Séminaire de P. Hochart et P. Pachet :
Compte-rendu de la séance du 6 décembre 2013
Le pouvoir de perdre
Nul doute que l’Essai sur le don soit « à l’origine » des réflexions de Bataille [1], même s’il se trouve avoir « toujours gardé les distances » [2] et n’avoir eu de rapport avec Mauss que par l’entremise d’A. Métraux [3]. Sans doute ces « distances » tiennent-elles, entre autres choses [4], à ce que s’il s’intéresse au « paradoxe du don » (PM, p. 127) [5], il n’entend pas le rattacher à la dette [6], mais à la « dépense » qui seule le comprend, soit l’englobe et le rend intelligible [7]. Reste qu’il s’agit bien de penser le potlatch comme un mode d’échange – ou de « reconnaissance » –, autrement éclairant que « la notion artificielle de troc » [8], pour autant que la dépense n’a de sens que dans la perspective de « l’économie générale » et « que dans la mesure où l’autre est modifié par la consumation » [9].
Quant à « l’économie générale, bien propre à lui faire garder les distances avec Mauss, elle embrasse l’ambition de concevoir rien de moins que « l’économie à la mesure de l’univers » [10] – ou, plus modestement, à la mesure de l’embrasement solaire –, économie qui trouve son principe dans la dilapidation unilatérale du soleil [11] qui « donne sans jamais recevoir » (PM, p. 79) [12]. Sous ce jour solaire, il y a comme une écologie de Bataille et le souci d’avertir que l’homme n’est pas un empire dans un empire [13], mais il s’agit, en quelque sorte, d’une écologie à rebours, sans principe de conservation [14] : il n’est pas question de s’inquiéter de ce que l’activité humaine perturberait, de manière irréversible, l’équilibre de la « biosphère » (PM, p. 80), mais de s’aviser plutôt qu’elle ne saurait durablement méconnaître le déséquilibre cosmique qui l’entraîne, volens nolens, à devoir dépenser sans compter et sans contrepartie, à épouser la prodigalité infinie et insensée de l’univers [15] ; de s’aviser qu’en tout état de cause, l’homme est voué, malgré qu’il en ait ou pour peu qu’il ne cède pas sur son désir [16], à consumer « en pure perte » [17].
Toutefois, si la loi générale de l’univers est celle d’« un accomplissement inutile et infini », soit d’un processus sans limite et sans objet [18], l’homme ne laisse pas d’avoir « ses propres fins », ainsi qu’un certain sens de l’achèvement [19], et la question est donc celle de les concilier ou de les conjuguer avec cet « accomplissement inutile et infini [20]. Autrement dit, à l’homme est crucialement échu le choix entre la dépense subie dans la méconnaissance, passive, catastrophique sous les espèces de la guerre ou du chômage, et la dépense voulue, opérée « volontiers », en connaissance de cause, active, souveraine et glorieuse [21], qui en tout cas subordonne la croissance au don [22]. Il n’y aurait pas de livre sans le dessein de peser, en l’éclairant, sur ce choix crucial dont la méconnaissance ne peut que vouer à la catastrophe, tant les fins mesquines d’une humanité avide de croissance et répugnant à la dépense improductive ne pourraient qu’être déjouées par la déraison cosmique – qui l’habite aussi –, par la prodigalité exubérante du cosmos, indifférent à la pingrerie bourgeoise. Sitôt donc reconnu le principe d’un « accomplissement inutile et infini », la « fin » réapparaît [23], et avec elle l’exigence d’un sens et d’un achèvement (PM, p. 129), même s’il n’est plus celui d’une utilité limitée mais qu’il reste « à la merci d’un besoin de perte démesurée » [24].
