Séminaire de P.  Hochart et P.  Pachet :
Compte-rendu de la séance du 19 avril 2013
 

Ni synonymie ni homonymie

L’entreprise du Vocabulaire des institutions indo-européennes me semble tourner autour de deux thèses auxquelles Benveniste se tient avec rigueur et qui procèdent de la conception différentielle du signe selon Saussure.

D’une part : il n’y a pas de synonymes. De multiples manières, Benveniste s’efforce de distinguer ou de « délimiter » [1] les significations respectives de termes que les traductions ordinairement confondent ou dont elles confondent les « désignations », attendu qu’en tout état de cause, il n’y a pas de synonymes [2], que du fait même de la distinction des termes, il y a une distinction des sens [3]. Aussi la synonymie n’est-elle jamais que l’effet d’une traduction paresseuse ou « simpliste » (V, 1, p. 12) qui est à « réformer » ou à « corriger » [4], quand même serait-elle ancienne [5] et des plus autorisées [6], et elle requiert, à chaque fois, une analyse qui la réduise [7], sans se laisser abuser par des rapprochements étymologiques hâtifs [8]. Moyennant quoi Benveniste s’emploie à distinguer rex et basileus, basileus et anax (id., p. 23-33), geras et timè (p. 43-55), kudos et kleos (p. 57-69), kratos et alkè (p. 71-82), dèmos et laos (p. 89-95), sans procéder par abstraction ni par juxtaposition [9]. Dès lors qu’il y a plusieurs termes, il y a plusieurs sens qui sont à distinguer mutuellement en fonction de leurs emplois, de leur régime (p. 25-26), de leur qualification (p. 25, 59, 75) et des rapprochements avec d’autres langues du domaine indo-européen (p. 11). A ce compte, c’est une aubaine et un « défi » de rencontrer une expression qui associe les deux termes à distinguer et les emploie de concert (p. 25, 72) [10].

D’autre part : il n’y a pas d’homonymes. Si par principe il ne saurait y avoir d’homonymes dans la langue [11], quand le cas semble se présenter et qu’un même terme paraît doté de sens divergents - les trois sens de la racine *keiwo-s (citoyen, amical, famille), V, 1, p. 336-37 ; les trois sens de philos (ami, baiser, possessif), id., p. 338-40 -, c’est de deux choses l’une, ou bien que là où il y a effectivement deux sens, il y a dans la langue deux termes, fussent-ils très proches, sinon même semblables [12], ou bien que l’apparence d’homonymie procède d’ « interprétations inexactes » (id., p. 347), de traductions paresseuses, et qu’elle se dissipe en restituant la « signification profonde » du terme en question, non pas de manière vague et censément englobante, ce qui revient à « se leurrer » (ibid.), mais, au contraire, en cernant avec précision son «  sens propre » et « encore souvent méconnu » (id., p. 341-42), le sens particulier [13] et « plein » (id., p. 349, 351) dont il ne se départ pas même dans les emplois les plus métaphoriques et les plus hardis [14]. Ainsi faut-il préciser ou « serrer » (id., p. 92) le sens de civis [15], celui du got. Heiwa - le groupe familial éventuellement accueillant - par opposition avec gards (id., p. 336) et celui du skr. seva par rapprochement avec sokha (compagnon, socius) (id. p. 337) pour restituer l’unité de sens de la racine *heiwo-s (ibid.), comme il faut préciser le sens de krainein - ni régner ni exécuter, mais sanctionner, ratifier et, du coup, rendre exécutoire – pour réduire son homonymie prétendue (V, 2, p. 35-42).

Par ailleurs, si ces désignations - ami, ennemi, honneur, estime, gloire…- « n’ont pas l’air de se rapporter à des institutions » et « semblent n’avoir qu’une signification générale » (id., p. 49-50) ou affective, pour peu qu’on se détache de ces « notions globales et assez sommaires » (V, 1, p. 92), de ces notions vagues et divergentes (id., p. 351-52), la signification profonde, le « sens authentique si méconnu » (V, 2, p. 67) ou « le concept initial » à circonscrire (id., p. 72) [16] s’avère avoir « un caractère institutionnel » (id., p. 50) ou « relationnel » [17], un « fondement institutionnel » (V, 1, p. 342), en sorte que le sentiment dénoté à partir de cette disposition institutionnelle ne laisse pas d’être sinon précisément obligatoire, du moins marqué par l’obligation propre à l’institution [18] et que la langue opère comme une sorte de conservatoire qui, à condition qu’on atteigne à ces significations profondes, jette quelque lumière sur les institutions anciennes dont elle est sans doute la plus persistante [19], sans faire valoir « aucun présupposé extra-linguistique » (id., p. 10).

