Traduction : Lise Forment
James Siegel, « Tout autre est tout autre »
Préambule
Ce large extrait du chapitre 6 d'Objects and Objections of Ethnography de James Siegel (New York, Fordham University Press, 2011) s'impose par l'écho puissant qu'il confère au thème « La Beauté » de la rubrique « Intensités » de Transitions : et avec lui, la question de la beauté cesse d'être nécessairement grecque (voir les préambules des articles de Marcel Hénaff et de Claude Habib). Empruntant à Jacques Derrida la formule de son titre « Tout autre est tout autre », James Siegel déploie les arguments non moins que les apories du débat surgi à propos de l'ouverture du Musée du Quai Branly et de la fermeture de la partie ethnographique du Musée de l'Homme, et nous retrace l'histoire, « tissée d'ambiguïté », du traitement occidental des objets « exotiques » : faut-il les traiter comme des témoignages culturels de peuples lointains et étranges voire inférieurs, ou comme des objets d'art passibles d'un jugement esthétique en droit universel ? Le Musée du Quai Branly leur donne ce statut et semble de la sorte réparer un dommage symbolique infligé aux peuples qui en furent les producteurs. James Siegel nous interdit de tirer un simple réconfort d'un tel projet : non seulement le traitement politico-policier réservé aux « héritiers » de ces arts montre qu'ils continuent d'hériter plutôt, en chair et en os, du mépris dans lequel leurs ancêtres étaient tenus ; mais encore l'assimilation esthétique de ces objets inhibe un jeu de différences que le musée ethnographique autorisait. Rappelant comment Bataille voyait dans le document ethnographique offert au regard de la foule humaine une possibilité soudaine de voir son identité se troubler dans le miroir de l'autre, James Siegel nous montre comment une correspondance, mutuel transport de la beauté dans la magie et de la magie dans la beauté, hors toute universalité du jugement esthétique, peut se jouer dans la reconnaissance d'un trait commun entre un objet étranger et un objet familier. Tout n'est pas soluble, en somme, dans le contexte retrouvé des objets d'art. C'est par là que la réflexion de James Siegel rejoint - correspondance ? - celle que François Cornilliat nous livre ici même sur l'antagonisme entre l'approche rhétorique et l'approche esthétique de la littérature : le Musée d'Orsay et le Musée du Quai Branly n'appartiendraient-ils pas à la même configuration ?
H. M.-K.
Ethnologue travaillant essentiellement sur l'Indonésie, James Siegel, qui ne doit pas être confondu avec l'auteur de romans policiers et publicitaire du même nom, est professeur émérite à l'Université de Cornell (Ithaca, New-York, USA). Il a publié notamment Solo in the New Order. Language and Hierarchy in an Indonesian City (Princeton University Press, 1986) etNaming the witch (Standford University Press, 2006).
« Tout autre est tout autre »
James Siegel
21/10/2011
L’« Autre » qu’étudie l’ethnographie a toujours représenté les peuples dont la culture est différente de la nôtre. Ce type d’altérité est aujourd’hui suspecte ; elle l’est à tel point que la pratique même de l’ethnographie, notamment aux Etats-Unis, a été remise en question. Personne ne s’étonne de lire qu’une anthropologue américaine est partie loin de son pays vivre à l’autre bout du monde, qu’elle a acquis une maîtrise parfaite de la langue indigène, qu’elle a passé des années là-bas, et qu’elle n’y a découvert aucune différence majeure, à partir du moment où l’anthropologue ne s’occupe que des individus qu’elle a appris à connaître. Quand l’ethnographie prend cette forme, elle peut être accusée de saper ses propres prémisses. En France, les conclusions tirées de cette situation ont eu un tel retentissement que de nombreux ethnographes croient leur discipline en danger. L’ouverture du Musée du Quai Branly a signifié la fermeture de la partie ethnographique du célèbre Musée de l’Homme, dont les riches collections ont été transférées au nouveau musée. « En vérité on croit rêver [...]. Tout ce qu’on lit sur le sujet est invraisemblable », écrit l’éminent anthropologue Louis Dumont à l’annonce du projet[1]. Il est « invraisemblable » que le musée ethnographique puisse disparaître. Selon Dumont, il rend le travail des ethnographes accessible au public ; il constitue une part de son instruction. Il lui parle des peuples du monde, suggère Dumont. Sans le musée, le public resterait dans l’ignorance. On rêve éveillé si l’on croit pouvoir vivre sans l’ethnographie[2]. Au même moment, l’anthropologue Jean Jamin publie un article dont le titre demande : « Faut-il brûler les musées d’ethnographie ? »[3]. On répondra par l’affirmative si l’Autre de l’ethnographie n’est pas une catégorie simplement dépassée, mais aussi, comme beaucoup le pensent, moralement et politiquement suspecte.
Toute la question a été de déterminer quelle valeur accorder aux objets du musée. Les anthropologues ont vu dans le nouveau musée un musée d’art. Mais il y a eu débat. Dans son discours d’inauguration, le président Chirac affirme que l’objectif du musée est d’honorer des peuples qu’on a tenus en mépris par le passé. Le nouveau musée « rendr[a] justice à l’infinie diversité des cultures » et, ce faisant, « manifeste[ra] un autre regard sur le génie des peuples et des civilisations d’Afrique, d’Asie, et d’Océanie ». On pourrait sans doute croire que le Musée de l’Homme, le musée ethnographique d’où provenait l’essentiel des collections, avait précisément accompli cette mission. C’est la vocation de l’ethnographie, en effet, que de « rendre justice » à la diversité des peuples. Toutefois, à écouter le président Chirac, on a l’impression que le musée ethnographique devait être démantelé pour laisser place à « un autre regard » sur la diversité – des « peuples » et des « civilisations » à la fois. Et bien évidemment, la diversité exposée au Musée de l’Homme n’était que le reflet de la compréhension des peuples qui avait cours sous l’autorité coloniale. On a donc défendu la nécessité d’une approche entièrement différente, propre à dissiper l’aura du colonialisme émanant de l’ancien musée, et capable ainsi de refonder les relations liant la France à ses anciennes colonies[4]. Que la nouvelle institution ne porte pas de nom plus descriptif reflète l’impossibilité de trouver un terme adapté pour désigner des artefacts ethnographiques devenus objets esthétiques.
