n° 9 - J. Giot, À propos de “La Princesse de Montpensier” (Séminaire de Transitions, 30 mars 2019)
Littérarité n° 9
Préambule
Il est dans La Princesse de Montpensier un personnage extraordinaire parmi les extraordinaires : Chabannes. C'est lui qui a retenu l'attention de Jean Giot, qui a la générosité de partager avec nous une note lumineuse, née de sa lecture de Lafayette et du dossier constitué sur notre site en vue d'une table ronde ayant eu lieu le 30 mars 2019 (voir, dans cette rubrique, l'article d'Hélène Merlin-Kajman et la conférence de ma main, mais aussi dans nos « Fragments » deux saynètes, d'André Bayrou et Sarah Nancy).
Il ne faut pas s'y tromper : Jean Giot lit en lecteur non spécialiste, en lecteur sensible – ce sont ses mots –, mais aussi en lecteur héritier de ce que le structuralisme a de meilleur. En déployant l'agencement textuel qu'il repère dans la nouvelle, il touche au cœur : au cœur de ce qui fait notre surprise et notre intérêt face à ce personnage invraisemblable qu'est Chabannes, au cœur de celui qui lit ce commentaire et que tant de finesse impressionne. Un partage transitionnel des textes passés ne se confond pas avec une lecture actualisante, disait Hélène Merlin-Kajman ; un partage transitionnel peut aussi se dessiner hors des chemins balisés par le principe d'identification ou l'appel à l'empathie. Ce trajet bondissant d'hypothèse en hypothèse, ce parcours de lecture qu'ouvre pour nous Jean Giot, et qu'on suit volontiers, en est un exemple précieux.
L. F.
Jean Giot est professeur émérite (linguistique générale et linguistique française) de l'université de Namur (Belgique).
À propos de La Princesse de Montpensier
(Séminaire de Transitions, 30 mars 2019)
Jean Giot
06/04/2019
0. La présente note requiert indulgence. Elle n'émane ni d'un spécialiste de Madame de La Fayette, ni d'un dix-septiémiste, ni d'un historien de la littérature. Mais d'un lecteur sensible à la beauté de la langue chez Madame de La Fayette, et qui a trouvé intérêt aux réflexions tenues au séminaire de Transitions et au dossier qui l'a précédé.
Le présent texte n'a pas vertu d'affirmation. Il ébauche, au lendemain du séminaire, une hypothèse de lecture d'une œuvre, littéraire en ce qu'elle atteste un travail d'écriture transmissible comme invite à un travail de l'émotion et de la pensée.
Cette hypothèse procède dans l'immédiat d'une association entre une proposition d'Hélène Merlin-Kajman, selon laquelle la nouvelle offrirait une expérience d'agencement textuel, et le repérage, dans la diversité des contributions écrites au dossier préalable au séminaire (sur le site de Transitions), de la place singulière, dans la nouvelle, du comte de Chabannes. (Nouvelle : soit une écriture concentrée, nerveuse, sans être précipitée.)
Par définition, cette hypothèse exclut un examen – lequel de toute façon resterait hors nos compétences – de conditions externes au texte, de quelque ordre qu'elles soient. Évidemment, rien n'empêcherait un spécialiste qui aurait accepté une éventuelle pertinence de l'hypothèse d'interroger plus avant l'ensemble de l'œuvre de l'écrivain, voire d'en interpréter les constructions narratives en d'autres termes, p.ex. psychologiques ou biographiques – tous champs par principe de limitation non envisagés ici.