Moyennant quoi, peut-on arrimer l’Essai sur le don au « point de vue défini par l’économie générale » [25], puisqu’aussi bien c’est sa lecture qui amena Bataille à en formuler les lois (PM, p. 128 n.1) ? Encore qu’ « il n’y aurait pas de potlatch, si, généralement, le problème dernier touchait l’acquisition et non la dissipation des richesses utiles » (id.), impossible en tout cas de ramener « unilatéralement » le potlatch à une dilapidation en pure perte [26], de le réduire « au désir de perdre » (id., p. 131), ni de considérer unilatéralement [27] le don « comme une perte » (ND, p. 40 cité, supra n.7). Ou plutôt force est de reconsidérer le principe de la dépense et de reconnaître que la perte est susceptible de se muer en « propriété positive » (id.), qu’elle avère et consacre dans son élan même un « pouvoir de perdre » [28] qui se confond avec l’acquisition du « rang » et de la gloire [29], que « la dilapidation de ce surcroît devient elle-même objet d’appropriation » et que l’homme du potlatch fait du gaspillage même un objet d’acquisition » (PM, p. 133). Sans doute le potlatch n’est-il pas, quoiqu’usuraire, réductible à un investissement qui rapporte au premier donateur [30], mais il se solde par l’attribution de rangs qui sont acquis à raison même de la dilapidation et qui reviennent aux dilapidateurs comme un bien approprié, comme une propriété acquise et utilisable.
A ce compte, l’opération que décrit Bataille est moins dialectique [31] qu’empreinte d’une irréductible « ambiguïté » [32] et elle procède à une prise en compte « gauchie » (PM, p. 134), pour ne pas dire biaisée, de la règle cosmique [33] : d’un côté l’homme se livre « volontiers » à « un mouvement de frénésie insensée, de dépense d’énergie sans mesure », à « la violence du désir » (id., p. 134), au-delà de tout calcul [34], de toute attache profane [35], de l’autre il entend saisir ce qu’il voulut insaisissable, utiliser ce dont il refusa l’utilité, reprendre ce qu’il sut perdre [36], soit s’approprie comme une chose [37] et profane « le pouvoir de perdre » sacralisant [38]dont il fit preuve [39], fait rentrer son dépassement dans ses limites [40] et ne laisse pas d’approprier le dépassement même [41] ou le « pouvoir du don » (PM, p. 129) ; opération tortueuse (id., p. 134) plus que dialectique, dans laquelle la négation n’est pas niée mais rebrousse « à contresens » [42], telle « une action en deux sens contraires » (PM, p. 128), vouant à l’ambiguïté d’un leurre son sens et son achèvement [43], comme aussi bien le sens et l’achèvement du livre qui en promeut l’intelligence [44]. S’il n’est donc pas de « pure dépense improductive » (PM, p. 61), si nous ne laissons de nous arroger jusqu’à nos vertiges, si la dilapidation glorieuse ne laisse pas d’être entachée par l’acquisition et l’usage d’un rang, il n’y a guère de sens à vouloir lever la « malédiction » [45] qui s’attache à « la dépense inconditionnelle » (ND, p. 33) ; c’est assez de s’employer à lever en quelque point l’angoisse qui nous sépare du bien [46].
P. Hochart
[1] La part maudite (PM) précédé de La notion de dépense (ND), Paris, 1967, p. 127-28 : « Puis-je indiquer ici que la lecture de l’Essai sur le don est à l’origine des études dont je publie les résultats aujourd’hui » ; cf. ND, p. 38-41 et Œuvres complètes, t. I, Paris, 1970, p. 632 : « La part la plus importante dans l’élaboration de ces notions nouvelles revient à Marcel Mauss : cf. Essai sur le don… Il est regrettable que ce travail n’ait pas été publié sous une forme plus accessible. »
[2] Cf. la réponse de Bataille à une demande de notice autobiographique pour un Lexicon der Literatur der Gegenwart (vers 1958) : « L’œuvre de Durkheim et, plus encore, celle de Mauss ont eu sur moi une influence décisive, mais j’ai toujours gardé les distances » (OC, t. VII, Paris, 1976, p. 615).
[3] Id., p. 484 : « …la lecture de l’Essai sur le don dont, aux environs de 1925, mon ami A. Métraux m’avait parlé avec un enthousiasme justifié… » ; cf. encore dans l’Avant-propos de L’Erotisme (Paris, 1965, p. 12) l’hommage rendu au nom « de mon plus vieil ami, d’Alfred Métraux ».