Dans son discours, J. Chirac ne cesse de parler par paires : ce sont tantôt les « peuples et civilisations », tantôt les « arts et civilisations ». Il n’y a pas eu de controverse à propos du mot civilisation, comme cela aurait pu être le cas cinquante ans auparavant. Mais, entre l’« art » et les « peuples », il a fallu faire un choix. Officiellement, chacun était censé trouver sa place, mais la plupart des ethnographes doutent qu’aucune place ait été laissée à leur recherche. Un débat passionné a eu lieu entre les ethnographes d’un côté et, de l’autre, les historiens de l’art, les conservateurs et les marchands d’art. Les discussions ont porté avant tout sur le choix des objets à exposer dans le nouveau musée. Ils venaient principalement (mais pas exclusivement) du Musée de l’Homme[5]. Dès lors, fallait-il encore les utiliser pour illustrer la vie des peuples ? Ou bien, fallait-il désormais les montrer pour leur valeur esthétique ? C’était une chose de trouver comment comprendre au mieux les « Autres » (sans oublier la question de l’identité exacte de ces « Autres », de nos jours ou dans le passé) ; c’en était une autre que de savoir comment les « honorer ». Il fallait « multipli[er] les points de vue » afin de redonner une certaine « profondeur » aux « arts et civilisations de tous ces continents ». Pour cela, les vieilles opinions devaient être « dissipées ». Étaient remises en question non seulement les opinions dépassées des ethnographes, mais aussi celles que partageait le grand public. On devait réparer les torts faits aux peuples des anciennes colonies, et on y parviendrait grâce à l’exposition de leurs réalisations culturelles. Le mot autre était toujours prégnant ici, mais il circulait entre l’« autre regard » (le « nôtre », celui des spectateurs) et le nouveau statut des Autres (le « leur », celui de ceux qu’il fallait regarder autrement).
Entre les objets à regarder et ceux qui les regardent, il existe une relation que le discours du Président n’élucide pas. Voir l’exposition reviendrait à changer de regard, sans qu’on en puisse, à l’avance, établir la direction. La place traditionnellement accordée à l’« Autre » – le point de vue de l’ethnologie – devait être mise au rebut sans hésitation. Et ce, au profit d’un regard « plus ouvert et plus respectueux, en dissipant les brumes de l’ignorance, de la condescendance et de l’arrogance qui, dans le passé, ont été si souvent présentes et ont nourri la méfiance, le mépris, le rejet ».
La « condescendance », l’« arrogance », « la suspicion, le mépris » et le « rejet » seraient remplacés par l’admiration. Et, partant, le mérite qu’on reconnaîtrait aux objets rejaillirait sur les nations où ils avaient été fabriqués. Les étiquettes ethniques étaient conservées, mais elles avaient désormais le même statut que « médiéval », par exemple, dans « art médiéval ». On admirerait ces objets tout en mettant entre parenthèses les croyances qui les entouraient, sous prétexte qu’elles appartenaient au passé. Nul doute que le mérite ne revînt à la France d’avoir fait ce geste, d’autant plus que la haute valeur esthétique des objets glorifiait ce goût raffiné qui a fait la renommée de la France. Même si la plupart de ces objets avaient été réunis sous l’ère coloniale, même si leur propriété était souvent l’objet de controverses, la France pouvait être fière qu’ils fissent partie de son « patrimoine ».
Les objets étaient donc au centre du musée, comme ils le sont généralement. Mais, pendant quelque temps, les tenants de l’anthropologie sociale les avaient perdus de vue[6]. Au lieu de classer les peuples selon leurs biens, au lieu de rechercher leurs motivations profondes à travers les objets, les anthropologues s’étaient tournés vers l’étude directe des sociétés. Pendant quelque temps, l’anthropologie française avait suivi la même voie, se développant surtout (mais pas exclusivement) à l’extérieur du musée. Mais apparemment cela n’a pas suffi à dispenser les anthropologues de favoriser une vision des Autres dite moralement, culturellement et politiquement dépassée. Le musée était indissociable de l’ethnographie. Il n’était pas question de l’éliminer, mais elle devait à l’avenir prendre d’autres formes. L’ethnographie était censée avoir sa place au musée, comme en témoignait notamment la participation de Lévi-Strauss (un des auditoriums porte son nom). Mais le directeur du musée avait affirmé sans ambiguïté que les objets dépourvus de valeur esthétique n’étaient pas destinés à y être exposés[7].
Pour beaucoup d’anthropologues, la fermeture du musée ethnographique a, semble-t-il, marqué la fin d’une époque ; la situation de l’ethnologie était dès lors incertaine. Retracer l’histoire du traitement des objets dans les musées ethnographiques, c’était mettre le problème en perspective. Et c’est précisément ce qu’a proposé Benoît de l’Estoile dans une étude sur l’idée de l’Autre en France, analysée à travers l’évolution du musée[8]. Je suivrai sa démonstration dans les paragraphes suivants.
B. de l’Estoile débute par les cabinets de curiosités, ces collections d’objets bizarres, rassemblés sans ordre. Il cite l’étude de Krystoff Pomian sur les collectionneurs de la Renaissance. K. Pomian montre que certains de ces objets provenant de contrées lointaines étaient « ramassés non pas pour leur valeur d’usage mais à cause de leur signification, en tant que représentants de l’invisible : des pays exotiques, des sociétés différentes, des climats étranges[9] ». On a fini par distinguer ces objets de ceux que l’on considérait comme des objets d’art. Le cabinet de curiosités rassemblait des objets sans aucun principe de sélection. Selon B. de l’Estoile, il faisait office d’encyclopédie du monde. Certains objets, trouvés à l’autre bout du monde, n’étaient plus que des signes marquant la distance et l’inconnu – d’où une généralisation de l’Autre, devenu plus ou moins l’équivalent de quelque chose d’inconnu, de n’importe quoi d’inconnu, venant de n’importe quel lieu.
