Inédit
« Machiavel en Chartreuse»
Séance du 26 octobre 2015
Préambule
Machiavel en Chartreuse
Patrick Hochart
14/11/2015
S’il y a du Machiavel dans La Chartreuse de Parme, ce n’est pas tant par quelque affinité doctrinale[1] que par le goût de l’action[2] et l’aptitude allègre, sans trop s’embarrasser de prudence [3], à prendre des partis décisifs[4] et à s’y tenir fermement sans tergiversation ni regret[5]. Sans doute aucun des protagonistes - sauf peut-être ce « fou » de Ferrante Palla - n’est-il vertueux[6] et aussi bien l’immoralité du roman est-elle malicieusement soulignée[7], mais les acteurs principaux, tout en s’accommodant gaiement de cette immoralité [8], ne manquent pas de virtù ou encore « d’âme »[9], d’ « enthousiasme » - même Mosca[10] malgré son « génie courtisanesque » (p.487) -, de cette ardeur allègre qui les fait s’engager dans un parti, chose à quoi les despotes répugnent[11]. Il n’est pas jusqu’à Clélia, la dévote [12], la beauté la plus nordique du roman, la moins animée[13], la plus livrée à l’incurie[14], qui ne montre « tant d’âme »[15] et qui ne sache, sous le coup de la passion et sitôt que son cœur a parlé[16], oser un parti décisif au risque de se perdre, si bien que la duchesse doit convenir, avec fureur, de la part capitale que « cette petite fille » a prise dans l’évasion de Fabrice (p.507) [17]. A en croire Mérimée[18], Stendhal, « homme d’imagination et de premier mouvement »[19] (cf. p.185, 201), ne jurait que par la « LO-GIQUE », mais la logique dont il se pique, c’est « la logique de la passion »[20] qui en tout cas préserve des « illusions volontaires que donne la lâcheté » [21] (p.154).
Fabrice hypocrite[22], parce qu’en un sens dévot ou « profondément religieux » [23] (p.673) et que Stendhal « n’a jamais pu croire qu’il y eût des dévots véritables » et qu’«un prêtre et un royaliste étaient toujours pour lui des hypocrites »[24] ? Certes sa dévotion tient-elle à l’empreinte de son « éducation jésuitique »[25], mais sans guère se soucier des grands principes [26] ni se réduire à une leçon récitée[27], elle est aussi toute de premier mouvement[28] et d’attendrissement[29], comme « esclave de la sensation présente » (p.366). Si les Italiens, et plus encore les courtisans[30] ne connaissent pas « l’examen personnel » [31], ce qu’ils appellent « examen de conscience »[32] consiste à collationner leur conduite avec les articles dûment répertoriés d’un code[33] et la merveille c’est qu’ils s’en trouvent réellement rafraîchis et même guéris[34], quitte à devoir rapidement retomber « sur la terre » [35] et « de (leur) haut »[36].
« La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert »[37], une « triste raison »[38], une arène où force est de frayer avec des bêtes brutes et des monstres [39] adonnés aux passions basses[40]. Sans doute, aux yeux de Stendhal qui « se piquait de libéralisme, et était au fond de l’âme un aristocrate achevé »[41], la politique est-elle un jeu[42] (p.144, 153), dans lequel les positions sont toujours exposées à se renverser[43] et qui peut être amusant[44], mais[45] même pour celui qui s’entend à le mener en virtuose[46], avec disenvoltura (p.144) et sans se confire d’ « importance » (p.143, 151), en étant prêt à « tout quitter » et avec aisance (p.186 ; cf. p.154, 155) - encore qu’il ne puisse « trouver la paix de l’âme hors du ministère » (p.615)[47] -, ce jeu ne laisse pas d’être sinon une fort vilaine chose (p.531)[48], du moins une chose pernicieuse[49] qui ne requiert pas seulement des « cheveux poudrés, symbole de tout ce qui est lent et triste » (p.153 ; cf. p.31, 40, 54), mais qui ne peut pas ne pas l’empreindre de « l’instinct de courtisan »[50] et de ses platitudes[51]. Mais si, pour sa part, la duchesse a commis la « funeste étourderie » de venir habiter la cour d’un prince absolu », « d’un despote qui connaît de vue tous ses sujets », tant et si bien que « chacun de leurs regards lui semble une bravade pour son pouvoir » (p.368) « sans limite » (p.145), il lui fallait en « accepter les règles » (p.153, cf. supra n.38), au lieu de braver la morgue princière. Quant au comte, sans doute déplore-t-il amèrement d’avoir eu « la sottise incroyable de supprimer le mot procédure injuste, le seul qui liât le souverain » (p.381)[52], mais il ne peut disconvenir de la nécessité qu’il y avait de « raccommoder les choses » (id.) et de « consoler l’amour-propre du souverain » (p.334), en pressentant que « la duchesse passait une limite que l’on ne doit jamais franchir » (p.381). Moyennant quoi, tandis que la Sanseverina qui goûte peu l’insurrection et qui « abhorre les jacobins » (p549)[53] est, à l’instar du prince [54], pénétrée par le désir de se venger[55] presque autant que soucieuse du salut de Fabrice[56], le comte Mosca, peu enclin à la vengeance (p.372) et prenant acte de la conjoncture absolutiste promise à durer tant que règnera la « manie respectante » (p.198)[57], se conduit en fin politique qui sait épargner à Rassi la vindicte populaire (p.533-34)[58]. En tout cas, comment « l’instinct de bonheur » (p.515) et « l’art d’aller tous les matins à la chasse du bonheur »[59] pourraient-ils s’accorder avec ce que prodigue la politique, « des jouissances de vanités » qui ont « besoin de regarder dans les yeux de l’envie » (p.529) ?
[1] La Chartreuse de Parme , Paris, 2000, p.563 : « A quoi je répliquerai : “Il faut en pendre dix mille ou pas un : la Saint-Barthélemy a détruit les protestants en France” » ; « …moi qui ai fait tirer sur le peuple, et qui étais résolu à tuer trois mille hommes s’il le fallait » (p.540) ; « Quant aux soixante et tant de coquins que j’ai fait tuer à coups de balles… » (p.537) ; cf. Le Prince, chap.8, Paris, p.93 : « D’où l’on doit remarquer qu’en prenant un état, son occupant doit discourir de toutes les offenses qu’il lui est nécessaire de faire et toutes les faire d’un coup, pour n’avoir pas à les renouveler chaque jour et pouvoir, en ne les introduisant pas de nouveau, rassurer les hommes et se les gagner par des bienfaits ». Cf. encore p.182, 183 et Le Prince, chap.17, p.126.
[2] « …cette âme naturellement si agissante » (p.55) ; « …cette âme active » (p.141) ; « La duchesse toujours passionnée pour quelque chose, toujours agissante, jamais oisive » (p182) ; « …que tout le monde peignait comme un ministre du premier talent et un homme d’action » (p.153).
[3] « Sa beauté est son moindre charme : où trouver ailleurs cette âme toujours sincère, qui jamais n’agit avec prudence, qui se livre toute entière à l’impression du moment, qui ne demande qu’à être entraînée par quelque objet nouveau ? » (p.149) ; « Ce que vous avez fait est bien hardi, lui dit-il […] Tout cela à cause d’une idée bien imprudente qui m’est venue, disait-elle au comte » (p.186-87) ; « Cette imagination ardente avait pris cent précautions trop longues à détailler ici, et d’une imprudence incroyable » (p.503) ; cf. p.370 : « La prudence méticuleuse du comte gênerait tous mes projets… ».
[4] « Il faut prendre un parti décisif, si nous voulons passer le reste de notre vie de façon allègre » (p.160) ; « Il faut donc ici et sans délai prendre des résolutions » (p.370).
