n° 8 - H. Merlin-Kajman, Remarques sur "La Princesse de Montpensier" (I)

  

Littérarité n° 8

 

 

 

Préambule

Quel contact nous fait frissonner à la lecture de La Princesse de Montpensier ? Telle est la question que pose Hélène Merlin-Kajman dans ces premières remarques sur la nouvelle de Lafayette (d'autres suivront dans une deuxième partie). Réagissant à la note d'intention officielle qui présente le programme des élèves de Terminale L pour les années 2017-2019, elle met en question aussi bien l'effort de contextualisation prétendument appelé par le texte (affaire de classicisme, de jansénisme et de préciosité, nous assure-t-on) que le mode d'actualisation déterminé par la comparaison de l'œuvre passée avec le film de Tavernier. « [L]es ellipses de cette nouvelle brève et extrêmement rapide ne demandent pas à être remplies, à être comblées, mais offrent des points d’énigme, supports à l’association d’idées, à l’imagination, à la réflexion, aux questions. Pourquoi brutaliser cet effet ? »

Non, réplique Hélène Merlin-Kajman aux instructions ministérielles et aux commentaires critiques qui les justifieraient ou les prolongeraient : le texte de Lafayette ne met pas sous nos yeux un monde bienséant ; non, son héroïne n'est "ni proto-démocratique [...] ni féministe"... C'est ailleurs, suggère-t-elle, que le point de contact se fait, c'est ailleurs que le texte nous étonne et nous retient – par le biais de ses invraisemblances, par l'étrange présence de ce personnage extraordinaire parmi les extraordinaires : Chabannes.

L'article entre dès lors en dialogue, doucement mais fermement, avec les points de concernement que j'avais moi-même choisi de développer pour lire la nouvelle avec des lycéens (conférence à lire dans cette même rubrique). D'autres échos sont à entendre dans la saynète amplifiée d'André Bayrou sur la nuit de noces chez Lafayette et Tavernier ; et le fil continue encore, ce mois-ci, avec une saynète de Sarah Nancy, rêvant à l'incipit de la nouvelle et à l'« extrême jeunesse » de ses personnages. Nous nous retrouverons tous ensemble, autour de La Princesse de Montpensier, lors d'une table ronde transitionnelle le samedi 30 mars 2019, de 10h à 13h, au Centre Censier (s. 453).

L. F.

Hélène Merlin-Kajman est professeure de littérature française du XVIIe siècle à l'université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, elle a fondé le mouvement Transitions et son site-revue. Elle a récemment écrit et publié Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature (Gallimard, 2016) et L'Animal ensorcelé. Culture, Littérature, Transitionnalité (Ithaque, 2016).

 

 



Remarques sur La Princesse de Montpensier (I) 

 

Hélène Merlin-Kajman

02/03/2019
                                        

  

 

 

 

 

1. Il existe aujourd’hui tout un courant critique qui propose d’envisager les textes littéraires non seulement dans le contexte de leur production mais sans reculer devant leur « actualisation ».

Lorsque nous écrivons ici même, sur le site de Transitions, ce que nous avons appelé des saynètes, c’est bien un tel déplacement que nous proposons. Mais il a une règle : en nous impliquant nous-mêmes dans ce déplacement, nous cherchons à créer les conditions d’une exposition, d’un étonnement, d’un va-et-vient. Nous nous exerçons au doute et invitons nos lecteurs à saisir, du texte, ce qui va nous déplacer ensemble : « ensemble », non pas au sens où nous demanderions au lecteur d’adhérer à notre lecture ; mais au sens où notre propre dialogue intérieur l’invite à faire bouger les frontières de ses habitudes de lecture, de ses automatismes critiques.

Nous cherchons à contacter le texte, à nous contacter nous-même et le lecteur avec nous, en un sens du verbe « contacter » qu’il serait sûrement intéressant de creuser.