Avec l’essor de la science, on a commencé à classer ces objets et à les distinguer des objets d’art. L’effort de classification est au fondement des collections ethnographiques. Dès ses origines, l’ethnographie a domestiqué l’étrange, et ce, au sens presque littéral du terme : elle lui a donné un toit. Elle a réduit son étrangeté en montrant sa rationalité ou sa place dans la pensée scientifique. C’est précisément cette tentative qui aujourd’hui est jugée inutile ou, pire encore, qu’on classe dans les démarches anachroniques. Ceux d’entre nous qui croient montrer des modes de vie contemporains et échapper à cet anachronisme ne sont pas pour autant lavés de l’accusation qui lui est associée : nous confisquons la parole des Autres et parlons à leur place. Exposer autrement d’anciennes collections constituerait peut-être une forme de communication plus directe entre les cultures, si seulement le nouveau musée pouvait se libérer de l’aura du primitif, selon le souhait de Jacques Chirac, et s’il pouvait être rattaché à un « héritage » national[10].
Les germes du conflit entre l’ethnographie et l’art étaient déjà présents au dix-septième siècle, au moment de la scission entre cabinets de curiosités et galeries d’art : les objets à considérer dans un intérêt scientifique ont été séparés des objets à apprécier pour leur valeur esthétique. Mais la place des objets a souvent été débattue. Devait-on les considérer comme le témoignage d’un développement historique et culturel, ou devait-on les voir comme de l’art ? Des objets en provenance des Amériques et rassemblés pour le Louvre au milieu du dix-neuvième siècle, parce qu’ils témoignaient des origines de l’art, ont été transférés au nouveau musée du Trocadéro à la fin de ce même siècle, quand il a été décidé qu’en réalité, ce n’était pas le cas. « Ils n’étaient pas les témoins d’une grande page de l’histoire de l’humanité, pas plus que d’un art à part entière[11]. »
Le Musée d’ethnographie du Trocadéro, fondé parallèlement à l’Exposition Universelle de 1878, était un développement de la recherche en sciences naturelles et de sa perspective évolutionniste. La pensée du temps venait renforcer une hiérarchie où les « sauvages » étaient au bas de l’échelle. Mais les collections et les classifications du musée ont eu aussi d’autres conséquences. Jean Jamin fait remarquer que « chaque pièce collectée, classée et présentée dans le musée, a non seulement valeur de témoignage [de l’histoire de l’humanité] (ce sera la notion d’objet-témoin), mais valeur de preuve, de pièce à conviction ». Selon Jamin, Rivet, le directeur du musée, employait le mot preuve, emprunté au droit, comme un moyen d’« assigne[r] à l’ethnologie une tâche de réhabilitation des cultures opprimées ou marginalisées[12] » : était alors prouvée la valeur de ces cultures sans cela mésestimées. Néanmoins, cette reconnaissance ne changeait rien à l’attention extrême qu’on accordait à la question des origines : les origines de la civilisation et les origines de l’art étaient au cœur de l’idée de collection. Rivet allait jusqu’à considérer la valeur esthétique comme un danger, puisque se concentrer sur ce point pouvait amener à négliger la collection des objets du quotidien, utiles à la classification des modes de vie[13].
Pour autant l’ethnologie a évolué sous l’ère coloniale, et l’idée de l’« Autre » est devenue peu à peu l’objet de différenciations. L’Exposition Coloniale de 1931 voulait illustrer les voies par lesquelles le colonialisme « “mett[ait] en valeur” des ressources naturelles laissées inexploitées par les indigènes ». On incluait dans ces ressources les peuples eux-mêmes, qu’on disait en marche vers le progrès, sous l’égide coloniale. C’est ainsi qu’a été abandonnée la vision statique de « races » demeurant une fois pour toutes ce qu’elles étaient à l’origine. L’ethnographie avait pour tâche de compléter cette encyclopédie. Y inclure l’« Art nègre », jugé assez ancien pour montrer l’origine de cette évolution[14], a ouvert la voie à l’étude d’esthétiques particulières à telle ou telle culture. L’exégèse ethnographique de l’art s’est ainsi trouvée dégagée d’une croyance populaire qui ne cessait de se perpétuer : l’idée d’un Autre réduit à une simple généralité et synonyme de sauvage. C’est ainsi, par exemple, que Michel Leiris, grand collectionneur d’objets pour les musées ethnographiques et ami de Picasso, a pu remarquer à propos d’un des masques de son ami fabriqués en Côte d’Ivoire, qu’il s’agissait d’« une combinaison d’éléments quasi géométriques dont chacun, en même temps qu’il est perçu comme existant de façon relativement autonome, s’allie aux autres et prend valeur de signe dans le tout à partir duquel le spectateur reconstitue imaginairement le visage »[15]. Une fois qu’on sait que le visage n’est pas une imitation de la nature, mais une construction faite de formes quasi-géométriques, on peut combiner ces formes mentalement et trouver un visage[16]. On commence à lire les éléments plastiques comme des signes. En les lisant, on obtient bien un visage mais, sans le code, on ne peut rien lire ; on reste alors prisonnier de la généralité, et donc, potentiellement, de l’idée de sauvage. Il y a une esthétique particulière, une esthétique qui n’est pas la « nôtre », grâce à laquelle on comprend que l’objet est un masque doté d’une identité particulière. Sans cette esthétique, le masque semble représenter une intention chaotique, un cauchemar du sauvage, peut-être. Malgré tout, lorsqu’il nous touche, le masque semble parler de quelque chose qu’on ne peut pas saisir, mais dont on peut néanmoins avoir l’intuition. C’est beau, disons-nous. En revanche, une fois que nous connaissons le code, nous savons ce que « dit » le masque. Les idées kantiennes de beauté et de plaisir ne s’appliquent plus alors, pas plus que celle de sauvagerie : toutes sont bannies au profit de la compréhension ; et l’on a besoin de l’ethnographie pour faire naître une telle compréhension.