[5] « Elle avait agi au hasard et pour se faire plaisir au moment même ; mais à quelque démarche qu’elle se fût laissé entraîner elle y eût tenu avec fermeté. Elle ne se fût point blâmée en revenant au sang froid, encore moins repentie : tel était le caractère auquel elle devait d’être encore à trente six ans la plus jolie femme de la cour » (p.334) ; « Elle n’en sait rien elle-même, se disait-il ; une seule chose reste certaine, c’est que pour rien au monde, elle ne manquerait aux résolutions qu’elle m’aurait une fois annoncées » (p.391 ; « Il y avait deux choses dans le caractère de la duchesse, elle voulait toujours ce qu’elle avait voulu une fois ; elle ne remettait jamais en délibération ce qui avait été une fois décidé. Elle citait à ce propos un mot de son premier mari, l’aimable général Pietranera : Quelle insolence envers moi-même ! disait-il ; pourquoi croirai-je avoir plus d’esprit aujourd’hui que lorsque je pris ce parti » (p.486-87) ; « Combien de fois en votre vie, lui dit-elle avec la hauteur la plus sombre, combien de fois avez-vous ouï que j’avais déserté un projet une fois énoncé par moi ? ». Cf. a contrario : « …la duchesse se disait quelquefois : Si le ciel voulait que Ferrante fût devenu tout à fait fou ou manquât de courage, il me semble que je serais moins malheureuse. Dès ce moment ce demi-remords empoisonna l’estime que la duchesse avait pour son propre caractère. Ainsi, se disait-elle avec amertume, je me repens d’une résolution prise : je ne suis plus une del Dongo ! » (p.512).
[6] « Le comte n’avait pas de vertu ; l’on peut même ajouter que ce que les libéraux entendent par vertu (chercher le bonheur du plus grand nombre) lui semblait une duperie ; il se croyait obligé à chercher avant tout le bonheur du comte Mosca della Rovere… » (p.375) ; de même pour Fabrice : « Le goût de la liberté, la mode et le culte du bonheur du plus grand nombre, dont le XIX° siècle s’est entiché, n’étaient à ses yeux qu’une hérésie qui passera comme les autres, mais après avoir tué beaucoup d’âmes […] Et malgré tout cela Fabrice lisait avec délices les journaux français, et faisait même des imprudences pour s’en procurer » (p.195) ; cf. p.689, ajout sur l’exemplaire Chaper : « A l’amour pour Napoléon avait succédé avec le temps la passion pour les journaux ; quelquefois en 1821 ils osaient admettre une phrase sur le prisonnier de Ste-Hélène, en la lisant notre jeune Monsignor devenait pourpre et ses yeux se remplissaient de larmes. Il se fût précipité dans un gouffre pour Napoléon, il avait accepté les grandes vérités qui avaient effrayé le Prince comme les règles du Whist et les croyait par paresse… (Beaux combats si ces vérités eussent engagé la bataille avec Napoléon.) ».
[7] « Pourquoi l’historien qui suit fidèlement les moindres détails du récit qu’on lui a fait serait-il coupable ? Est-ce sa faute si les personnages séduits par des passions qu’il ne partage pas, malheureusement pour lui, tombent dans des actions profondément immorales ? Il est vrai que des choses de cette sorte ne se font plus dans un pays où l’unique passion survivante à toutes les autres est l’argent, moyen de vanité » ; cf. p.546 : « Or, entre autres idées enfantines, le prince prétendait avoir un ministère moral ».
[8] « Mais savez-vous que ce que vous me proposez là est fort immoral ? dit la comtesse » (p.159).
[9] « Ma sottise a été de croire qu’il restait assez d’âme dans un courtisan véritable pour être capable d’amour (p.371)
[10] « Mais le plaisant, à mon âge, c’est que j’ai eu un moment d’enthousiasme [non sans susciter chez la duchesse « un accès d’admiration qui ressemblait fort à de l’amour » (p.534] en parlant aux soldats de la garde et arrachant les épaulettes de ce pleutre de général P… En cet instant j’aurais donné ma vie sans balancer pour le prince ; j’avoue maintenant que c’eût été une façon bien bête de finir » (p.537).
[11] « Vous demandiez à la princesse de prendre une décision, ce qui donne toujours de l’humeur aux princes et même aux premiers ministres » (p.562) ; « La princesse avait une répugnance marquée pour l’énergie, qui lui semblait vulgaire » (p.575).