 

2. La note[1] par laquelle le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse a accompagné la présentation de La Princesse de Montpensier, roman de Madame de La Fayette (1662) mis au programme 2017-2018 et 2018-2019 des classes terminales de la série littéraire accompagné du film de Bertrand Tavernier, La Princesse de Montpensier (2010), est, concernant la question de l’actualisation, très instructif. Pourtant, ce n’est pas à une actualisation qu’elle semble inviter. Au contraire, elle affiche une volonté explicite d’historicisation :

Le professeur aura soin d'inscrire chacune des deux œuvres dans son contexte socioculturel et artistique spécifique, afin de favoriser leur dialogue mais aussi leur confrontation. 

Mais il n’est pas difficile de voir que la note du ministère présente le « contexte socioculturel » supposé être celui du roman exclusivement à travers la perspective de Bertrand Tavernier, dont elle soutient nettement les choix en leur donnant un double statut, de vérité historique d’un côté, de fonction critique salvatrice de l’autre :

Dans un double geste d'épure et d'amplification, le réalisateur libère le texte de son imprégnation janséniste et précieuse pour en développer les implicites et les non-dits. Le scénario s'écrit dans les blancs d'un récit dont il comble les ellipses pour restituer en pleine lumière une réalité historique et morale que l'esthétique classique édulcorait, et ainsi projeter le texte, par-delà les siècles, dans notre modernité. 

L’« imprégnation janséniste et précieuse », voici le contexte socioculturel que le « contexte artistique » aurait conduit l’auteure à « édulcorer ». Quelques lignes plus haut, préparant cet éloge du réalisateur, était évoqué « un monde qui, strictement codifié par les règles de bienséance, condamne toute femme qui leur aurait sacrifié sa “vertu” et sa “prudence” ».

Mais, heureusement, Bertrand Tavernier indique comment lire la nouvelle de Madame de La Fayette :

À travers le destin exemplaire de Marie de Montpensier, le film montre la vérité à la fois émotionnelle et charnelle de la passion qui, du XVIe au XXIe siècles, garde la même force de contestation de l'ordre établi.

« Du XVIe au XXIe siècles » : et voici l’actualisation, surgie par le biais d’une vérité d’ordre général, d’une sentence implicite.

Car le texte du ministère contient, à peine voilée, une prescription qui éclate dans l’exemplarité conférée au comte de Chabannes :

À l'insoumission de la jeune femme répond, dans l'adaptation cinématographique, celle du comte de Chabannes, personnage secondaire du récit dont l'itinéraire moral devient le fil conducteur du film où il incarne, en référence aux grands humanistes du XVIe siècle, la lutte contre l'ignorance et le fanatisme religieux. 

Voici donc la nouvelle de Madame de La Fayette devenue le support d’une leçon qui éclaire les raisons de ce choix de programme par le ministère. Les professeurs de français sont appelés à s’en saisir comme d’un exemplum pour insuffler à leurs élèves « l'aspiration légitime de l'individu à la liberté, face à toutes les formes de coercition sociale, morale ou idéologique ». Une machine de guerre, en somme. Il suffira de « déli[er] » la nouvelle « des contraintes de la bienséance », comme le fait Bertrand Tavernier, pour montrer combien elle « est porteuse d'une réflexion très actuelle ».

« Actuelle » : le mot est lâché. Il n’est pas difficile de voir de quelle actualité il s’agit, et quels élèves sont particulièrement visés par le ministère : les élèves musulmans, et plus particulièrement les filles qui risquent de se voiler et de subir des mariages arrangés – comme Mlle de Mézières en aurait subi un[2]. Aux professeurs de français est confiée la mission, grâce au diptyque nouvelle-film supposé épouser la ligne du progrès historique, d’ouvrir leurs élèves au message émancipateur de la liberté individuelle et de l’excellence de la passion amoureuse.

