Séminaire de P. Hochart et P. Pachet :
Compte-rendu de la séance du 18 octobre 2013
Le paradoxe du don, lecture de Marcel Mauss
Envisager le don sous le jour de la sociologie ne va pas sans paradoxe [1], tant la dimension libre, volontaire et gratuite du don cadre, semble-t-il, plus mal encore que le suicide avec la détermination et la contrainte qui caractérisent le fait social. Aussi l’entreprise de Mauss ne laisse pas de conjuguer la liberté sans laquelle il n’y a pas don et la contrainte - ou du moins l’obligation - sans laquelle il n’y a pas fait social, et de tenir ce paradoxe ou cette ambiguïté sans sacrifier l’un ou l’autre terme [2]. En tout cas, quoi qu’il en soit de ses formules liminaires [3], loin de réduire la forme du don à une simple apparence qui voilerait la réalité effective de l’échange contraint ou déterminé par la division sociale du travail (p. 64), il promeut un « système de dons réciproques » (p. 124) comme la forme archaïque et, en un sens, éternelle [4] des relations sociales, tel « le roc » (p. 220) ou, du moins, « un des rocs humains sur lesquels sont bâties nos sociétés » (p. 65). Autrement dit, il s’agit de comprendre le don comme une forme ou un régime, à part entière, d’échange [5] - ou encore de « marché » (p. 65) - , et de décrire un système à première vue contradictoire, un « système de dons réciproques » (p. 124) [6], impliquant, sous l’espèce du libre don, la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre [7].
A cet égard, l’entreprise ne va pas sans subvertir les principes et le cadre de « l’économie naturelle » [8] ou encore « la sociologie inconsciente » des économistes (p. 133-34), à savoir, si l’on se rapporte à Aristote, comme Mauss y invite (p. 224), que l’échange « naturel » opère d’abord de manière marginale et à titre de complément de l’autarcie [9], qu’il se présente comme un contrat postulant l’équivalence des différents [10] et que le motif qui y préside n’est autre que l’avantage mutuel des contractants qui acquièrent ainsi de quoi parfaire leur suffisance [11]. Or le propos de Mauss [12] s’inscrit résolument en faux contre ces principes : l’échange, sous la forme de « dons réciproques », n’est pas un contrat mais une lutte [13], un combat « à coup de dons » [14], qui opère dans l’accointance de l’intimité et de la peur [15], en quoi le potlach, qui exacerbe l’antagonisme - « prestations totales de type agonistique » (p. 71) - est révélateur de ce qui se joue dans le don ; ensuite, ce régime d’échange n’a rien à voir avec l’autarcie, mais traduit « la manière dont les sous-groupes de ces sociétés segmentées, de type archaïque, sont constamment imbriqués les uns dans les autres, et sentent qu’ils se doivent tout » (p. 127) [16], et il n’envisage guère l’équivalence des différents [17], même s’il y a une valeur et une estimation des présents, et s’il faut rendre avec usure, au fil d’une surenchère ; enfin cet échange ne vise pas un profit, ni même un avantage matériel [18].
Soit donc à démêler « le complexus » (p. 82-83) des trois obligations constitutives de « ce système de dons réciproques » (p. 124) - obligation de donner, de recevoir et de rendre -, compte tenu du fait que Mauss entend privilégier l’obligation de rendre et la tient pour la plus importante (p. 72) [19] et qu’en toutes ces prestations diverses, il s’agit bien de dons et non pas d’échanges marchands déguisés : d’abord parce qu’on ne donne pas pour recevoir un contre-don - même si on peut s’y attendre (p. V) -, mais qu’au contraire, du point du vue du donateur, « l’idéal [certes, comme tel, quelque peu illusoire] serait de donner un potlach et qu’il ne fût pas rendu » (p. 150 n.6), au point qu’on peut procéder à des destructions solennelles « afin de ne pas vouloir même avoir l’air de désirer qu’on vous rende » (p. 136) ; ensuite, parce que nul n’est jamais en droit d’exiger d’un autre quoi que ce soit, que la prestation est toujours à la libre discrétion de son auteur [20] et qu’il n’y a qu’avec les dieux et les morts que la donation sera « nécessairement rendue » (p. 91). Comment dès lors peut-il y avoir réciprocité - « dons réciproques » -, sans que nul ne soit jamais en droit d’exiger en retour la contrepartie d’une prestation ?