A ce compte, pourvu qu’on n’ait garde de séparer l’affectif de l’institutionnel, une fois rapporté philos, par rapprochement avec aidôs (le sens de ce que requiert la solidarité), à l’obligation requise par l’appartenance à un groupe (id., p. 340-41) et dégagé, ; par rapprochement avec xenos, « ce qui le caractérise en propre », savoir la « conduite obligée » (id., p. 341) et le sentiment également « obligé » (id., p. 345) que « comporte ou entraîne » (ibid.) le lien réciproque tissé par l’hospitalité (id., p. 341), alors, une fois réinterprété la notion d’ ”ami” “dans le cadre des rapports d’”hospitation” » (id., p. 347), non seulement s(‘éclaire le sens de « baiser » (id., p. 344), mais il s’avère aussi que le sens particulier du possessif dénoté par philos et qu’il importe de « délimiter » (id., p. 346), tient à ce que la marque de l’ « hospitation » et du familial qui en découle ne laisse pas d’empreindre son sens propre et de garder « sa pleine force », au point qu’en définitive « philos n’est nullement possessif » (id., p. 348-52) [20]. 

P. Hochart



[1] V, 2, p. 72 : « Tout se tient dans ces problèmes, et dès qu’on entreprend de fixer le sens d’un mot, les synonymes affluent et s’enchevêtrent. Essayons donc de délimiter kratos et alkè, et tout d’abord de dire ce qu’est l’alkè ».

[2] Id., p. 59 : « Dans la terminologie épique, il faut s’en convaincre, les termes majeurs sont tous spécifiques et ne connaissent pas la synonymie » ; Problèmes de linguistique générale, p. 318 : « La coexistence de ces “synonymes” doit éveiller l’attention et appelle une vérification stricte, d’abord parce qu’il n’y a pas de synonymes, et plus particulièrement parce que la simplicité d’une notion telle que “don” ne semblerait pas demander des expressions multiples ».

[3] Ainsi skeptô ne veut pas dire simplement « s’appuyer » parce qu’il y a klinô (V, 2, p. 31), nu kudos simplement « gloire » parce qu’il y a kleos (id., p. 58), ni kratos simplement « force » parce qu’il y a alkè (id., p. 72).

[4] Id., p. 31, 38, 40, 41, 51, 58, 59, 67, 72…

[5] « Nous avons reçu de l’antiquité un système d’interprétation auquel on continue de se tenir et qui marque nos lexiques et nos traductions […] Mieux on étudie les textes homériques, plus on aperçoit la distance entre la nature réelle des concepts et l’image qu’en donne la tradition scolaire » (id., p. 58) ; « Cette fois encore, l’exégèse traditionnelle d’Homère doit être révisée de fond en comble » (id., p. 59).

[6] Telle la glose d’Hésychius sur l’Hymne homérique à Hermès (id., p. 40). Aussi bien, comme Benveniste le souligne à propos de kudos, « déjà les Anciens ne comprenaient plus bien ce terme, qu’ils assimilaient à kleos “gloire” ou à nikè “victoire”. Il faut dépasser ces interprétations rationalisantes pour le retrouver dans sa force et sa vérité » (id., p. 69).

[7] « Que kratos ne peut signifier simplement “force”, cela résulte déjà du fait qu’au moins six autres termes homériques ont ce sens : bia, is, iskhus, sthenos, alkè, dunamis. Ce foisonnement crée bien des difficultés aux traducteurs. Mais le choix des équivalents ne peut être guidé que par des définitions exactes, c’est-à-dire par une notion exacte des différences entre ces sept manière de désigner la “force” » (id., p. 72).

[8] Ainsi entre geras et geraios (vieux) (id., p. 48-49 : « Tout confirme qu’il faut tenir pour distincts ces termes entre lesquels aucun rapport n’était perçu ») ou entre timân (honorer) et tinein (payer), pourtant rapportables à une racine commune *kwei- (id., p. 50-51)

[9] Les deux procédés habituels selon lesquels soit « on donne une telle racine la valeur la plus vague, la plus générale possible, pour qu’elle soit susceptible de se dissocier en valeurs particulières » (par exemple « étranger » censé donner lieu à « hôte » et à « ennemi », V, 1, p. 92), soit on opère « en additionnant, aussi adroitement qu’il se peut, les différents sens dans lesquels elle se réalise à époque historique » (V, 2, p. 126-237).

[10] Précisons que s’il est dit que « l’alkè est le plus grand kratos » (Il, IX, 39) et aussi bien que « l’hèbès anthos (la fleur de la jeunesse) est le plus kratos » (Il., XIII, 484), ce n’est pour les identifier, mais pour poser diversement une condition nécessaire du kratos (V, 2, p. 74-75).