 

3. Ironiquement, cette note du ministère a été quasi contemporaine du mouvement #MeToo. Et voici une tout autre actualisation possible de La Princesse de Montpensier. Elle s’appuiera sur les nombreux éléments qui jettent le soupçon sur la valeur éthique du duc de Guise, futur chef de la Ligue (parti des ultra-catholiques qui veulent l’extermination des protestants) : au dénouement, non seulement il participe joyeusement à l’« horrible massacre » de la Saint-Barthélemy, mais il « abandonne » la princesse et même déserte leur lien (il ne prend aucune nouvelle d’elle, trouve une nouvelle maîtresse et rend publique leur relation) ; et le jugement d’« ingratitude » porté sur lui par la princesse est d’évidence aussi le jugement porté sur lui par le narrateur. Or, il est aisé de remarquer qu’une fois la princesse retrouvée par le hasard du bateau au milieu de la rivière, il l’assaille.

Cette actualisation ne manquerait pas de relever que ce n’est pas seulement l’amour, mais aussi « l’oisiveté » qui mettent dans son esprit le « violent désir de voir la princesse de Montpensier », désir qui la met en péril autant que lui (« L’amour et l’oisiveté mirent dans l’esprit du duc de Guise un si violent désir de voir la princesse de Montpensier, que sans considérer ce qu’il hasardait pour elle, et pour lui, il feignit un voyage[3] […]) (40) ; elle relèverait encore la façon dont le même duc de Guise « se mit à exagérer sa passion » pour obtenir du comte de Chabannes « la permission de la voir » en agitant le spectre de sa mort.

Une telle actualisation ne conclurait certes pas que la passion est émancipatrice et conteste l’ordre établi ! Car l’ordre établi est d’abord l’ordre de la domination des hommes sur les femmes. Dans le monde de la nouvelle, représentés avec une discrète mais évidente désapprobation (désapprobation fondée davantage, il est vrai, sur la condamnation générale des passions que sur celle du comportement prédateur des hommes), les hommes poursuivent les femmes de façon extrêmement insistante, et obtiennent d’elles des « faveurs » auxquelles sans doute elles ne consentent pas totalement. Ainsi, la princesse de Montpensier essaie de retenir Chabannes lorsqu’elle se retrouve seule avec le duc de Guise :

Il ne put se résoudre à être témoin de leur conversation, quoique la princesse lui témoignât le souhaiter, et qu’il l’eût bien souhaité lui-même. Il se retira dans un petit passage, qui regardait du côté de l’appartement du prince de Montpensier […]. Cependant, quelque peu de bruit qu’ils eussent fait en passant sur le pont, le prince de Montpensier, qui par malheur était éveillé dans ce moment, l’entendit […]. Dans le moment qu’il approchait de ce petit passage, où était le comte de Chabannes, la princesse de Montpensier qui avait quelque honte de se trouver seule avec le duc de Guise, pria plusieurs fois le comte d’entrer dans sa chambre. Il s’en excusa toujours ; et comme elle l’en pressait davantage, possédé de rage et de fureur, il lui répondit si haut […] (43)

Que se passe-t-il au juste pendant cette « conversation », c’est-à-dire ce moment de vie commune entre le duc et la princesse ? Pourquoi cette dernière « presse »-t-elle de plus en plus Chabannes d’entrer dans la chambre ? La bienséance de l’écriture « classique », qui préfère suggérer plutôt que dire crûment les choses de la sexualité (car à l’époque, ce serait faire le choix du style comique), n’empêche pas que le lecteur ne comprenne l’absence totale de bienséance de la situation : mais en l’occurrence, à qui profite au juste, dans la fiction, cet abandon de la bienséance ?

 

4. À la vérité, ces deux actualisations, l’une intimée par le ministère, l’autre suggérée par l’actualité d’un mouvement planétaire surgi, certes pas de rien, mais brusquement et pour bouleverser la donne des relations hommes/femmes, ont quelque chose de commun : elles font entrer la nouvelle de Madame de La Fayette dans une perspective militante et ramènent l’inconnu au connu.