C’est qu’on donne librement, gratuitement, libéralement (cf. p. 104 n.4), fastueusement [21] - non sans affecter d’ailleurs de faire peu de cas de ce qu’on offre (p. 103 n.3 et p. 104) -, mais avec le sentiment de rendre, car aux yeux du donateur, « le donataire a une sorte de droit de propriété sur tout ce qui [lui] appartient » (p. 84), sans toutefois qu’il puisse s’en prévaloir ni le faire valoir de son propre chef, sans même qu’il s’en avise. De la même façon, on rend librement, car, aux yeux du premier donataire, le donateur garde une sorte de droit de propriété sur le présent qu’il a fait, sans derechef qu’il puisse le faire valoir lui-même [22]. Autrement dit, de même que le don est un rendre, mais auquel nul ne saurait contraindre, que nul ne saurait exiger, de même rendre est un don auquel pareillement nul ne saurait contraindre et que nul n’est en droit d’exiger. Ainsi le ressort du complexus et de la réciprocité, c’est que chacun des prestataires a le sentiment de rendre ce que l’autre ne saurait exiger, qu’il reconnaît, pour sa part, à l’autre un droit que celui-ci ne saurait lui-même faire valoir et que nul ne s’arroge le privilège d’être au principe de l’échange ni d’en être proprement l’initiateur [23].
De la sorte, un cercle (kula, p. 102-103) se décrit entre les prestataires, dont nul n’est à l’origine et qui ne laisse pas de tisser le lien social [24], sans que personne ne jouisse d’un point de vue unitaire, non seulement parce que nul ne saurait se représenter la totalité sociale dans laquelle il baigne [25], mais parce que personne ne peut être en même temps donateur et donataire et qu’ « il est, dans toute société possible, de la nature du don d’obliger à terme » (p. 133). Sans doute « la totalité sociale est en définitive le seul bénéficiaire de l’échange généralisé qui s’instaure sur le mode somptuaire des présents indéfiniment offerts et rendus », comme si la dette au principe de ce cycle était « en fait une dette unanimement éprouvée envers la société comme telle et le corps concret qu’elle décrit » [26], mais Mauss se garde d’hypostasier la société en dehors de sa prise dans les sentiments des hommes [27] et souligne le mouvement « qui soude les clans et en même temps les divise, qui divise leur travail et en même temps les contraint à l’échange » (p. 226).
P. Hochart
[1] Paradoxe qui est, sans doute, celui de la sociologie même, soulignant combien la détermination sociale pénètre jusqu’à l’intime de tout un chacun.
[2] Essai sur le don, Paris, 2007, p. 222 : « …donner librement et obligatoirement » ; « C’est encore une notion complexe qui inspire tous les actes économiques que nous avons décrits ; et cette notion n’est ni celle de la prestation purement libre et purement gratuite, ni celle de la production et de l’échange purement intéressés de l’utile. C’est une sorte d’hybride… » (p. 225).
[3] Qui forcent le trait pour faire reconnaître le don comme fait social : « Dans la civilisation scandinave et dans bon nombre d’autres, les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux, en théorie volontaires, en réalité obligatoirement faits et rendus. […] Elles [ces prestations] ont revêtu presque toujours la forme du présent, du cadeau offert généreusement même quand, dans ce geste qui accompagne la transaction, il n’y a que fiction, formalisme et mensonge social, et quand il y a, au fond, obligation et intérêt économique » (p. 63-64 ; cf. sur ce point B.Karsenti, Mauss et le fait social total, Paris, 1994, p. 20 et sq.).