1. Le commencement et la fin en constructions inverses. Deux pages introduisent, avec le cadre historique (selon la représentation qu'on donne alors d'un tel moment), les personnages : la princesse de Montpensier, le duc de Guise, le prince de Montpensier – c'est-à-dire qu'y sont mentionnées leurs relations (affront, liaison, convenances, stratégies sociales (ils cachèrent leur intelligence avec beaucoup de soin) et familiales (on travailla à cette affaire)) – sur fond de politique et d'honneur de grandes Maisons. Mention particulière est faite de la haine inextinguible du prince de Montpensier. Sitôt après ces personnages, entre en scène le comte de Chabannes dont, dans ce contexte, deux choses singulières sont dites : l'une de l'ordre de sentiments hors calculs (sensible à l'estime et à la confiance – d'un esprit fort sage et fort doux), l'autre de l'ordre d'une (soupçonnable) aberration politique (il abandonna le parti des Huguenots – ce changement de parti n'ayant d'autre raison que l'amitié). Ainsi est-il caractérisé de façon plus substantielle, c'est-à-dire tout autrement, que les autres protagonistes.
Deux pages concluent, dans le contexte historique de la Saint-Barthélemy, selon un ordre inverse : d'abord le comte de Chabannes, qui est mort, puis les personnages, qui sortent de scène. Mention à part toujours pour la haine, vindicative, du prince[1]. Autre inversion : le comte a péri enveloppé dans la ruine des huguenots, dont le début apprenait qu'il n'était pourtant plus, et de la main de catholiques, dont le début apprenait qu'il avait embrassé le parti. En outre, envers lui, l'amitié initiale du prince s'est muée en haine. De l'un à l'autre renversement, ce qui fait lien est le soupçon (qu'il fût encore huguenot, qu'il eût trahi l'amitié) soit une conviction portant sur son inconsistance supposée.
Ce retournement ne vise que lui. Les autres personnages demeurent avec constance ce qu'ils étaient dès les premières pages : Guise aime ailleurs, le prince hait, la princesse subit des pertes.
Résumons : par des attributs hors calculs de caste, une singularité s'oppose à trois personnages mus entre des positions inaltérées. Entrant en scène sitôt après ces trois personnages, cette singularité va fonctionner dès lors comme point articulateur de leurs rapports, de sorte que sa sortie de scène précède celle des trois autres.
2. Extranéité. Regardons-y de plus près. Si des « sentiments » distinguent ce pôle articulateur, néanmoins ce qu'éprouve Chabannes n'est tel qu'à ce titre-là, car le texte en fait un support révélateur d'autrui. P.ex., c'est l'amitié du prince qui lui dicte sa conversion présumée (avant de périr par le parti du prince) ; ou encore, la douleur de Chabannes s'aiguise de ce que la princesse le maltraite, ou sa consolation relative résulte de l'apparent repentir de celle-ci ; ou encore il se ressent affligé par un duc seulement occupé de son dessein. Bref, support de liens, effectifs ou espérés, d'autrui. Aussi varie-t-il, p.ex. de la douleur auprès de l'un à la rage auprès d'un autre avant la consolation à son point de retour[2]. Ainsi, contrairement à l'apparence, ce point d'articulation n'est pas un plein, ni même un échangeur (ce qu'il éprouve ne transite pas d'un personnage à l'autre), mais une manière de virevolte, par où le récit tient et peut se développer – sa fin scelle un étrange et soudain évanouissement narratif des personnages.
Cette fonction qui le fait circuler d'un personnage à l'autre est corrélative du fait qu'il n'appartient pas à leur ensemble : ni à leur classe aristocratique (il ne participe pas de la même élévation), ni à leur mode de fonctionnement (des positions de pouvoir et l'inaltérabilité des relations), ni à leurs activités (notamment guerrières). Autrement dit : le récit n'en fait pas une carte qui puisse jouer avec le jeu propre aux personnages, mais le jeu de ceux-ci ne se peut sans lui. Son entrée en scène ouvre le jeu et sa sortie de scène y met fin. À ce titre, il fait partie du jeu sans y appartenir. Comparons cela à cette pièce d'un jeu de cartes connue sous les noms de joker ou de valet noir, qu'on ne peut avoir dans son jeu mais dont cette mise hors jeu fait l'existence du jeu. C'est un théorème[3] fondamental que, dans un ensemble quelconque, il y ait toujours plus de parties que d'éléments, qu'il soit impossible que toute partie soit un élément, impossible que tout ce qui est inclus appartienne.