L’actualisation à laquelle nous nous risquons, à Transitions, cherche, à l’inverse, à faire bouger les frontières du connu, à entendre, dans un texte littéraire, ce qui met le lecteur en contact avec des zones de réalité et/ou d’expérience à la fois communicables (on peut s’y retrouver, s’y reconnaître, le texte nous y invite, nous convie puisqu’il s’adresse à nous) et étranges (d’où un effet de seuil à franchir – peut-être pour reculer du reste), zones de réalité et/ou d’expérience qui vont agrandir la perception que nous avons de notre propre humanité. Il s’agit en somme d’une épreuve de lecture, comme Antoine Berman parle d’épreuve de l’étranger à propos de la traduction[4] : et de là, de sentir la plasticité de cette humanité commune tout à la fois familière ou même ordinaire, et totalement singulière, voire totalement inconnue. À ce jeu, l’humanité cesse de s’éprouver comme une essence.

 Les remarques qui suivent cherchent d’abord à écouter le texte. Peut-être qu’aucune écoute n’existe jamais en-dehors du postulat suivant : écouter, ce n’est pas reconduire ce qu’on entend à du connu ; pas non plus l’entendre comme de l’inconnu total. Écouter suppose d’accueillir quelque chose qui n’existe encore qu’en puissance – mais existe complètement en puissance ; dont l’adresse s’achève dans mon écoute, mais qui me transforme au passage. Ce texte, cette parole qui me viennent d’un autre (autre contemporain ou autre passé, autre proche culturellement, géographiquement, ou autre lointain) m’atteignent tout à la fois comme ils ont été formés, mais aussi comme, adressés, ils déplacent mon horizon forcément actuel.

Rien de nouveau dans ces remarques, bien sûr. Elles suggèrent simplement que les ellipses de cette nouvelle brève et extrêmement rapide ne demandent pas à être remplies, à être comblées, mais offrent des points d’énigme, supports à l’association d’idées, à l’imagination, à la réflexion, aux questions. Pourquoi brutaliser cet effet ?

 

5. Commençons par les bienséances, mot honni par la modernité, mot qui revient deux fois dans la note du ministère, qui impose l’idée d’un XVIIe siècle « strictement codifié par les règles de bienséance ».

Rien n’est plus faux.

Ce qui est bienséant est ce qui convient : attitudes, gestes, paroles, vêtements… Le mot a sans doute disparu de notre vocabulaire moral, mais certainement pas la chose, même si notre rapport général aux convenances est souvent chaotique. Pour comprendre que la chose n’a pas disparu, quelques exemples suffiront. En situation d’enseignement, ils ont une immense vertu : ils permettent soudain de considérer nos habitudes de l’extérieur, de pratiquer dans le commentaire ce que les formalistes russes avaient appelé « étrangification » et qu’ils mettaient au cœur de la littérature.

Donc, quelques exemples de convenances.

Nous pardonnons à un petit enfant qu’il ait la figure barbouillée et ne mange pas trop proprement, mais pas à un adulte. Nous attendons d’un député qu’il ne se présente pas en jogging ni en débardeur à l’Assemblée nationale, parce qu’il représente la Nation ; mais nous ne demandons pas à un agriculteur, ni au député le jour où il cultiverait son jardin, de porter un veston pendant qu’ils travaillent ni même quand ils reçoivent. Il y a donc des comportements qui conviennent aux êtres humains en fonction de leur âge, de leur statut, etc.

Nous sommes tous d’accord pour ne pas rire à un enterrement.

Nous ne nous promenons pas en maillot de bains dans une ville – ni dans un village.

Nous apprenons aux enfants à ne pas s’insulter, à ne pas cracher au sol dans un appartement ou une maison, à ne pas uriner sur un canapé, etc.

Nous espérons qu’ils modèreront leurs sentiments de rage et de jalousie : en tout cas, nous les élevons pour qu’ils ne prennent pas un jour un couteau pour blesser un compagnon dont ils auraient pris ombrage (la loi du reste nous en intime le devoir).