[4] « Cette morale est éternelle ; elle est commune aux sociétés les plus évoluées, à celles du proche futur, et aux sociétés les moins élevées que nous puissions imaginer. Nous touchons le roc » (p. 220).
[5] Cf. le sous-titre : « Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » ; cf. encore p. 65 et 125.
[6] Alors que le don apparaît foncièrement unilatéral.
[8] « Il ne semble pas qu’il ait jamais existé […] rien qui ressemblât à ce qu’on appelle l’Economie naturelle. Par une étrange mais classique aberration, on choisissait même pour donner le type de cette économie les textes de Cook concernant l’échange et le troc chez les Polynésiens. Or ce sont ces mêmes Polynésiens que nous allons étudier ici et dont on verra combien ils sont éloignés, en matière de droit et d’économie, de l’état de nature » (p. 67-68 ; cf. p. 132-33, n.1). A cet égard, Mauss se situe dans le sillage de Malinowski « qui a consacré tout un travail à “faire sauter” les doctrines courantes sur l’économie “primitive” » (p. 223 ; cf. Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, 1989, p. 115-18, p. 155-56, p. 227-34, p. 587-88).
[9] Politiques, I, 1257 a 28-30 : « Un tel troc n’est pas contraire à la nature ni une espèce de chrématistique, car il ne visait qu’à compléter l’autarcie conforme à la nature. »
[10] Ethique à Nicomaque, V, 5, 1133 a 16-20 : « une communauté ne se forme pas à partir de deux médecins, mais d’un médecin et d’un agriculteur, et de manière générale, à partir d’êtres différents et non égaux ; mais il faut les égaliser » ; id., 1133 b 17-18 : « il n’y a pas de communauté s’il n’y a pas échange, ni échange s’il n’y a pas égalité, ni égalité s’il n’y a pas commensurabilité. Sans doute est-il impossible en vérité que deviennent commensurables des choses aussi différentes, mais pour l’usage c’est suffisamment praticable. »
[11] Politiques, 1257 a 18-19 : « l’échange se faisait nécessairement sans excéder la limite de leur suffisance (hoson hikanon autois) ».
[12] Ou plutôt ses propositions : « Non pas que nous voulions proposer ce travail comme un modèle. Il est tout d’indications. […] Au fond, ce sont plutôt des questions que nous posons aux historiens, aux ethnographes, se sont des objets d’enquêtes que nous proposons plutôt que nous ne résolvons un problème et ne rendons une réponse définitive » (p. 233-34 ; cf. p. 65 et 83).
[13] « …”guerre de propriété”…”lutte de richesse” » (p. 135) ; « on communique et on s’oppose dans un gigantesque commerce et un constant tournoi » (p. 141).
[14] Karsenti, op. cit., p. 31.
[15] Cf. les rapports entre belles-familles « qui ne se voient plus, ne s’adressent plus la parole, mais échangent de perpétuels cadeaux. En réalité, cet interdit exprime et l’intimité et la peur qui règnent entre ce genre de créditeurs et ce genre de débiteurs réciproques » (p. 98) ; « …les hommes se sont abordés dans un curieux état d’esprit, de crainte et d’hostilité exagérées et de générosité également exagérée, mais qui ne sont folles qu’à nos yeux » (p. 238). En tout cas, il n’y a qu’un pas « de la fête à la bataille » (p. 238 ; cf. p. 98 n.2).
[16] Cf. p. 171 : « Si on donne les choses et les rend, c’est parce qu’on se donne et se rend “des respects” – nous disons encore “des politesses”. Mais aussi c’est qu’on se donne en donnant, et, si on se donne, c’est qu’on se “doit” - soi et son bien - aux autres ».