[12] « On la disait fort dévote et fort amie de la solitude » (p.171) ; « …cette petite dévote m’a trompée ! Elle n’a pas su résister à son amant seulement pendant trois mois » (p.609)
[13] « …or l’animation, l’air de prendre part à ce qui l’environnait, étaient surtout ce qui manquait à cette belle personne. Quand on comparait sa beauté à celle de la duchesse, c’était surtout cet air de n’être émue de rien, cette façon d’être comme au-dessus de toutes choses, qui faisaient pencher la balance en faveur de sa rivale. En Angleterre, en France, pays de vanité, on eût été probablement d’un avis tout opposé » (p.354).
[14] « La forme seule du front eût pu annoncer à un observateur attentif que cet air si noble, cette démarche tellement au-dessus des grâces vulgaires, tenaient à une profonde incurie pour tout ce qui est vulgaire (p.357) ; « …faisait sortir la marquise [Clélia devenue marquise Crescenzi], pour un instant, de l’état de rêverie et d’incurie où elle restait habituellement plongée… » (p.629).
[15] « Mais elle a tant d’esprit, ou pour mieux dire tant d’âme… » (p.410) ; « Cette idée fut du désespoir pour cette jeune fille qui avait l’âme élevée » (p.352) ; « L’admirable singularité de cette figure dans laquelle les grâces naïves et l’empreinte céleste de l’âme la plus noble… » (p.355) ; «Je vous remercie et je vous comprends maintenant…vous avez une belle âme ! dit la duchesse, faisant effort sur elle-même » (p.359) ; « …cette idée si poignante pour une âme généreuse » (p.453)
[16] « Son cœur aurait-il parlé ? » (p.358).
[17] « …ainsi c’est elle qui l’a sauvé » (p.512).
[18] In Stendhal, Mémoire de la critique, Paris 1996, p.329.
[19] Cf. p.185 : « Le prince s’amusa, et l’on va juger du caractère tout de premier mouvement de la duchesse » ; « Je connais Gina, c’est une femme toute de premier mouvement ; sa conduite est imprévue même pour elle » (p.201).
[20] « …son but était de ne point faire d’aveu compromettant, mais la logique de la passion est pressante » (p.457).
[21] « Quelquefois son imagination ardente lui cachait les choses, mais jamais avec elle il n’y avait de ces illusions volontaires que donne la lâcheté. C’était surtout une femme de bonne foi avec elle-même » (p.154-55) ; mise à part sans doute la nature de son amour pour Fabrice qu’elle ne saurait s’avouer (p ; 177, 190, 213 : « elle trouvait quelque chose d’horrible dans l’idée de faire l’amour avec ce Fabrice qu’elle avait vu naître ; et pourtant que voulait dire sa conduite ? » ; cf. encore p.536, 586) et sur le point duquel sa franchise se mâtine de retenue (p.173), voire d’« un petit mensonge » (p.156).
[22] La question parcourt le livre, depuis le présage de l’abbé Blanès [« Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-être tu seras un homme » (p.43)] : « Un Français, élevé au milieu des traits d’intérêt personnel et de l’ironie de Paris, eût pu, sans être de mauvaise foi, accuser Fabrice d’hypocrisie au moment même où notre héros ouvrait son âme à Dieu avec la plus extrême sincérité et l’attendrissement le plus profond » (p.279) ; « Les juges sortis [qui lui ont appris la mort de son père putatif], Fabrice pleura encore beaucoup, puis il se dit : Suis-je hypocrite ? il me semblait que je ne l’aimais point » (p.465 ; cf. p.228) ; « …il [l’archevêque] alla jusqu’à accuser Fabrice d’hypocrisie » (p.596) ; même si le mot n’est pas prononcé, c’est aussi le sentiment du prince qui décèle en Fabrice, lors de leur première entrevue, l’engeance de l’homme d’esprit récitant les leçons de sa tante, tandis que lui-même débite « quelques phrases de Fénelon » (p.252-55) ; cf. enfin p.230 : « …l’hypocrisie me glace même en amour, et nos grandes dames visent à des effets trop sublimes. Napoléon leur a donné des idées de mœurs et de constance » (p.230).
[23] « Fabrice profondément religieux comme on l’est en Italie » (p.673, ajout sur l’exemplaire Chaper).