Mais la compréhension du grand public n’a pas connu la même évolution que l’ethnographie. Alors que celle-ci a montré les spécificités des différentes cultures, la mentalité populaire est restée attachée à ce spectre d’altérité, à cette vision globale, de laquelle l’ethnologie avait su se libérer. D’où l’importance de l’« art nègre », désignant certains objets d’Afrique ou d’Océanie dont on a « découvert » la qualité d’art. Cette découverte a été confirmée par l’intérêt d’artistes tels que Picasso, Matisse, Vlaminck et d’autres, mais à ces objets ont apparemment continué de s’appliquer les deux traductions de l’expression en anglais : black arts et Negro arts. Le mot art faisait signe vers ce qui est digne de considération. Ce que l’autre terme impliquait, c’était une compréhension de cet art comme « sauvage », voire magique. Le « Rapport général » de l’exposition de 1931 indique qu’« il ne faut [...] guère d’imagination pour évoquer devant ces masques, ces sculptures, les cérémonies sanguinaires des cultes abolis, les fêtes monstrueuses dans les clairières, les étranges mariages de l’amour et de la mort[17] ». Beauté et sauvagerie rivalisaient alors, ou se confortaient peut-être mutuellement dans les jugements que portait le grand public sur ces objets.
L’histoire du traitement réservé aux objets en question est tissée d’ambiguïtés. D’une part, l’ethnologie a toujours été accusée de recourir à des stéréotypes raciaux, même quand elle s’efforçait de combattre cette vision trop générale des « sauvages ». D’autre part, l’intérêt esthétique a évincé l’ethnologie en ignorant la place des objets dans la vie sociale ; il a donc été accusé d’ethnocentrisme car, en occultant les conceptions esthétiques autochtones, en négligeant les peuples qui fabriquaient ces objets, il les a laissés à la merci de préjugés dommageables. Reste la question que soulève l’attrait esthétique apparemment inexorable d’objets dits « fétiches », qui, pour la plupart, étaient des objets religieux et magiques dans leur lieu d’origine. Malgré l’apparente disparition de l’Autre comme sauvage, les objets qui faisaient son intérêt nous attirent encore, sous un autre nom, sans soulever la question de l’existence d’un lien entre le beau et le magique. L’idée de beauté et celle de sauvagerie sont également intriquées chez Kant, par exemple, puisque le beau y est pensé comme originellement sauvage[18]. Dès lors, ce n’est pas une surprise de voir le beau et le « sauvage » apparaître de conserve. Au Quai Branly, la magie est entièrement subsumée sous une esthétique universelle. Un objet vaut la peine d’être regardé même si l’on ne sait rien à son sujet.
L’ethnologie française avait écarté le problème, non pas en évitant ce sujet de l’attrait magique ou esthétique, mais en se concentrant sur une question plus large. Paul Rivet, décrivant le projet du musée ethnologique et ses recherches, écrivait : « l’outil le plus humble, le plus imparfait, la poterie la plus grossière, a autant, sinon plus, de valeur à ses yeux [ceux de l’ethnologue] que le vase le plus finement décoré[19] ». Peu auparavant, Apollinaire se plaignait des conséquences d’un tel raisonnement. À propos du Musée du Trocadéro, ancêtre du Musée de l’Homme, il affirmait qu’il ne mettait pas en évidence ce qui valait esthétiquement, et expliquait par là sa faible fréquentation. Le musée, faisait-il remarquer, possédait « un grand nombre de chefs-d’œuvre des artistes africains ou océaniens ». Mais il ajoutait ces mots, qui anticipaient les critiques adressées au Musée de l’Homme : « les collections sont mêlées de façon à satisfaire la curiosité ethnique et non le sentiment esthétique[20] ». C’est précisément l’accusation qui sera reprise plus tard, notamment par Jacques Kerchache, marchand d’art et ami de Jacques Chirac, à qui l’on a attribué l’idée du nouveau musée[21].
L’ouverture du nouveau musée a donc provoqué un conflit de valeurs entre l’approche esthétique et l’approche ethnographique, qui, si l’on en croit l’argument des anthropologues, dépassait largement les limites de la discipline. Les cris qu’ils ont poussés à la fermeture de la partie ethnographique du Musée de l’Homme venaient du fond du cœur. C’est par ces mots que Louis Dumont, que nous avons cité plus haut, continue sa colonne dans Le Monde :
Jusqu’au dix-huitième siècle chez nous, les arts comprenaient les arts mécaniques, soit l’artisanat, et les « beaux-arts ». Depuis lors, cette dernière catégorie s’est exaltée au point de coïncider avec l’Art absolument, mais maint artiste a continué à se considérer lui-même comme un artisan. On peut remarquer qu’en parlant d’« arts premiers » on impose en réalité la notion moderne de « beaux-arts » à des cultures qui ne la connaissent pas. Voulez-vous séparer l’art pariétal de Lascaux de l’artisanat ? Pour obtenir une égalité abstraite avec ce qui ressortit à notre propre culture, on nous propose de regarder les beaux objets d’ailleurs à travers les préjugés de bourgeois parvenus.
Quand on regarde ces objets, soit on recourt aux termes donnés par ceux qui les fabriquent – et, dans ce cas, on les « comprend » –, soit on est dans l’erreur. Celle-ci consiste à imposer à ces objets une esthétique, ainsi qu’une idée de leur place, qui appartient à une certaine culture, à une culture parmi tant d’autres, autrement dit à la culture au sein de laquelle le musée a été fondé. Les différences entre les cultures en sont rendues plus obscures, une fausse vision en résulte. L’accusation portée en retour contre les ethnographes est que même leur vision différenciée des peuples est désormais dépassée. Les différences sur lesquelles ils insistent ne sont plus pertinentes dans le monde d’aujourd’hui, et, une fois de plus, elles laissent la voie libre à tous les préjugés.
