Séminaire de P.  Hochart et P.  Pachet :
Compte-rendu de la séance du 7 mars 2014

 

Pourquoi Andromaque ? Parce qu’en un sens, de manière très libre et sur un tout autre registre, on y rejoue la guerre de Troie. Ainsi d’abord une Atride – Hermione, nièce d’Agamemnon, secondée par son père Ménélas - tente de ravir le géras (24 ; 584) d’un Péléide – Néoptolème, fils d’Achille –, mais si celui-ci, tel son père, ne s’y oppose pas de vive force, puisqu’il est absent (50 : apôn)[1], Pélée y fait hautement obstacle[2] et délie lui-même la captive (577-78 ; 715-24). Ainsi encore et du même coup, Pélée, tel Pâris (706-707), vient arracher Andromaque à Ménélas, ce qui peut lui rappeler quelque chose et d’ailleurs on ne se prive pas de le lui rappeler (361-63 ; 590-95 ; cf.673-74), avant qu’enfin Oreste vienne « enlever » Hermione du domaine de Néoptolème en son absence. Mais cette liberté va jusqu’à donner une autre fin à l’Iliade par-delà la ruine de Troie et de la descendance de Priam (9-11), en scellant peu à peu, tout au long de la pièce[3], une réconciliation[4] entre Achéens et Troyens en la personne de Molottos, fils et seul reste d’Achille (1246-47) et de la femme d’Hector (47), promu finalement par Thétys comme le sauveur préservant conjointement la lignée (genos) de Pélée, la sienne et celle de Troie (1246-52).

Ceci dit, la scène tragique s’ouvre sur un espace à l’écart (18 : chôris), s’écartant de la polis, du lieu où se rencontrent les hommes et où s’exercent le pouvoir et la justice (16-23), dans un domaine retiré dont, de surcroît, le maître est absent (49-50 ; 75-76). Sur cette scène excentrée paraissent des personnages qu’on peut tenir, à des titres divers, pour des irréguliers : Hermione, maîtresse de la maison (232 : despoina), mais femme qui n’est pas vraiment une gunè et qui enrage de demeurer encore comme une enfant (184 ; 192 ; 238 ; 326) pour n’avoir pas consacré son statut d’épouse par la maternité (709-14 : pais ateknos) ; Andromaque sans doute essentiellement veuve d’Hector et en portant le deuil perpétuel, elle dont la vie s’est comme arrêtée avec sa mort (453-57)[5], mais que la rage ou la folie (938 : môria) d’Hermione, l’accusant[6] de vouloir prendre sa place d’épouse (34-35 ; 156) parce qu’elle-même voudrait prendre sa place de mère[7], installe en rivale, en antagoniste (234 :Ti semnomutheis keis agôn’eschèi logôn…), haussant le ton et lui faisant la leçon (205-231), tout esclave qu’elle soit et se reconnaisse être (184-204) ; enfin Oreste, un hors la loi, banni de toute cité et interdit de mariage depuis le meurtre de sa mère (972-81) et qui exalte, du même coup, la solidarité du sang (985-86 : to suggenes).

Moyennant quoi, la pièce se trame par le jeu de deux machinations (mèchanai) inversées, bien dans la manière des femmes (85 ; 911) : la première (65 ; 445 : mèchanorraphoi kakôn ; 549 ; 836), ourdie sur la trame de deux femmes pour un même homme (122-25 ; 178-82 ; 465-70 ; 909), est nouée par Hermione – et accessoirement par Ménélas (435), à titre d’exécutant complice (40 ; 337) – jusqu’à ce qu’elle soit à court de manœuvres (983 : amèchaneis) tant sa faute est à découvert (833-35), et revient à profiter de l’absence de Néoptolème pour faire périr, sans attendre (255 ; 268 ; 378 ; cf. 737-43), Andromaque[8] et son fils qui font ombrage à son apaidia (711-14) – machination déjouée par Pélée qui prévient le meurtre ; la seconde (995 ; 1116 : mèchanorraphos), ourdie sur la trame de deux hommes pour une même femme (966-81), est fomentée par Oreste, en profitant de la folie passée de Néptolème (52 : mania ; 1002-1003 ; 1194-96) pour le faire abattre subrepticement (1064-65), en silence (1027-28), à force de calomnies (1005-1006 ; 1088-96) – cette fois Pélée ne prévient pas le meurtre (1066-70), mais c’est Thétys qui dénoue la machination par-delà la mort du fils d’Achille.