[24] Mérimée, op. cit., p.289 et328.
[25] « Tel est le triomphe de l’éducation jésuitique : donner l’habitude de ne pas faire attention à des choses plus claires que le jour » ; « Une autre particularité qui l’étonna presque autant, c’est que Fabrice avait pris au sérieux toutes les choses religieuses qu’on lui avait enseignées chez les jésuites. Quoique fort pieuse elle-même, le fanatisme de cet enfant la fit frémir. Si le marquis a l’esprit de deviner ce moyen d’influence, il va m’enlever l’amour de mon fils » (p.398-40) [Vaine crainte, tant le marquis a peu d’esprit et tant celui de Fabrice lui est étranger] ; cf. Mérimée, op. cit., p.328 : « Nos parents et nos maîtres, disait-il, sont nos ennemis naturels quand nous entrons dans le monde ».
[26] « …il est vrai qu’il ne songeait pas deux fois par mois [« six fois par an », ajout sur l’exemplaire Chaper, p.688] à tous ces grands principes. Il avait des goûts vifs, il avait de l’esprit, mais il avait la foi » (p.195). Cette foi tient pour partie à une croyance « par paresse » (cf. supra n.6), pour une autre à « sa demi-croyance dans les présages », dès lors que « penser à cette croyance, c’était sentir, c’était le bonheur » et qu’il eût éprouvé une répugnance invincible pour l’être qui eût nié les présages, et surtout s’il eût employé l’ironie » (p.219-20 ; cf. le Français, p.279, supra n.20 et p.689 l’ajout sur l’exemplaire Royer).
[27] « …il était clair qu’il ne récitait pas une leçon » (p.194) ; aussi bien a-t-il « le bonheur de trouver des réponses admirables » (p.192).
[28] Ainsi, entré dans l’église de Saint-Pétrone comme dans le seul lieu où il peut se tenir sans passeport, soudain il se jette à genoux (p.276-77).
[29] « Fabrice passa plus d’une heure dans cet extrême attendrissement, en présence de l’immense bonté de Dieu » (p.277 ; cf. p.279 cité supra n.20) ; « …son attention s’arrêtait avec bonheur sur le souvenir des cas où le présage avait été largement suivi par l’accident heureux ou malheureux qu’il lui semblait prédire, et son âme était frappée de respect et attendrie » (p.220) ; cf. p.688, ajout sur l’exemplaire Chaper : « Il avait de l’esprit et une âme toute entière à ce qui l’occupait dans le moment. Et cette âme si tendre venait-elle à être occupée des pensées de la religion, il avait pour la Madone des transports passionnés comme ceux que lui inspirait Gina Pietranera ».
[30] « Les courtisans, qui n’ont rien à regarder dans leur âme, sont attentifs à tout « (p.356) ; et pourtant rien moins que clairvoyants (p.186, 195).
[31] « Cette religion ôte le courage de penser aux choses inaccoutumées, et défend surtout l’examen personnel, comme le plus énorme des péchés ; c’est un pas vers le protestantisme » (p.278) ; « Elle ne fit point cette réflexion morale qui n’eût pas échappé à une femme élevée dans ces religions du Nord qui admettent l’examen personnel : “J’ai employé le poison la première, et je péris par le poison.” En Italie, ces sortes de réflexions, dans les moments passionnés, paraissent de l’esprit fort plat, comme ferait à Paris un calembour en pareille circonstance » (p.575). Au reste, Fabrice n’est pas incapable d’un tel retour sur soi (p.218 : « Mais grand Dieu ! ai-je bien le droit de trouver ces choses-là ridicules ? Est-ce bien à moi de me plaindre ? se dit-il tout à coup en s’arrêtant, est-ce que cette même croix ne vient pas d’être donnée à mon gouverneur de Naples ? »), mais sans le moindre soupçon de simonie, qui lui ferait horreur (p.278), alors même que les termes du prince pourraient l’évoquer (p.251), il reçoit son privilège « en véritable grand seigneur qui naturellement a toujours cru qu’il avait droit à ces avancements extraordinaires, à ces coups de fortune qui mettraient un bourgeois hors des gonds » (p.252), sans en être transporté tant, en tout cas, « la pensée du privilège » ne laisse pas de dessécher « cette plante toujours si délicate qu’on nomme le bonheur » (p.219).