Le débat est complexe, et non dénué d’ironie. On accuse le musée ethnographique de renforcer une vision déformée de l’Autre, soit qu’il entretienne, contre son gré, l’idée de sauvagerie, soit qu’il favorise la vision d’identités culturelles figées aux temps coloniaux, désormais dépassées et avilissantes. Mais l’argumentation contre le musée d’art est similaire : il impose une esthétique aux objets – et donc aux peuples – au lieu de proposer une interprétation ; il est ethnocentrique.
Avant la fermeture de la partie ethnologique, l’intérêt populaire pour le Musée de l’Homme avait considérablement décru, non seulement parce que le musée manquait de financements, mais aussi parce que ce qui attirait les foules par le passé s’était comme évaporé. L’intérêt pour cet Autre de l’ethnographie s’était dissipé, sans doute en grande partie à cause du travail des anthropologues, qui avaient décrit avec soin la rationalité des sociétés qu’ils étudiaient, mais aussi parce que les peuples qui avaient fabriqué ces objets étaient connus sous leur nom d’ethnie, qui désormais, au lieu de les faire paraître exotiques, les privait absolument de tout lien avec les visiteurs du musée. Les peuples destinés à être honorés par le nouveau musée étaient des peuples dont l’appartenance ethnique était à présent dissoute dans l’appartenance nationale. Le glissement des identités ethniques aux identités nationales correspondait à un changement dans les mentalités populaires en Europe, facilité par la présence en métropole de populations issues des anciennes colonies : en France, ces populations n’étaient pas identifiées comme des individus de langue Wolof, par exemple, mais comme des Sénégalais, ou simplement comme des Africains. C’est l’étiquette inscrite sur leur passeport qui détermine ce qu’ils sont, non leurs ancêtres. Et s’il n’ont pas de visa français, ils sont expulsés vers leur « pays d’origine », autrement dit vers un État. C’est l’Etat, pas même la nation et en aucun cas l’appartenance ethnique, qui détermine l’identité à la fois d’un point de vue politique et, dans une moindre mesure, au musée. Il est vrai que des étiquettes ethniques sont encore associées aux objets du musée, mais l’honneur en revient aux citoyens des États.
Le nouveau musée conçu pour honorer certains peuples indique clairement qui y est honoré. Ce sont les héritiers du peuple qui a fabriqué les objets exposés ; ainsi se trouvent liés État et appartenance ethnique. Mais qui sont ces héritiers exactement ? À propos des sculptures nok fabriquées il y a deux mille ans mais réclamées par le Nigeria d’aujourd’hui, Anthony Appiah fait ce commentaire :
Lorsque les Nigériens demandent la restitution des sculptures nok en arguant qu’elles font partie de leur patrimoine culturel, ils réclament au nom d’une nation dont les frontières ont été tracées il y a moins d’un siècle les œuvres d’une civilisation vieille de plus de deux millénaires, produites par un peuple aujourd’hui disparu et dont nous ne savons rien des descendants. Nous ne savons pas si les sculptures nok avaient été commandées par des rois ou par des roturiers ; nous ne savons pas si pour leurs auteurs et pour leurs commanditaires elles appartenaient au royaume, à un seul homme, à une famille ou aux dieux. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est qu’elles n’ont pas été sculptées pour le Nigeria[22].
Les fameuses sculptures béninoises sont connues sous ce nom, mais l’honneur en revient-il au Nigeria, où la capitale du royaume béninois était située, ou bien à l’état voisin, au Bénin ? Comment peut-on, au nom d’une identité nationale, revendiquer des objets fabriqués par ceux qui habitaient la région avant même le colonialisme et l’émergence des nations ? Faut-il qu’il y ait à tout prix un héritier ? S’il y a bien un héritier, qu’est-ce qui fait que de tels objets se transmettent ? Leur influence sur des artistes de la postérité ? Les liens généalogiques entre les peuples ? La fierté nationale pour ceux qui vivaient là dans le passé ? Le simple fait de voir ces objets et de les aimer ?
Le nouveau musée revendique l’universalité de ces objets : quiconque, d’où qu’il vienne, est capable de les apprécier d’après une idée générale de la beauté, qu’il partage avec tous les êtres humains. Une fois admise, la désignation par l’appartenance nationale renvoie au mieux l’analyse ethnographique à l’histoire de l’art. Peut-être qu’elle explique les conditions de vie d’une société révolue, mais un tel savoir n’est que facultatif quand on s’intéresse à la valeur des objets. À partir du moment où ce qui importe dans la désignation de l’objet, c’est l’appartenance nationale, autrement dit sa place dans le monde politique d’aujourd’hui et donc dans le monde envisagé comme un tout, on en vient à mesurer sa valeur d’après une esthétique universellement valide. Tout un chacun peut éprouver du plaisir face à ces objets, aussi bien les Parisiens – pour ne pas citer ceux qui, venus d’ailleurs, pourraient visiter le musée –, que les habitants du Nigeria, par exemple, parmi ceux que l’on désigne comme les « héritiers » de ces objets. Quelle qu’ait pu être la vocation rituelle de ces objets, elle appartient au passé et n’est qu’accessoire pour déterminer leur statut contemporain. Aujourd’hui, ces objets sont beaux : ils ont été beaux d’emblée, mais ils le sont encore et pour toujours ; ils étaient beaux dans le passé et ils le resteront à l’avenir, en tout temps et en tout lieu.
<L’idée d’une universalité du jugement esthétique est synonyme d’une réduction des différences culturelles de toute sorte. Ancien conservateur puis directeur du Musée national d’art moderne, Germain Viatte, qui a mené la réalisation du Quai Branly à son terme, considère qu’il est impossible d’éviter une rencontre avec l’étranger à Paris. On y est « constamment confronté », ici même. « On ne peut plus parcourir nos villes sans être constamment confronté à l’altérité culturelle[23] ». Mais la familiarité dissipe l’exotisme ; l’altérité pure et simple a disparu. L’exotique s’est évaporé ; l’étranger n’est plus étrange. Toutefois il existe encore des « cultures exotiques » ; aussi a-t-on eu besoin d’une nouvelle sorte de musée pour répondre à ce « changement des comportements de nos pays européens à l’égard des cultures exotiques[24] ».
