’énonciation, souvent appuyée sur des concepts goffmaniens, et la pragmatique, avec leur théorie des actes de parole et du performatif, ont insisté sur le « faire » plus que sur le lien. Aussi sophistiquées que soient ces approches, elles n’en postulent pas moins que la langue offre au locuteur (toujours agent) un répertoire d’actions (plus encore que de relations) dans lequel il puise pour exercer sur autrui une sorte de pouvoir. Comme la rhétorique et l’analyse des discours, la pragmatique débouche sur une conception des relations individuelles en vertu de laquelle celui qui détient la parole, locuteur, orateur ou auteur, l’exerce pour manipuler son interlocuteur ou son destinataire.

 Du point de vue de ces théories, la plainte serait un acte de parole doté d’une force illocutoire, voire perlocutoire, spécifique. Mais ce qui précède suggère plutôt que sa performativité provient de la réponse : il est notamment difficile d’attribuer un acte de langage à l’animal que nous entendons se plaindre et auquel nous portons secours.

La linguistique est en outre tributaire d’une théorie du signe. Aussi incontournable (et complexe) qu’en soit le concept, le signe n’est pourtant pas la meilleure entrée pour penser le lien. Il suffit de se souvenir que pour Benveniste, il n’y a pas de signe transsystématique, pour mesurer les impasses où se trouve la sémiologie pour saisir le lien. Il faut sans doute remonter aux théories scolastiques concernant l’efficacité sacramentelle, ou encore aux spéculations sur la magie, pour rencontrer des essais de théorisations du lien.

4. Enjeux littéraires

Du côté de la littérature, la question du lien a été marginalisée par sa définition autotélique ou autoréférentielle, qui a nourri les approches herméneutiques (lesquelles ont du moins le mérite de poser une relation interprétative entre le lecteur et le texte voire l’auteur), structuralistes, puis sociologiques (la sociologie bourdieusienne des champs), tandis qu’aujourd’hui est né un courant de stylistique historique qui affirme l’existence, depuis 1850, d’une langue littéraire spécifique  [4]. Quand les analyses se penchent sur les textes en les soustrayant à ces approches, elles se tournent généralement vers la rhétorique ou vers l’analyse du discours : on retrouve alors les mêmes impasses que celles que l’on a présentées à propos de la langue.

Dans un texte programmatique écrit en 1989, Claude Reichler passait en revue les diverses positions critiques d’alors et proposait un changement d’échelle pour aborder la question de la définition de la littérature : « Pour ma part, j’invoque une “définition anthropologique de la littérature” qui permettrait de mettre en lumière la place occupée par celle-ci dans l’ensemble des représentations formant lien entre les individus et le groupe. » [5] Il proposait ainsi de ne pas considérer la littérature comme un langage à part, ni de l’analyser dans l’ensemble des « discours » ou des productions rhétoriques, mais de la replacer dans l’ensemble des phénomènes représentationnels que, dans la suite de son analyse, il appelait « symboliques ».

Ce programme, qui a été trop peu suivi, n’a rien perdu de sa pertinence. Mais l’ambition de Transitions est d’opérer quelques déplacements par rapport à lui.

D’abord, il convient de partir d’un point de vue à la fois moins large et plus large, ne serait-ce que pour contourner le désaccord des chercheurs, aggravé depuis ces lignes écrites par Claude Reichler, sur la question de la définition de la littérature et de sa spécificité - de sa littérarité.

Un point de vue moins large : si l’on reprend l’exemple de la plainte, celle-ci correspond à un sous-genre de la poésie, ou à un passage lyrique dans une tragédie, ou à un sous-genre du genre épistolaire, etc. : elle ne caractérise pas la littérature en général, mais certains aspects de celle-ci, toutes époques confondues.

Un point de vue plus large : en continuant avec l’exemple des plaintes littéraires, on voit qu’il convient de les replacer dans le phénomène envisagé comme lien langagier, c’est-à-dire dans l'ensemble des plaintes extra-textuelles. Ce n'est pas directement du réel que la littérature s'empare, mais du langage ; cependant ce n'est pas le langage pur dont elle s'empare, ni seulement des discours : mais elle s'empare de langages socio-émotionnels, des langages déjà investis esthétiquement (au sens large de ce terme) avant son propre investissement esthétique sur eux.

Il faut donc envisager le lien langagier non seulement à partir des concepts de discours, de représentation ou de symbolique, mais aussi à partir du partage émotionnel activé par tel ou tel style socio-émotionnel ; sans perdre de vue la mésentente et le différend, voire la menace de la déliaison (traumatique, sociale, politique...) qui hantent tous les liens.

5. Conclusion

C’est pour donner toute sa place à la menace de la déliaison que je suis partie de la plainte. Parions que les formes de la convivialité tournent autour d’elle. Au minimum, remarquons qu’aujourd’hui, une plainte se fait entendre, une plainte qui demande du lien : de la civilité, du respect, etc.

Il se trouve qu’au même moment, une autre plainte se fait entendre, qui dit que nos sociétés ont tout transformé en marchandise ; raison pour laquelle notamment la littérature aurait cessé d’organiser la culture des démocraties.

Ce sont ces différentes plaintes, qui se résument en une crise de l'humanisme, que nous souhaiterions entendre, et transformer.


[1] Cf. ici même l’article de Gérald Sfez dialoguant avec Marcel Hénaff, « La beauté n'en veut rien savoir ».

[2] Norbert Elias, La Société des individus, Agora Pocket, 1997, p. 71-72.

[3] Cf. ici même, James Siegel, False beggars I.

[4]  Cf. les travaux de Gilles Philippe.

[5] Claude Reichler, « Avant-propos », dans Claude Reichler (éd.), L’Interprétation des textes, Paris, Minuit, 1989, p. 2-5. 

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