[32] « …je faisais mon examen de conscience » (p.279).
[33] « Pour savoir de quoi l’on est coupable, il faut interroger son curé, ou lire la liste des péchés, telle qu’elle se trouve imprimée dans les livres intitulés : Préparation au sacrement de la Pénitence » (p.278)
[34] « Comme après un grand orage l’air est plus pur, ainsi l’âme de Fabrice était tranquille, heureuse et comme rafraîchie. - Je me trouve fort bien, je ne sens presque plus mes blessures, dit-il à Ludovic en l’abordant» (p.279).
[35] « …cette scène rappela son imagination sur la terre. Je n’ai que ce que je mérite, se dit-il, je me suis frotté à la canaille ».
[36] « Cet homme me croit un assassin et ne m’en aime pas moins, se dit Fabrice, tombant de son haut » (p.285).
[37] P.531. Cf. Armance, Paris, 1975, p.146-47 et Le Rouge et le Noir, Paris, 1972, p.435 : «La politique au milieu des intérêts d’imagination, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert. Ce bruit est déchirant sans être énergique. Il ne s’accorde avec le son d’aucun instrument ».
[38] « Il [Mosca] fut longtemps sans vouloir parler politique, et quand enfin on en vint à la triste raison… » (p.536).
[39] « …ce sont ces bêtes brutes qui vont décider de mon sort et du tien ! » (p.373 ; cf. p.367 : « …et je ne puis plus tenir ce tigre en respect… !) ; « Je n’a point plu à cet animal-là, se dit Fabrice »(p.194 ; « Cet anamal-là fait mon malheur ! s’écria le comte furieux » (p.394) ; « …mais ce sont des Rassi. Le monstre… » (p.368) ; « Quoi ! ce monstre… » (p.372) ; « …avec ces monstres de vanité et de rancune… » (p.374). Même Mosca est ainsi aimablement qualifié : « Elle le trouvait amusant et lui soutenait qu’au fond il était un monstre sans s’en douter » (p.148). A rebours, le « concert » du livre est accordé à la « joie naïve et tendre » de Fabrice qui, voyant tout « de haut », « semble dire : Il n’y a que l’amour et le bonheur qu’il donne qui soient choses sérieuses en ce monde » (p.204).
[40] « Cet homme [le prince] est sans excuse : il a de l’esprit, de la finesse, du raisonnement ; il n’y a de bas en lui que ses passions » (p.374) ; « …l’âme foncièrement basse du prince » (p.372), au demeurant pas « méchant homme » (p.187).
[41] Mérimée, op. cit., p.283-84.
[42] « Une fois entré dans cette sorte de jeu d’échecs… » (p.144) ; « « une cour, c’est ridicule, disait la comtesse, mais c’est amusant ; c’est un jeu qui intéresse, mais dont il faut accepter les règles. Qui s’est jamais avisé de récrier contre le ridicule des règles du whist ? Et pourtant une fois qu’on s’est accoutumé aux règles, il est agréable de faire l’adversaire chlemm » (p.153-54) ; « …à cette cour, dont les grandes intrigues, grâce à elle qui les lui expliquait, l’amusaient comme une comédie » (p.208) ; cf. les recommandations de Mosca pour Fabrice partant à Naples : « Crois ou ne crois pas à ce qu’on t’enseignera, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi qu’on t’enseigne les règles du jeu de whist ; est-ce que tu ferais des objections aux règles du jeu de whist » (p.179).
[43] « Tout souriait à la duchesse ; elle s’amusait de cette existence de cour où la tempête est toujours à craindre » (p.171) ; ainsi le salon de la marquise Raversi de repaire des libéraux (p.164 : « Dieu sait quels libéraux ») devient par la suite celui du « nouveau parti ultra » dans lequel Rassi se recycle (p.544).
[44] « Je serais plus libre sans doute à Rome ou à Naples, mais y trouverais-je un jeu aussi attachant » (p.187) ; « On peut juger de l’agitation de la cour, ce sont là les choses qui la rendent si amusante » (p.554).