[4] Car, pour l’essentiel, elles tiennent à ce « qui d’ailleurs donne le sens fondamental du livre », à savoir que « l’ébullition que j’envisage, qui anime le globe, est aussi mon ébullition » et qu’ « ainsi cet objet de ma recherche ne peut-il être distingué du sujet lui-même, mais je dois être plus précis : du sujet à son point d’ébullition », dès lors qu’on en vient « au point où son objet [celui de « la recherche glacée des sciences »] ne laisse plus indifférent, où il est au contraire ce qui embrase » (PM, p. 58-59 ; cf. OC, t. VII, p. 615 : « ma pensée n’en est pas moins fondée sur une expérience subjective. Si j’ai, avec d’autres, fondé en 1937 le Collège de Sociologie, je pense que j’avais l’intention de retrouver un monde dont je m’éloigne trop facilement, celui de l’objectivité » ; usage de Mauss qui ne va pas sans « distances »).
[5] Titre également d’un article de Bataille dans Combat en 1949 sur le livre de J. Piel, La fortune américaine et son destin, paru avec La part maudite dans la collection que dirige Bataille « L’usage des richesses » (cf. PM, p. 62, n.1) et qui d’ailleurs n’en comptera pas d’autres (cf. OC, t. VII, p. 470).
[6] Cf. Mauss, Essai sur le don, Paris, 2012, p. 127 : « En réalité, ce symbole de la vie sociale - la permanence d’influence des choses échangées - ne fait que traduire assez directement la manière dont les sous-groupes de ces sociétés segmentées, de type archaïque, sont constamment imbriqués les uns dans les autres et sentent qu’ils se doivent tout ».
[7] ND, p. 39-40 : « Mais le don n’est pas la seule forme du potlatch ; il est également possible de défier ses rivaux par des destructions spectaculaires de richesse. C’est par cette dernière forme que le potlatch rejoint le sacrifice religieux […] Le don doit être considéré comme une perte et ainsi comme une destruction partielle : le désir de détruire étant reporté en partie sur le donataire ». A ce compte, ce qui est donné n’est autre que l’excitation du « désir de détruire » ou de perdre.
[8] Id., p. 38 : « L’économie classique a imaginé que l’échange primitif se produisait sous forme de troc : elle n’avait, en effet, aucune raison de supposer qu’un moyen d’acquisition comme l’échange ait pu avoir comme origine, non le besoin d’acquérir qu’il satisfait aujourd’hui, mais le besoin contraire de la destruction et de la perte. […] S’opposant à la notion artificielle de troc, la forme archaïque de l’échange a été identifiée par Mauss sous le nom de potlatch ». (Cf. Mauss, op. cit., p. 133-34).
[9] PM, p. 129 : « Mais le don serait insensé (en conséquence nous ne nous déciderions jamais à donner) s’il ne prenait le sens d’une acquisition […] Il est riche désormais d’avoir fait de la richesse l’usage voulu dans l’essence de la richesse : il est riche d’avoir ostensiblement consumé ce qui n’est richesse que consumé. Mais la richesse effectuée dans le potlatch - dans la consommation pour autrui – n’a d’existence de fait que dans la mesure où l’autre est modifié par la consumation. En en sens, la consumation authentique devrait être solitaire mais elle n’aurait pas l’achèvement que l’action qu’elle a sur l’autre lui confère ».
[10] Titre d’une présentation du propos de La part maudite, parue en 1946 (OC, t. VII, p. 7-126) ; cf. PM p. 60 : « ...comment nous conduire à la mesure de l’univers… ?; id., p. 62-63 : « …celle de la liberté d’esprit, qui découle des ressources globales de la vie, pour laquelle, dans l’instant, tout est résolu, tout est riche, qui est à la mesure de l’univers ».
[11] Dont nous sommes un rayon : « Le rayon solaire que nous sommes retrouve à la fin la nature et le sens du soleil : il lui faut se donner, se perdre sans compter » (L’économie à la mesure de l’univers, OC, T. VII, p. 10).