Il est clair cependant que les conventions établissant actuellement ce qui est convenable ou pas ne sont pas toutes consensuelles. Après tout, le voile islamique en est un exemple. Il est bienséant, pour certains musulmans, que les femmes soient voilées. Il est bienséant, du point de vue de la laïcité, que les femmes ne le soient pas.

Il y aurait de l’inconvenance à ce que, pendant un cours, des élèves, des étudiants, se mettent à prier.

Il y a de l’inconvenance à ce que, pendant un cours, les élèves, les étudiants, consultent sans cesse leur portable.

Il n’y a pas de société sans « bienséances » ; ni de société où ces bienséances ne sont pas toujours déjà en train de changer, ne fassent l’objet de débats : les célèbres querelles du Cid et de La Princesse de Clèves sont des querelles du vraisemblable et de la bienséance. C’est parce qu’une fille vertueuse ne peut pas accueillir avec bienséance son amant qui vient de tuer son père que la scène où Chimène accepte de recevoir Rodrigue chez elle après le duel est invraisemblable. C’est parce qu’il n’est pas bienséant qu’une femme comme Mme de Clèves avoue à son mari qu’elle en aime un autre, l’introduisant ainsi dans les tourments de la jalousie, que l’aveu est invraisemblable.

Il y a un demi-siècle, il n’aurait pas été bienséant de se rendre à un enterrement avec des vêtements clairs. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il serait cependant malséant (choquant) que quelqu’un y paraisse avec des couleurs très vives, avec des vêtements très déshabillés, avec une tenue de noces ou de fête, ou très négligée, etc.

Voici quelques points de contact actuels grâce auxquels nous pouvons entrer dans le monde de la nouvelle, et nous laisser troubler par elle.

 

6. La nouvelle de Mme de La Fayette nous représente-t-elle un monde « bienséant » ?

Absolument pas.

Il n’est pas du tout bienséant que le duc de Guise parle à la princesse de son amour chez la Reine, et le texte nous le fait comprendre on ne peut plus clairement :

Étant un jour chez la reine à une heure où il y avait très peu de monde ; et la reine s’étant retirée dans son cabinet pour parler au cardinal de Lorraine, la princesse arriva. Ce duc se résolut de prendre ce moment pour lui parler, et s’approchant d’elle : « Je vais vous surprendre, madame, lui dit-il, et vous déplaire, en vous apprenant que j’ai toujours conservé cette passion qui vous a été connue autrefois ; et qu’elle s’est si fort augmentée en vous revoyant, que votre sévérité, la haine de M. de Montpensier pour moi, la concurrence du premier prince du royaume, ne sauraient lui ôter un moment de sa violence. Il aurait été plus respectueux de vous la faire connaître par mes actions, que par mes paroles ; mais, madame, mes actions l’auraient apprise à d’autres aussi bien qu’à vous, et je veux que vous sachiez seule que je suis assez hardi pour vous adorer. (31-32)

La jalousie brutale du prince de Montpensier n’est pas bienséante (il suffit du reste de la comparer avec celle du prince de Clèves pour le mesurer) : elle transforme un prince (un homme dont la visibilité publique exige un type de comportement spécifique) en tyran et en brute, et le montre dans des comportements absolument condamnés par la morale chrétienne aussi bien que par la morale mondaine (celle de l’honnêteté) au XVIIe siècle.

Il n’est pas plus bienséant que le duc de Guise, apprenant que le projet de mariage de Mlle de Mézières avec son frère cadet était rompu, fasse éclater son « ressentiment » et « s’emport[e] avec tant de violence, en présence même du jeune prince de Montpensier, qu’il en naquit entre eux une haine qui ne finit qu’avec leur vie » (22).

Le monde décrit par la nouvelle est un monde où les passions ont une violence dévastatrice immédiate qui balaie toutes les formes : peu d’actes sont accomplis conformément aux attentes de la bienséance ; et l’outrage, les désirs de vengeance assouvis ou non, les menaces de mort, sont légion sans jamais être rapportés à des normes sociales moralement approuvées.