[45] Sans même parler des « âmes de boue » (cf. p.369) qui sont parfaites à la cour : « sans honneur et sans humeur » (p.339).
[46] « …l’homme le plus habile et le plus grand politique que l’Italie ait produit depuis des siècles » (p.378).
[47] Comme la duchesse s’en avise : « Mais pour rien au monde je ne me chargerais d’amuser un ministre qui a perdu son portefeuille, c’est une maladie dont on ne guérit qu’à la mort, et…qui fait mourir » (p.335) ; non sans persifler le comte sur ce chapitre : « Le prince vous fait peur ; quand vous ne pourrez plus le voir, ce serait donc à moi à vous faire peur ? » (p.337).
[48] La formule a trait au récit de l’insurrection et de sa répression.
[49] « De tout ceci, on peut tirer cette morale, que l’homme qui approche de la cour compromet son bonheur s’il est heureux, et, dans tous les cas, fait dépendre son avenir des intrigues d’une femme de chambre » (p.565). Inversement, s’il est heureux, il peut montrer « un sang-froid parfait » pour tout ce qui ne regarde que ses intérêts d’ambition » (p.171), comme Fabrice, tant que son cœur n’a pas parlé, en use dans ses amours « avec le plus beau sang-froid » (p.189). Mais la vie de cour est incompatible avec « l’intimité parfaite » (p.451 ; cf. p.439) dont Fabrice et Clélia font l’expérience à la tour Farnèse.
[50] Après l’avoir écrasé de son mépris quand, devant la manière dont elle en use avec le prince, Mosca se décompose et que son « âme de courtisan » est « scandalisée » (p.330-32), la duchesse s‘insurge contre « l’omission courtisanesque des mots procédure injuste dans le billet du prince » (p.373) mais juge le comte avec rigueur et retenue : « Je ne vous reprocherai point d’avoir omis les mots procédure injuste dans le billet que vous écrivîtes et qu’il signa, c’était l’instinct du courtisan qui vous prenait à la gorge ; sans vous en douter, vous préfériez l’intérêt de votre maître à celui de votre amie. Vous avez mis vos actions à mes ordres, cher comte, et cela depuis longtemps, mais il n’est pas en votre pouvoir de changer votre nature ; vous avez de grands talents pour être ministre, mais vous avez aussi l’instinct de ce métier. La suppression du mot injuste me perd ; mais loin de moi de vous la reprocher en aucune façon, ce fut la faute de l’instinct et non pas celle de la volonté » (p.380).
[51] « …par ses infâmes habitudes de plate courtisanerie » (p.367) ; « …ses habitudes de bas courtisan » (p.373). Aussi bien le comte lui-même, en se comparant à Fabrice, reconnaît que la pratique des affaires ne va pas sans ternir son regard et gâter son sourire : « …et ces yeux-là la duchesse ne doit pas être accoutumée à les trouver à notre cour ! Ils y sont remplacés par le regard morne ou sardonique. Moi-même, poursuivi par les affaires, ne régnant que par mon influence sur un homme qui voudrait me tourner en ridicule, quels regards dois-je avoir souvent ? Ah ! quelques soins que je prenne, c’est surtout mon regard qui doit être vieux en moi ! Ma gaieté n’est-elle pas toujours voisine de l’ironie ?... Je dirai plus, ici il faut être sincère, ma gaieté ne laisse-telle pas entrevoir, comme chose toute proche, le pouvoir absolu…et la méchanceté ? Est-ce que quelquefois je ne me dis pas à moi-même, surtout quand on m’irrite Je puis ce que je veux ? […] Eh bien ! soyons juste ; l’habitude de cette pensée doit gâter mon sourire…doit me donner un air d’égoïsme…content. Et comme son sourire à lui est charmant ! il respire le bonheur facile de la première jeunesse, et il le fait naître ».