Au bout du compte toutefois, quand bien même seul succombe l’absent, quand bien même les héros de ces deux machinations s’en sortent indemnes, tout prêts à convoler (1062-63), encore qu’Hermione ne se précipite pas dans ce nouvel hymen (987-88)[9], si la pièce se place sous le titre d’Andromaque, c’est que, malgré tout, les lamentations de la veuve d’Hector (103-116 ; 501-536)[10], ainsi que celles de Pélée auxquelles le chœur s’associe (1173-1225)[11], en constituent le centre névralgique. Quod est demonstrandum ab Florence Dupont



[1] Encore qu’on puisse prévoir sa colère homérique (338-44 ; 808-809 ; 920-28 ; 1057-59) et légitime (920 : endikôs).

[2] Non sans réactiver à l’encontre de Ménélas les invectives d’Achille à l’endroit d’Agamemnon (588-91 ; 693-705).

[3] Andromaque nourrit son seul espoir dans la personne de son fils (26-28), même si elle le dénie pour écarter le soupçon (199-204) ; Pélée fait une sorte d’éloge de la bâtardise au regard de la vilénie de Ménélas et de la « stérilité » d’Hermione (634-38 ; 711-24) ; Ménélas s’insurge contre la perspective d’un bâtard sur le trône (657-66). La question porte sur le statut des bâtards : esclaves (199-200 : doulous) au dire d’Andromaque se disculpant de toute visée subversive (199-200), semi-esclaves (941-42 : hèmidoulous) au dire d’Hermione revenue, trop tard, de sa « folie » et l’imputant à des commères malfaisantes, ou aspirants au trône subreptices ? Au reste, Néoptolème lui-même pourrait bien être un bâtard (636 : kei tris nothos pephuke) ; du moins n’est-il pas question de sa mère (Iliade, XIX, 326-27). Par ailleurs, Andromaque, pour son compte, évite de qualifier Néoptolème comme le patèr de son fils (49 : ho phuteusas ; 74 : ho de keklèmenos patèr) et n’use de ce qualificatif quelque peu indu que pour faire valoir la réaction qu’aurait Néoptolème à l’annonce de sa mort (339) ou pour évoquer Molottos relatant à son « père » (416 : patri) la manière dont elle serait morte.

[4] Alors que le coryphée plaide en vain pour une réconciliation entre Hermione et Andromaque (232-33 ; 423-24).

[5] N’était toutefois son fils (26-28 ; 406-410 ; 418-20 ; cf.71), le fruit de sa fréquentation non volontaire (36, 38 : ouch hekousa), voire forcée (390 :biai), de la couche de son maître.

[6] Contre toute raison civique (32-38 ; 192-205 ; 869-75 ; 938-42).

[7] Non sans du même coup se vouer à prendre sa place d’esclave (860 : doula doulas; 927-28 ; cf. 709-10 et 401-402).

[8] Dont la fermeté (191) jusque devant la mort (257-60 ; 453-64) enrage Hermione (261-62) comme une marque d’hubris intolérable chez une esclave (433-34).

[9] Alors qu’elle est pour Oreste le seul parti possible (973-76).

[10] Non exemptes d’imagination morbide (512 : nekros hupo chtoni sun nekrôi ; cf. Alceste, 365-68 : pleura t’ekteinai pleuroisi tois sois).

[11] Conjoignant la perte de son enfant et celle de la cité (1175-76 : 1206 : apaida ; 1222 : « oute moi polis polis ).

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