 

7. Sauf une fois peut-être. Autant il me semble facile de comprendre que le narrateur nous présente un monde dont la brutalité est condamnée (et condamnée comme nous la condamnerions généralement aujourd’hui, d’autant que la nouvelle établit un lien presque explicite entre cette violence subjective et la violence des guerres civiles aboutissant à la Saint-Barthélemy), autant il est difficile d’évaluer la position du narrateur à l’égard de la jalousie du comte de Chabannes lorsque ce dernier conduit le duc de Guise à la princesse :

Cependant ce duc et le comte de Chabannes approchaient de Champigny dans un état bien différent. Le duc abandonnait son âme à la joie, et à tout ce que l’espérance inspire de plus agréable : et le comte s’abandonnait à un désespoir, et à une rage, qui le poussa mille fois à donner de son épée au travers du corps de son rival. (42)

Cette attitude vengeresse n’est pas exactement présentée comme vertueuse par le texte : mais elle n’étonne pas. Toutes sortes d’autres textes, que ce soient des mémoires ou des fictions, témoignent de la normalité socioculturelle de ce comportement envisagé par le comte, comportement dont nous condamnerions aujourd’hui à coup sûr l’hypothèse. Sans doute l’honnêteté du XVIIe siècle le condamnerait aussi : mais outre que cette honnêteté ne décrit certainement pas les valeurs de toute la société du XVIIe siècle, La Princesse de Montpensier ne nous installe pas dans un monde « honnête » : nulle politesse, nulle civilité ne l’habitent, mais de l’honneur, et la violence qui l’accompagne.

Le comte de Chabannes est-il vraiment ici l’incarnation, « en référence aux grands humanistes du XVIe siècle », de « la lutte contre l'ignorance et le fanatisme religieux », comme le prétend la note du ministère ? Évidemment non.

Évidemment aussi, Chabannes n’est pas un prédateur sexuel : « esprit fort sage et fort doux » (22), il a choisi la compagnie du prince de Montpensier plutôt que celle des femmes. Seul personnage totalement inventé dans la nouvelle historique, il est évidemment celui où l’expérimentation romanesque est à son comble, celui par où cette expérimentation passe. Et c’est autant une affaire de poétique (de structure actancielle, de cohérence esthétique, de points de fuite imaginaires, etc.) que de représentation mimétique. Chabannes est impossible. Inutile de chercher sa figure dans les filigranes de l’histoire (humanisme, classicisme, etc.). Et parce qu’il est impossible au sens du vraisemblable strict, il fait bouger les frontières et ouvre du possible fictionnel, littéraire.

8. Il est assurément tout à fait malséant, du point de vue du XVIIe siècle, que « le Comte [de Chabannes] demeur[e] seul avec la princesse » (23), une fois le prince revenu à la cour.