[52] Sans toutefois surestimer la portée de son « étourderie » (p.382) : « Mais bah ! ces gens-là sont-ils liés par quelque chose ? » (p.381). De son côté, si la duchesse se fait des illusions sur le mot qu’elle avait « obtenu » par son caractère et qu’il fallait seulement que le comte écrivît sous sa dictée (p.373), sans s’encombrer de logique ni d’étiquette (p.373-74), elle ne laisse pas de soupçonner sa bévue : « J’ai bravé l’autorité du prince le soir du billet, je puis m’attendre à tout de la part de sa vanité blessée : un homme né prince oublie-t-il la sensation que je lui ait donnée ce soir-là ? » (p.372).
[53] Quoi qu’en pense le prince : « …s’il y avait une révolution chez moi, ce serait elle qui rédigerait Le Moniteur, comme jadis la San Felice à Naples ! Mais la San Felice, malgré ses vingt-cinq ans et sa beauté, fut un peu pendue ! Avis aux femmes de trop d’esprit » (p.194-95).
[54] « Il faut avoir cette femme, se dit-il, c’est ce que je me dois, puis il faut la faire mourir par le mépris » (p.329) ; « …le prince peut avoir la fantaisie de faire exécuter ce malheureux enfant, et cela pour se venger du ton que la duchesse prit avec lui le jour de ce fatal billet » (p.381).
[55] Tel est le motif qui encadre la tempête sous un crâne le jour de l’arrestation de Fabrice : « Suis-je assez humiliée ! s’écriait-elle à chaque instant ; on m’outrage et, bien plus, on expose la vie de Fabrice ! et je ne me vengerais pas ! Halte-là, mon prince ! vous me tuez, soit, vous en avez le pouvoir ; mais ensuite moi j’aurai votre vie » (p.367) ; « Je hais le prince parce qu’il m’a trompée, et trompée de la façon la plus lâche […] Mais ce compte se réglera » (p.374). Aussi la vengeance résolue lui rend-elle une sorte de gaieté : « De ce moment une sorte de gaieté reparut dans le caractère de la duchesse. […] Dès que la vengeance fut résolue, elle sentit sa force, chaque pas de son esprit lui donnait du bonheur. Je croirais assez que le bonheur immoral qu’on trouve à se venger en Italie tient à la force d’imagination de ce peuple ; les gens des autres pays ne pardonnent pas à proprement parler, ils oublient » (p.487 ; cf. p.521 et 148). Au reste le motif est déjà prégnant lors de l’assassinat de son premier mari (p.49) et ne laisse pas de l’habiter : « Après la mort de l’excellent comte Pietranera, que, par parenthèse, tu aurais plutôt dû venger, au lieu de t’exposer contre un être de l’espèce de Giletti… » (p.286).
[56] Aussi bien entend-elle conjuguer les deux desseins dont Ferrante Palla sera l’exécuteur : « …elle qui autrefois, lors de son arrangement avec Ferrante, croyait tant réjouir Fabrice en lui apprenant qu’un jour il sera vengé (p.525 ; cf. p.528, 529) ; et seule l’indifférence de Fabrice mitige sa résolution (p.512, cf. supra n.5).
[57] Soit vingt (p.159 : « Notre politique, pendant vingt ans va consister à avoir peur des jacobins et quelle peur ! »), cinquante (p.174 : « La première qualité d’un jeune homme aujourd’hui, c’est-à-dire pendant cinquante ans peut-être, tant que nous aurons peur et que la religion ne sera pas rétablie, c’est de n’être pas susceptible d’enthousiasme et de n’avoir pas d’esprit ») ou cent ans (p.541 : « …car il faut cent ans à ce pays pour que la république n’y soit pas une absurdité »).
[58] Que la duchesse se refuse à sacrifier, quelque désir qu’elle en ait (p.372), par égard pour le comte qui, malgré sa nigauderie « de ce côté-là », lui offre un moyen qu’il n’emploierait pas pour lui et lui propose de l’en défaire : « Cette proposition plut extrêmement à la duchesse ; mais elle ne l’adopta pas – Je ne veux pas, dit-elle au comte, que dans notre retraite sous ce beau ciel de Naples, vous ayez des idées noires le soir » (p.567).
[59] Brouillon de la lettre de Stendhal en réponse à l’article de Balzac, p.734, 726.