Hypothèse : Chabannes correspondrait textuellement à cette partie du récit qui confère aux personnages leurs positions relatives dans l'intrigue (leurs relations narratives structurelles) sans pour autant appartenir au système de leurs relations (sans en être un élément). Cette extranéité n'est pas pour les personnages un principe d'identification (il n'appartient pas) – dont ils n'auraient que faire du seul point de vue hiérarchique, sinon matrimonial – , mais elle constitue les personnages comme tributaires à son égard (il articule leurs positions narratives respectives, il instruit (latin instruere : mettre en structures, au sens où l'on instruit un dossier) leur « jeu parti ») : modalité défective de son existence (combattu de ses propres sentiments avec une violence qui lui ôtait parfois toute sorte de connaissance – voulant leur faire voir qu'il ne tenait pas ces discours pour ses intérêts).
3. Couvrir vs découvrir. Laquelle modalité défective, d'être fondatrice, reste cachée. Si elle vient au jour, le jeu se défait. Scène révélatrice de ce point de vue : la rencontre nocturne à Champigny[4]. Au cours de cette scène, le comte reste caché, ne cédant pas aux appels insistants de la princesse, tandis que chaque personnage déploie la logique de sa position relationnelle (liaison de Guise et de la princesse, le prince dans la méprise entre objets de sa haine). Mais qu'il advienne que le comte soit découvert, aussitôt les personnages se délitent (d'un délitement annonciateur) : la princesse évanouie, le duc en fuite, le prince immobile et hors d'état de pouvoir parler avant de tomber, accablé. La page d'après, Chabannes est massacré et les personnages sortent de scène.
Hypothèse : l'ensemble vide est une partie de tout ensemble. Telle serait cette partie présente-absente, articulatrice du socius, qui devait rester cachée et n'entrer en possession de personne – res nullius[5] – , et qui, d'être découverte, voue à la confusion des places (la nuit de Champigny) avant une violence qui, littéralement, achève les personnages, explose dans le corps social (la Saint-Barthélemy alors évoquée) et s'expose avec la mise à mort du comte comme dissolution du récit.
[1] Elle semble avoir changé d'objet, mais point de cause – le souvenir d'un affront.
[2] Peut-être objectera-t-on que Chabannes s'éprend de la princesse. Mais cette aimantation (il ne put se défendre de tant de charmes qu'il voyait tous les jours de si près), devenant emprise (ce comte, dont la passion et la patience étaient aux dernières épreuves), noue la fatalité (il fallut céder) qui le porte vers celle qui le perdra. En ce sens, se dirait aussi de lui la formule finale qui se dit d'elle (si la vertu et la prudence eussent conduit toutes ses actions). Mais justement l'écrivaine ne la dit que de la princesse. Structurellement, le comte simplement disparaît.
[3] Pour une introduction à ces points, on peut consulter A. Badiou, Le Nombre et les nombres, P., Seuil, coll. Des travaux, 1990, qui expose "l'excès de l'inclusion sur l'appartenance", et que "le vide s'inclut en toute multiplicité".
[4] Rencontre qu'introduit une manière de prémonition (ce fut alors qu'il [le comte] fut tout prêt de se porter aux dernières extrémités).
[5] Que ce soit la princesse qui s'en empare et défasse ainsi la poursuite du récit, serait significatif pour l'écrivaine, puisque sur elle seule porte un jugement in fine (si la vertu et la prudence eussent conduit toutes ses actions), mais nul jugement pour les autres protagonistes – tout au plus un apitoiement sur Chabannes (mais qu'il est possible d'imputer à un premier mouvement du prince : pitoyable spectacle), un constat de la constance de l'inconstance du duc (laissa s'éloigner de son âme le soin [...] et, trouvant la marquise [...] qui donnait plus d'espérance), et rien sur le prince (si ce n'est, peut-être, l'ironie de soins qui procurent à la princesse un nouvel accablement).