[17] Aussi bien, à l’encontre de l’axiome aristotélicien, « il arrive que des choses qu’on a acquises et données vous reviennent dans la même journée, identiques » (p. 121 ; « identiques », mais anoblies du prestige de l’échange, cf. p. 166 n.1). Malinowski ne laisse pas de « faire sauter » le préjugé qui exclut l’échange dès lors « qu’on ne peut rendre que sous une forme identique » (op. cit., p. 228).
[18] Ainsi des dons échangés à la naissance d’un enfant : « …le mari et la femme n’en sortaient pas plus riches qu’avant. Mais ils avaient la satisfaction d’avoir vu ce qu’ils considéraient comme un grand honneur : des masses de propriétés rassemblées à l’occasion de la naissance de leur fils » (p. 75, extrait de Turner). Cf. encore Malinowski, op. cit., p. 236-37 : «…on ne trouve nulle trace de gain ; […] En dehors de toute considération sur le point de savoir si les cadeaux sont nécessaires ou même utiles, donner pour le plaisir de donner constitue l’une des caractéristiques essentielles de la sociologie tobriandaise, dont la nature universelle et fondamentale me permet d’alléguer qu’il s’agit d’un trait commun à toutes les sociétés sauvages ».
[19] Cf. p. 64-65, p. 95, p. 142 et 150.
[20] « Même dans ces sociétés, l’individu et le groupe, ou plutôt le sous-groupe, se sont toujours senti le droit souverain de refuser le contrat [évidemment « à peine de guerre privée ou publique » (p. 69)]: c’est ce qui donne un aspect de générosité à cette circulation des biens » (p. 226).
[21] « Noblesse oblige » (Malinowski, op. cit. p. 156, repris par Mauss p. 103 n.2 ; cf. p. 137-38).
[22] Encore qu’ « à l’occasion on peut le prendre de force ou par surprise » (p. 113, usage du lebu, cf. Malinowski, op. cit., p. 416 : « Supposons qu’il y a un an, j’aie donné un vaga à un de mes partenaires ; aujourd’hui, à l’occasion d’une visite, je m’aperçois qu’il possède un vaygu’a équivalent ; je considère alors qu’il est de son devoir de me le céder. S’il ne le fait pas, j’ai des raisons valables de lui en vouloir. Bien mieux, si je parviens à mettre la main sur son vaygu’a, l’usage m’autorise à le prendre de force (lebu) ; cela peut certes déclencher sa fureur, mais, là encore, notre brouille sera mi-réelle, mi-feinte »).
[23] Cf. J-J Rousseau, Emile, OC, IV, p. 520-21 n. : « L’attachement peut se passer de retour, jamais l’amitié. Elle est un échange, un contrat comme les autres, mais elle est le plus saint de tous. Le mot d’ami n’a point d’autre corrélatif que lui-même. Tout homme qui n’est pas l’ami de son ami est très sûrement un fourbe ; car ce n’est qu’en rendant ou feignant de rendre l’amitié, qu’on peut l’obtenir. »
[24] « Nos fêtes sont le mouvement de l’aiguille qui sert à lier les parties de la toiture de paille, pour ne faire qu’un seul toit, qu’une seule parole” [rapporté par Leenhardt de la Nouvelle-Calédonie]. Ce sont les mêmes choses qui reviennent, le même fil qui passe » (p. 100-101).
[25] Cf. Malinowski, op. cit. p. 141-42 : « Il est même impossible d’obtenir [de « l’indigène »] un exposé partiel cohérent. En fait, la trame de l’entreprise échappe à son esprit : il vit dans la Kula, mais il ne parvient pas à prendre le recul nécessaire pour la voir dans son ensemble ».
[26] Karsenti, op. cit., p. 47.
[27] « C’est en considérant le tout ensemble que nous avons pu percevoir l’essentiel, le mouvement du tout, l’aspect vivant, l’instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui.[ …] Nous apercevons des nombres d’hommes, des forces mobiles, et qui flottent dans leur milieu et dans leurs sentiments » (p. 236).