Restreint aux limites du musée et bien distinct du peuple d’origine désormais rebaptisé, l’exotique a toujours une place. L’anthropologie a été accusée d’exotisme, mais dorénavant, celui-ci aura une place assurée au sein de l’art. Le musée saura préserver l’exotique, alors que l’anthropologie, au rebours de l’accusation qui pesait contre elle, le réduisait à du familier. Le travail des anthropologues, de ce point de vue, est terminé. Déjà familiers de l’altérité, nous n’avons plus besoin de personne pour nous l’expliquer. « Ils » sont désormais compris.
Mais il existe encore un « ils » : il s’agit notamment de ceux qu’on voit à Paris et qui viennent des anciennes colonies ; et au-delà d’eux, pour ainsi dire, dans leur passé ou du moins dans un autre lieu, l’exotique persiste. Actuellement, il est toutefois bien isolé à l’intérieur du musée. Dans le musée nouvellement conçu, l’exotique ne contamine pas les immigrants d’aujourd’hui. L’universalisation du jugement esthétique que valorise à présent le musée les a purgés de tout exotisme. Ils ne font plus apparaître de spectres.
Le Quai Branly, assurément, a pour mission de favoriser la bonne entente entre la France et ses anciennes colonies. Les accusations portées contre le musée ont toujours reposé sur son ethnocentrisme, et c’est vrai qu’il impose une notion de la beauté propre à notre culture. Une autre interrogation concerne l’objectif politique lui-même : est-il bel et bien atteint ? C’est une opinion assez différente de celle du président Chirac qu’exprime l’ancienne Ministre de la Culture et du Tourisme du Mali, Aminata Traoré. Voici ce qu’elle a tenu à dire dans une lettre ouverte au président français à l’occasion de l’ouverture du musée :
Nos œuvres ont droit de cité là où nous sommes dans l’ensemble interdits de séjour...
Les œuvres d’art, qui sont aujourd’hui à l’honneur au Musée du Quai Branly, appartiennent d’abord et avant tout aux peuples déshérités du Mali, du Bénin, de la Guinée, du Niger, du Burkina-Faso, du Cameroun, du Congo. Elles constituent une part substantielle du patrimoine culturel et artistique de ces « sans visa » dont certains sont morts par balles à Ceuta et Melilla, et des « sans papiers » qui sont quotidiennement traqués au cœur de l’Europe et, quand ils sont arrêtés, rendus menottes aux poings à leur pays d’origine.
Dans ma « Lettre au Président des Français à propos de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique en général », je retiens le Musée du Quai Branly comme l’une des expressions parfaites de ces contradictions, incohérences et paradoxes de la France dans ses rapports à l’Afrique. À l’heure où celui-ci ouvre ses portes au public, je continue de me demander jusqu’où iront les puissants de ce monde dans l’arrogance et le viol de notre imaginaire[25].
En effet, quiconque vit dans certains quartiers de Paris a toutes les chances de tomber, au coin de la rue, sur un groupe de policiers encerclant un sans papiers, généralement africain, mais aussi, assez souvent, indien, pakistanais ou chinois (la liste n’est pas close).
« Honorer » les peuples qui ont fabriqué les objets exposés au Quai Branly n’améliore donc en rien les conceptions politiques et économiques menant à l’expulsion de travailleurs immigrés hors de France. On se demande si la notion kantienne de beauté ne révèle pas trop clairement son fondement de « sauvagerie », quand elle est appliquée à l’art du musée. Le préjudice serait ici d’autant mieux dissimulé sous le couvert du beau, et ainsi préservé. De ce point de vue, le préjudice ne consisterait plus à rejeter directement l’étranger perçu comme insupportable. L’idée de sauvagerie serait plutôt conservée, en cachette, dans certaines formes culturelles (des formes culturelles honorables), puis appliquée, sans doute inconsciemment, à ceux qui « héritent » de ces formes et restent ainsi contaminés, « jusqu’au fond des entrailles », pour ainsi dire.
Du moins est-ce une possibilité. Mais il me paraît improbable que les expositions muséographiques produisent cet effet. Pour avoir un autre point de vue, on peut se tourner vers un homme qui s’est intéressé aux musées en général, et aux musées ethnographiques en particulier. Selon Georges Bataille, en 1930, les musées suscitaient le désir d’être semblable à ce qui était exposé : « Le développement des musées a évidemment excédé les espérances même les plus optimistes des fondateurs. Non seulement l’ensemble des musées du monde représente aujourd’hui un amoncellement colossal de richesses, mais surtout l’ensemble des visiteurs des musées du monde représente sans aucun doute le plus grandiose spectacle d’une humanité libérée des soucis matériels et vouée à la contemplation ». Le dimanche, il observe la foule qui sort du Louvre : « Il faut tenir compte du fait que les salles et les objets d’art ne sont qu’un contenant dont le contenu est formé par les visiteurs : c’est le contenu qui distingue un musée d’une collection privée[26] » . Ce que les visiteurs voient, ou plutôt comprennent, ce n’est pas ce qui leur est donné à voir. Ils voient autre chose, et cette autre chose est produite par une identification avec les figures qu’ils ont « contemplées » : « Les tableaux ne sont que des surfaces mortes et c’est dans la foule que se produisent les jeux, les éclats, les ruissellements de lumière décrits techniquement par les critiques autorisés. Les dimanches, à cinq heures, à la porte de sortie du Louvre, il est intéressant d’admirer le flot des visiteurs visiblement animés du désir d’être en tout semblables aux célestes apparitions dont leurs yeux sont encore ravis[27] ». Bataille parle des visiteurs du Louvre, mais son propos renvoie aussi aux peuples dont les artefacts sont visibles dans les musées ethnographiques :
[...] lorsqu’un naturel de la Côte d’Ivoire met des haches de pierre polie de l’époque néolithique dans un récipient plein d’eau, se baigne dans le récipient et offre des volailles à ce qu’il croit être des pierres de tonnerre (tombées du ciel dans un coup de tonnerre), il ne fait que préfigurer l’attitude d’enthousiasme et de communion profonde avec les objets qui caractérise le visiteur du musée moderne. Le musée est le miroir colossal dans lequel l’homme se contemple enfin sous toutes les faces, se trouve littéralement admirable et s’abandonne à l’extase exprimée dans toutes les revues d’art[28].