Cette remarque en appelle une autre : aucune femme « maternelle », aucune femme d’honneur, suivante, amie, compagne, n’accompagne la princesse de Montpensier à Champigny après son mariage. Elle semble n’avoir aucune présence secourable auprès d’elle. Cette situation, très invraisemblable, me semble-t-il et très peu bienséante, installe une couleur particulière, une sorte de mélancolie, une discordance quasi structurelle, celle de la présence du Comte de Chabannes en lieu et place de cette femme absente. Cette anomalie n’installe pas seulement une familiarité dangereuse en réunissant l’homme et la jeune femme : elle installe aussi un halo de solitude extrême les séparant, creusant une distance infranchissable qui vicie en quelque sorte l’intimité qui les réunit quasi de force. Cette distance s’adosse à la hiérarchie sociale – qui a ses règles de bienséance –, hiérarchie que la princesse contraint Chabannes très brutalement de respecter en le rappelant à l’ordre lorsqu’il ose lui parler d’amour. Mais ce fait, vraisemblable pour le coup, ne doit pas faire perdre de vue qu’il ne surgit qu’à la faveur de la première invraisemblance, laquelle fonctionne comme un piège tragique, ou comme un bain révélateur. Mlle de Mézières n’est ni proto-démocratique (elle pourrait l’être : la question de l’amour transcendant les barrières sociales est couramment agitée au XVIIe siècle), ni féministe, comme on le voit à cette phrase concernant le sentiment amoureux de « Madame, qui fut depuis reine de Navarre » (32) pour le duc de Guise, sentiment qui suscite d’abord la jalousie de la première avant que le duc ne dissipe ses alarmes : « Elle commença à raisonner avec lui de la faiblesse qu’avait eue Madame de l’aimer la première […] » (33). Là encore, il faut mesurer la portée de ce jugement, attribué à l’héroïne que le ministère présente comme la victime de la morale de son temps. Bien des textes du XVIIe siècle, à commencer par Le Cid, mais aussi tant de comédies de Molière, montrent des jeunes filles amoureuses sans qu’il soit question de savoir si elles ont aimé les premières ou non : mais elles aiment sans attendre en tout cas l’avis de leurs parents, et cet amour est approuvé par ces textes. La princesse de Montpensier est profondément en accord avec les normes sociales les plus conservatrices de son temps, y compris celles qui associent l’alliance procurée par le mariage à l’intérêt, comme sa conversation avec le duc à propos de son propre mariage le prouve.

9. C’est donc de Chabannes qu’il convient de partir pour s’en étonner d’abord. Chabannes fait tout boiter d’emblée en préférant l’amitié à son propre intérêt, lequel est aussi l’intérêt de son parti. Chabannes, personnage à l’existence improbable, qui n’appartient pas à l’histoire (forcément publique) peut pleinement incarner le choix du privé– et exploser en plein vol sous l’effet de ses contradictions (l’amour vs l’amitié). Chabannes est un élément perturbateur, grâce auquel le narrateur peut écrire (et nous, lire) des chocs de passion extrêmes, d’une rare cruauté et simplicité en un sens, mais dont le paroxysme justifie la description à partir du sentiment privé (de ce qu’on appelle aujourd’hui le « ressenti »). Voici ce qui étonne.

Chabannes nous amène aussi à mesurer l’anomalie de la solitude de la princesse. On dirait une orpheline. On dirait que tous ces personnages grandissent sans parents aucun, sans présence tutélaire première, sans frères ni sœurs aidant.

Justifiée par les conventions sociales dans le texte, cette barrière infranchissable, ce halo de solitude réciproque, donnent à la princesse, comme personnage, une couleur cruelle, ou du moins, d’indifférence sidérante (pétrifiée, sans émotion, face à Chabannes qui ne la touche en rien), et baignent la nouvelle ; et nous atteignent en irradiant en quelque sorte : il y a là une puissance mortifère faite de silence imposé et de ratage permanent des signes, qui hante la nouvelle et peut nous capter, nous interroger, et nous hanter comme lecteurs.

Voici la piste, le fil, le contact, qui fait frissonner puisque c’est un contact avec du traumatique, en fait, que je me proposerais de suivre en continuant le commentaire.

 

[1] http://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?cid_bo=113748.

[2] J’enseigne depuis janvier un TD de première année de licence intitulé « Faire l’amour au XVIIe siècle ». Lors de la séance d’introduction, une majorité d’étudiants, qui avaient donc préparé La Princesse de Montpensier l’an dernier au lycée, m’ont expliqué que le « mariage arrangé » était la règle au XVIIe siècle.

[3] Je cite La Princesse de Montpensier dans la Bibliothèque de la Pléiade : Madame de Lafayette, Œuvres complètes, ed. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, 2014.

[4] Antoine Berman, L'Épreuve de l'étranger. Culture et traduction dans l'Allemagne romantique, Gallimard, 1984.

 

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