[12] Ibid. : « Pratiquement, du point de vue de la richesse, le rayonnement du soleil se distingue par son caractère unilatéral : il se perd sans compter, sans contrepartie. […] L’énergie solaire que nous sommes est une énergie qui se perd. Et sans doute nous pouvons la retarder, mais non supprimer le mouvement qui veut qu’elle se perde » ; cf. id., p. 16 : «Du fait que vous disposez de toutes les ressources du monde, puisqu’elles ne peuvent sans fin servir à s’étendre, il vous les faudrait dépenser activement, sans autre raison que le désir que vous en avez. Sinon vous devez passivement aller du chômage à la guerre. Vous ne pouvez le nier : le désir est en vous, il est vif ; vous ne pourrez jamais le séparer de l’homme. Essentiellement l’être humain a la charge ici de dépenser dans la gloire ce qu’accumule la terre, que le soleil prodigue. Essentiellement “c’est un rieur, un danseur, un donneur de fêtes”. Ce langage est clairement le seul sérieux. L’humanité naïve, adonnée aux pratiques de la dépense glorieuse, leur lia tragiquement la grandeur et le sens de l’homme. La nature humaine à l’avance est à la mesure d’immenses libérations d’énergie. Que ceux qui l’aperçoivent se vouent à ces libérations. Le plein fait sur la terre de l’énergie rayonnante du soleil, ils ont la charge de la rendre à sa liberté première. S’ils sont trahis par la faiblesse - provisoire- de l’intelligence humaine, la rage du soleil au moins ne leur manquera pas : par la gloire - voulue – ou par l’horreur - subie – jamais tâche proposée ne fut plus certaine d’aboutir ».
[13] « Mais l’homme n’est pas seulement l’être séparé qui dispute sa part de ressources au monde vivant ou aux autres hommes. Le mouvement général d’exsudation (de dilapidation) de la matière vivante l’anime, et il ne saurait l’arrêter ; même, au sommet, sa souveraineté dans le monde vivant l’identifie à ce mouvement ; elle le voue, de façon privilégiée, à l’opération glorieuse, à la consommation inutile. S’il le nie, comme incessamment l’y engage la conscience d’une nécessité, d’une indigence inhérente à l’être séparé (qui incessamment manque de ressources, qui n’est qu’un éternel nécessiteux), sa négation ne change rien au mouvement global de l’énergie : celle-ci ne peut s’accumuler sans limitation dans les forces productives ; à la fin, comme un fleuve dans la mer, elle doit nous échapper et se perdre pour nous » (PM, p. 72-73).
[14] « En tant que jeu, le potlatch est le contraire d’un principe de conservation » (id., p. 41).
[15] « Ainsi la question se pose-t-elle : la détermination générale de l’énergie parcourant le domaine de la vie est-elle altérée par l’activité de l’homme ? ou celle-ci, au contraire, n’est-elle pas faussée dans l’intention qu’elle se donne, par une détermination qu’elle ignore, néglige, et ne peut changer ? J’avancerai sans attendre une réponse inéluctable. La méconnaissance par l’homme des données matérielles de sa vie le fait encore errer gravement. L’humanité exploite des ressources matérielles données, mais si elle en limite l’emploi, comme elle fait, à la résolution (qu’à la hâte elle a dû définir comme un idéal) des difficultés matérielles immédiates rencontrées par elle, elle assigne aux forces qu’elle met en œuvre une fin que celles-ci ne peuvent avoir. Au-delà de nos fins immédiates, son œuvre, en effet, poursuit l’accomplissement inutile et infini de l’univers » (PM, p. 69-70).
[20] « Il n’est pas facile de réaliser ses propres fins, si l’on doit pour tenter d’y parvenir accomplir un mouvement qui les dépasse. Sans doute ces fins et ce mouvement peuvent n’être pas décidément inconciliables : encore devons-nous pour les concilier ne plus ignorer un des deux termes d’un accord, faute duquel nos œuvres tournent rapidement à la catastrophe » (PM, p. 70) ; « La vertu exemplaire du potlatch est donnée dans cette possibilité pour l’homme de saisir ce qui lui échappe, de conjuguer les mouvements sans limite de l’univers avec la limite qui lui appartient » (PM, p. 129).