La pulsion à l’origine du musée est universelle, dans la perspective de Bataille, mais le musée lui-même ne l’est pas. Il relève que le premier musée a été fondé par la Convention en juillet 1793, autrement dit pendant la Terreur. « L’origine du musée moderne serait donc liée au développement de la guillotine[29]. » Il suggère qu’il y a au musée un effet de foule – notion aussi récente que la possibilité de l’anonymat. En nous livrant à la contemplation « en privé », nous nous distinguons des autres et, ainsi, nous nous distinguons nous-mêmes avec davantage de certitude. Dans une foule, dit-on, nous perdons notre identité et nous nous abandonnons aux objets. Et si ce phénomène se produit dans un musée ethnographique, l’identification avec les objets est renforcée par l’idée d’évolution, qui fait de ceux qui sont exposés des versions antérieures de nous-mêmes.
Ce n’est pas par hasard que Bataille parle de hache de pierre et de guillotine. Il y a là un élément violent, voire révolutionnaire. La possibilité de s’identifier à l’Autre bouleverse les hiérarchies établies, en particulier quand cet Autre est étranger. C’est un phénomène indirect, qui passe par les objets, mais qui n’en est pas moins radical. Que les éléments exposés puissent être beaux et a priori dénués de toute signification politique dans le monde actuel, n’empêche pas que la hiérarchie du goût, un des fondements de la hiérarchie sociale, n’en soit bouleversée. Comme Nélia Dias, auteur d’une histoire du Musée du Trocadéro, le fait remarquer, « tout se passe comme si la mise en valeur d’un certain type d’objets extra-européens entraînait inévitablement la mise en question de la notion occidentale de l’art et, par conséquent, de celle d’objet d’art[30]. » Le musée offre la possibilité de critères de valeur en dehors de la norme. Et la reconnaissance de cette valeur rend le visiteur semblable à ceux qui ont fabriqué les objets ou à ceux qui y sont représentés, aussi « sauvages » qu’ils puissent être.
À l’origine, Jacques Kerchache, à qui l’on doit l’idée du Quai Branly, voulait installer les « arts tribaux » au Louvre. Apollinaire, avant lui, avait eu la même idée[31] : une exposition de la sorte changerait la hiérarchie du goût. En fin de compte, Kerchache a obtenu qu’un espace leur soit dédié au Louvre, et que ces œuvres soient donc élevées au rang de « chefs-d’œuvre » ; mais il n’est pas certain que les objets se trouvant actuellement au Louvre y resteront. En attendant, le Quai Branly établit leur valeur exceptionnelle. Mais le changement radical suggéré et espéré par Bataille n’est toujours pas d’actualité. L’intégration de ces œuvres reste équivoque, puisque ce changement en matière de goût n’introduit aucune diversité au sommet de la hiérarchie, à l’exception de quelques personnalités mises en vitrine[32]. Il n’est pas non plus certain, aujourd’hui, que cette intégration renouvelle les goûts. Au contraire, elle établit le « patrimoine » français. La France ne possède plus de colonies, mais nombre de leurs productions culturelles de très grande valeur sont attachées à la France : elles lui appartiennent, non seulement parce qu’elle en a la propriété, légale ou illégale, mais aussi à travers l’excellence du goût français, qui sait apprécier la beauté[33].
Se voir dans l’autre n’est limité ni géographiquement ni culturellement, c’est évident. Mais l’heure et le lieu où peut se produire le phénomène décrit par Bataille dépendent des conditions en présence. Lorsque Sartre, en 1948, commente un moment de ce type, on entre dans l’ère de la décolonisation. Dans son introduction à une anthologie de poésie caribéenne et africaine en langue française, éditée par Leopold Senghor, Sartre écrit :
Voici [dans leurs poèmes] des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus. Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie [...] Aujourd’hui ces hommes noirs nous regardent et notre regard rentre dans nos yeux ; des torches noires, à leur tour, éclairent le monde[34].
Personne n’avait jamais pensé à la possibilité d’un échange de regards entre les Blancs et les Noirs ; mais, par l’intermédiaire de cette poésie écrite en français, cet échange s’est produit. A posteriori il est apparu que celui-ci aurait toujours pu se produire et que, sans doute, il s’était déjà produit ; mais il était passé inaperçu. En se voyant dans les yeux du Noir, de l’Autre (notez le singulier), les Blancs découvrent que « notre blancheur nous paraît un étrange vernis blême qui empêche notre peau de respirer, un maillot blanc, usé aux coudes et aux genoux, sous lequel, si nous pouvions l’ôter, on trouverait la chair humaine, la chair couleur de vin noir ». À une époque où les Africains étaient accusés de pratiquer la magie, se permettre d’échanger un regard avec eux impliquait pour les Blancs de voir qu’ils leur étaient semblables, tout comme les visiteurs du musée s’identifient à ce qu’ils y voient. On parlait donc d’un risque de subversion politique, de révolution même. Voir le regard donné en retour par les Africains, c’est ne plus pouvoir compter sur cette légèreté légitime qui caractérise le quotidien des Blancs. Autre chose est logé en eux, autre chose auquel ils sont aveugles. Pour Viatte, à Paris, désormais emmitouflé dans un sentiment de familiarité, un tel moment n’est guère possible : il rencontre sans difficulté le regard du « Sénégalais », ainsi défini par son passeport. Mais pour Sartre, en 1948, sans cette rencontre, les Blancs s’aveuglaient sur eux-mêmes ; la vue leur serait rendue quand ils regarderaient les Africains en face : alors, tout serait différent. D’où la possibilité, à une autre époque, de cet Autre de l’ethnologie, dans et hors les murs du musée.