[11] PLG, p. 82 : « A supposer qu’il existe une langue où « grand » et « petit » se disent identiquement, ce sera une langue où la distinction de « grand » et « petit » n’a littéralement pas de sens et où la catégorie de la dimension n’existe pas, et non une langue qui admettrait une expression contradictoire de la dimension. La prétention d’y rechercher cette distinction et de ne pas l’y trouver réalisée démontrerait l’insensibilité à la contradiction non dans la langue, mais chez l’enquêteur, car c’est bien un dessein contradictoire que d’imputer en même temps à une langue la connaissance de deux notions en tant que contraires, et l’expression de ces notions en tant qu’identiques ». Autrement dit, de même que la distinction des termes ne se repère que sur la distinction des sens, la distinction des sens ne se repère que sur la distinction des termes. Pas d’homonymie donc dans la langue,, abstraction faite des effets métaphoriques dans la parole, qui peuvent induire en erreur (V, 2, p. 40, 48 ; PLG, p. 302 : « L’emploi de ipse pour le maître de maison est un simple fait de  “parole” , il n’a jamais atteint le niveau de la “langue” » ; cf. cependant V, 1, p. 90 qui renvoie toutefois à ce texte de PLG).

[12] Ainsi à propos de karteros (puissant et dur) : « Nous ne croyons pas possible de ramener à l’unité ces deux groupes lexicaux : ils doivent provenir de deux radicaux distincts, quoique très voisins de forme, sinon même semblables en indo-européen » (V, 2, p. 82) ; ou à propos de timân et de tinein (cf. supra n.8), il se rallie à la proposition de Schulze et distingue deux racines - *kwei avec un e long et avec un e bref – (id., p. 50-51 ; cf. encore V,1, p. 68 : « …à distinguer absolument […] Ce sont des notions différentes).

[13] « De plus, et c’est là un point essentiel, philos marque la possession d’une manière particulière et avec des restrictions dont nous aurons à rendre compte » (id., p. 339). 

[14] Comme dans l’emploi de philos avec laimos (le gosier), « transposition hardie » dans laquelle l’adjectif garde son sens plein (id., p. 350), ou plus habituellement avec ètor ou kèr (id., p. 351. En tout cas, il faut délimiter soigneusement le sens propre « pour entendre pleinement les transpositions métaphoriques auxquelles il a pu se prêter » (id., p. 352).

[15] Non pas « citoyen » mais « concitoyen » comme l’attestent ses emplois avec des possessifs (id., p. 337, 367 ; cf. « Deux modèles linguistiques de la cité » in PLG, II, p. 272-80, annoncé in V, 1, p. 367, n.2).

[16] Ou encore « le sens premier » (id., p. 93), le « sens vrai » (id., p. 349).

[17] « …il faut se rappeler que, chez Homère, tout le vocabulaire des termes moraux est fortement imprégné de valeurs non individuelles, mais relationnelles. Ce que nous prenons pour une terminologie psychologique, affective, morale, indique, en réalité, les relations de l’individu avec les membres de son groupe » (id., p. 340 ; cf. p. 335 : « Les emplois de ces termes mettent en lumière la liaison étroite des notions sociales et des valeurs de sentiment en indo-européen. Mais cette liaison peut n’être pas visible au premier regard » ; cf. encore p. 337 : « …le sentiment ne se sépare pas d’une conscience vive des groupes et des classes »).

[18] « …la notionde philos énonce le comportement obligé d’un membre de la communauté à l »égard du xenos, de l’ « hôte » étranger »[…] C’est pourquoi le verbe phileîn exprime la conduite obligée de celui qui accueille à son foyer le xenos et le traite selon la coutume ancestrale » (id., p. 341) ; « Le comportement indiqué par phileîn a toujours un caractère obligatoire et implique toujours réciprocité ; c’est l’accomplissement des actes positifs qu’implique le pacte d’hospitalité mutuelle » (id, p. 344) ; « Ce rapport mutuel comporte ou entraîne une certaine forme de sentiment, qui devient obligé entre les partenaires de la philotès » (id., p. 345).

[19] PLG, p. 316 : «  Nous avons cependant des faits moins apparents, d’autant plus précieux qu’ils ne risquent pas d’avoie été déformés par des interprétations conscientes. Ce sont ceux que livre le vocabulaire des langues indo-européennes » ; cf. V, 1, p. 9.

[20] « Toute cette richesse conceptuelle a été ensevelie et échappe aux regards depuis qu’on réduit philos ou à une notion vague d’amitié ou à une notion fausse d’adjectif possessif. Il est grand temps de réapprendre à lire Homère » (id., p. 352-53).

 

 

 

 

 


 


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