[21] « …si le système ne peut plus croître, ou si l’excédent ne peut en entier être absorbé par la croissance, il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser volontiers ou non, glorieusement ou sinon de manière catastrophique » (PM, p. 70-71) ; « La méconnaissance ne change rien à l’issue dernière. Nous pouvons l’ignorer, l’oublier : le sol où nous vivons n’est quoi qu’il en soit qu’un champ de destructions multiples. Notre ignorance a seulement cet effet incontestable : elle nous conduit à subir ce que nous pourrions, si nous savions, opérer à notre guise. Elle nous prive du choix d’une exsudation qui pourrait nous agréer. Elle livre surtout les hommes et leurs œuvres à des destructions catastrophiques. Car si nous n’avons pas la force de détruire nous-mêmes l’énergie en surcroît, elle ne peut être utilisée ; et comme un animal intact qu’on ne peut dresser, c’est elle qui nous détruit, c’est nous-mêmes qui faisons les frais de l’explosion inévitable » ; cf. OC, t. VII, p. 15 : « Ainsi le problème essentiel de la vie que l’homme, activement s’il le peut, sinon passivement, est tenu de résoudre, se pose-t-il de notre vivant dans sa plénitude » ; cf. encore id., p. 16, cité supra n.12 .
[22] « Désormais, sans parler de dissipation pure et simple, analogue à la construction des Pyramides, la possibilité de poursuivre la croissance est elle-même subordonnée au don : le développement industriel de l’ensemble du monde demande aux Américains de saisir lucidement la nécessité pour une économie comme la leur, d’avoir une marge d’opérations sans profit » (PM, p. 76).
[23] « Nous pouvons formuler l’espoir d’échapper à une guerre déjà menaçante. Mais il nous faut à cette fin dériver la production excédante, soit dans l’extension rationnelle d’une croissance industrielle malaisée, soit dans des œuvres improductives, dissipatrices d’une énergie qui ne peut être accumulée d’aucune façon » (PM, p. 75)
[24] « A l’hérédité, une activité d’échange excessive [sous la loi de la surenchère] a substitué une sorte de poker rituel, à forme délirante, comme source de la possession. Mais les joueurs ne peuvent jamais se retirer fortune faite : ils restent à la merci de la provocation. La fortune n’a donc en aucun cas pour fonction de situer celui qui la possède à l’abri du besoin. Elle reste au contraire fonctionnellement, et avec elle le possesseur, à la merci d’un besoin de perte démesurée qui existe à l’état endémique dans un groupe social » (ND, p. 41-42).
[25] « Il serait vain, en fait, d’envisager les aspects économiques du potlatch, sans avoir auparavant formulé le point de vue défini par l’économie générale » (PM, p. 127-238).
[26] « Le potlatch ne peut être unilatéralement interprété comme une consommation des richesses » (PM, p. 128 n.1). Aussi Bataille fut-il en butte à une difficulté qu’il ne résolut qu’avec La part maudite, en donnant « aux principes de l’ ”économie générale” une base assez [suffisamment] ambiguë » (ibid.).
[27] Sans doute n’y a-t-il que le soleil qui « se distingue par son caractère unilatéral » (OC, t. VII, p. 10, cité supra n.12).
[28] « …la richesse apparaît comme acquisition en tant qu’un pouvoir est acquis par l’homme riche mais elle est entièrement dirigée verts la perte en ce sens que ce pouvoir est caractérisé comme pouvoir de perdre. C’est seulement par la perte que la gloire et l’honneur lui sont liés » (ND, p. 41).
[29] « Il faut même dire que l’identité de la puissance et du pouvoir de perdre est fondamentale » (PM, p. 131)
[30] « A vrai dire, cet aspect de contradiction dérisoire du potlatch est trompeur. Le premier donateur subit le gain apparent… […] C’est qu’en vérité, comme je l’ai dit, l’idéal serait qu’un potlatch ne pût être rendu » (PM, p. 130 ; cf. ND, p. 41 et Mauss, op. cit., p. 150, n.6).
[31] Même s’il emploie le langage de la négation et de la contradiction (PM, p. 133-34).
[32] « Celle-ci [« l’existence de l’homme »] dès lors entre dans une ambiguïté où elle demeure » (id.).
[33] Aussi pour la décrire, Bataille joue-t-il en virtuose de l’oxymore.
[34] « …elle [la gloire] exprime un mouvement de frénésie insensée, de dépense d’énergie sans mesure, que suppose l’ardeur au combat. Le combat est glorieux en ce qu’il est toujours au-delà du calcul à quelque moment » (PM, p. 131-32).
[35] « Le rang est en un sens l’opposé d’une chose : ce qui le fonde est sacré et l’ordonnance générale des rangs reçoit le nom de hiérarchie » (PM, p. 134).
[36] « Elle [« l’existence humaine »] appelle dès lors l’insaisissable, l’emploi inutile de soi-même, de ses biens, le jeu, mais elle tente de saisir ce qu’elle voulut elle-même insaisissable, d’utiliser ce dont elle refusa l’utilité. Il ne suffit pas à notre main gauche de savoir ce que donne la droite : tortueusement, elle tâche à le reprendre » (PM, p. 134)
[37]« …c’est qu’une dilapidation d’énergie est toujours le contraire d’une chose, mais qu’elle n’entre en considération qu’entrée dans l’ordre des choses, changée en chose » (PM, p. 128, n.1).
[38] « Dès l’abord, il apparaît que les choses sacrées sont constituées par une opération de perte » (ND, p. 34).
[39] « Le rang est tout entier l’effet de cette volonté gauchie. […] C’est le parti pris de traiter comme une chose -disponible et utilisable - ce dont l’essence est sacrée… » (PM, p. 134).
[40] « …nous devons d’une part dépasser les limites proches où nous nous tenons d’habitude, et de l’autre faire rentrer par quelque moyen notre dépassement dans nos limites » (PM, p. 128).
[41] « Le don a la vertu d’un dépassement du sujet qui donne, mais en échange de l’objet donné, le sujet approprie le dépassement : il envisage sa vertu, ce dont il eut la force, comme une richesse, comme un pouvoir qui lui appartient désormais. Il s’enrichit d’un mépris de la richesse et ce dont il se révèle avare [de ce pouvoir] est l’effet de sa générosité » (PM, p. 129).
[42] « Il [l’homme] utilise à contresens la négation qu’il fait de l’utilité des ressources qu’il gaspille » (PM, p. 133).
[43] « Ce compromis donné dans notre nature annonce ces enchaînement de leurres et de faux-pas, de pièges, d’exploitations et de rages qui ordonnent à travers les temps l’apparente déraison de l’histoire. L’homme est nécessairement dans un mirage, sa réflexion le mystifie lui-même, tant qu’il s’obstine à employer comme des outils des transports de haine perdue » (PM, p. 134-35).
[44] « Le rang, où la perte est changée en acquisition, répond à l’activité de l’intelligence, qui réduit les objets de pensée à des choses. […] C’est que généralement, dans le sacrifice ou le potlatch […] ce que nous cherchons est toujours cette ombre - que par définition nous ne saurions saisir – que nous n’appelons que vainement la poésie, la profondeur ou l’intimité de la passion. Nous sommes trompés nécessairement puisque nous voulons saisir cette ombre. Nous ne pourrions accéder à l’objet ultime de la connaissance sans que la connaissance fût dissoute qui le veut ramener aux choses subordonnées et maniées. Le problème dernier du savoir est le même que celui de la consumation. Nul ne peut à la fois connaître et ne pas être détruit, nul ne peut à la fois consumer la richesse et l’accroître » (PM, p. 135). Aussi La part maudite est un livre « que son auteur n’aurait pas écrit s’il en avait suivi la leçon à la lettre » (PM, p. 59).
[45] « Pourtant j’aurais dû dès lors aller plus loin : affirmer le désir de lever la malédiction que le titre met en cause » (PM, p. 57).
[46] « Trancher les problèmes politiques devient malaisé pour ceux qui laissent exclusivement l’angoisse les poser. Il est nécessaire que l’angoisse les pose. Mais leur solution demande en un point la levée de cette angoisse » (PM, p ;63) ; cf. OC, t. VII, p. 471-72 : « Tous les hommes sont en quête d’un bien qui leur échappe, et le moins que j’en puisse penser est que personne ne peut dire qu’il l’atteignit. De ce bien, il m’a semblé qu’une sorte d’angoisse nous séparait et je l’ai pour cette raison désigné sous le nom de part maudite ».