Ce moment est lié aux idées qui ont présidé à la fondation du Musée de l’Homme, et en particulier à l’idée de « document ». D’après Bataille et d’autres auteurs qui tous publient dans la revue Documents au cours des années 1929-1930, le document est au cœur du musée. C’est le cas de Paul Rivet, directeur du musée, et de Georges Rivière, qui précisent les objectifs du musée ethnographique dans les pages du périodique. Rivet, d’après Jean Jamin, considère les objets du musée comme des « documents ». Ils fournissent les « preuves » nécessaires pour mettre les peuples en valeur. Jamin emploie indifféremment les termes de preuve et de « témoin matériel ». L’emploi du terme « document » en anthropologie implique l’idée d’une valeur d’usage, pour reprendre la catégorie de Marx adoptée par Denis Hollier dans un texte sur la revue Documents[35]. La « valeur d’usage », dans ce contexte, a une double signification. Pour les ethnographes, l’expression renvoie à une égalité de valeur entre les objets, qu’il s’agit de considérer sans les juger. Leur mérite esthétique, par exemple, est sans importance ; ce qui compte, c’est leur provenance. En tant que tel, un document n’est pas interchangeable. C’est là que le mot rejoint l’idée de valeur d’usage chez Marx. La valeur d’usage est toujours singulière. Chez Marx, elle apparaît avant l’échange de l’objet contre un autre, au cours duquel survient nécessairement l’idée d’une valeur d’échange entre des objets comparables plutôt qu’uniques. Dans les conceptions ethnographiques de cette époque-là, seule importe la place qu’occupait l’objet dans son lieu d’origine. Cette idée conduit aisément à la notion de contexte. Qu’un objet ethnographique puisse ne pas être interchangeable, n’empêche pas de l’expliquer en décrivant sa place. Mais cette idée de place est un piège – après tout, les contextes varient sans cesse[36].
Le document n’est pas de l’ordre de la représentation. Plus précisément, il fait partie de ce qu’il documente, il appartient au temps d’où il vient ; mais, en tant que document, il est extrait de sa provenance. On dit donc qu’il « réfère » à son origine, en étant placé à une certaine distance de celle-ci. Mais quand il opère cette référence, le document n’est pas forcément chargé de tout son contexte originel. Il témoigne seulement de l’existence de sa provenance, il atteste que l’objet appartenait à tel moment et à tel lieu. Les réflexions qu’il suscite, quelles qu’elles soient, n’appartiennent pas au document à proprement parler. Le document dit ce qu’il dit ; en tant que document, il est irréfutable quand il affirme : « Ceci appartient à tel temps, à tel lieu ou à tel événement ». La question qu’il soulève n’est pas celle de son sens, mais celle de sa validité, du degré d’authenticité qu’on peut lui accorder. Les associations qu’il fait naître, quelles qu’elles soient, ne relèvent pas du document à proprement parler. En tant que document, il refuse toute spéculation.
Selon Bataille, le musée ethnographique offre des possibilités radicales liées précisément à ce changement de contexte se produisant lorsqu’un objet devient un document sans devenir un objet d’échange. Le document, bien qu’il résiste à toute possibilité de substitution, suscite néanmoins des associations dont l’origine réside dans une extériorité. Prenez, par exemple, un texte intitulé « Les Pieds Nickelés »[37]. Il y est question de personnages malicieux, issus d’une bande dessinée, et très populaires auprès des enfants français au début du vingtième siècle ; il y est aussi question du dieu aztèque Quetzalcoatl. Les deux pages qu’écrit Bataille à leur propos débutent ainsi : « Un dieu mexicain, ainsi Quetzalcoatl, qui s’amuse à se laisser glisser du haut des montagnes assis sur une petite planche, plus que tout autre chose exprimable avec le malheureux répertoire des mots usuels, m’a toujours paru être un Pied Nickelé ». Le Dieu (Quetzalcoatl) amuse, or la « liberté morale » dépend de l’amusement. Il doit y avoir quelque chose capable de nous rappeler cette nécessité, dit Bataille. Et c’est ce qu’il trouve dans Les Pieds Nickelés, dont il regrette qu’ils ne soient lus que par des enfants, ou presque. Mais destinés aux enfants issus de toutes les classes sociales, les Pieds Nickelés n’ont cessé d’être repris depuis leur première parution en 1908. « Je ne puis me défendre d’être grossièrement ravi à la pensée que des hommes, quelque peu sauvages, ne trouvant pas un tel paradis à leur portée, l’ont généreusement donné à des fantoches érigés en dieux, se réduisant eux-mêmes au rôle de jouet, au point de regarder curieusement, mais avec un grand couteau, ce qu’il y a dans le ventre du jouet criant. » Et il conclut ainsi : « quand un individu n’est pas un jouet, c’est qu’il est joueur, à moins qu’il soit les deux ensemble [...] L’amusement est le besoin le plus criant et, bien entendu, le plus terrifiant de la nature humaine. »
Si l’amusement est le besoin « le plus terrifiant » de la nature humaine, c’est parce que pleurer de rire revient à mettre de côté l’esprit de sérieux, et donc ce qui fait autorité. On pourrait tuer sans raison et sans sanction. C’est notre monde à tous avant que nous n’endossions les identités qui vont avec l’âge adulte : c’est le monde des enfants. Ce qui, en France, est abandonné aux enfants, les Mexicains l’ont confié à un dieu. Une chose ridicule, un fantoche, qui n’est grave qu’aux yeux des enfants, est pris au sérieux par les adultes « mexicains », qui lui confèrent même le comble du sérieux, cette gravité qui n’a pas de justification à donner et qui ne peut dès lors être distinguée de l’amusement. Aussi les enfants montrent-ils un possible que les adultes rejettent. Les adultes, en France, refusent d’élever ce qui est amusant, ce qui est ridicule, au rang de divinité. Et ce, à leur détriment. Les Mexicains satisfont ce besoin, mais nous ne le faisons pas. Ou plutôt, les adultes reconnaissent le besoin de s’amuser, puisqu’ils mettent Les Pieds Nickelés entre les mains des enfants ; mais, ensuite, ils les leur reprennent : « “La vie n’est pas un éclat de rire”, affirment, en effet, non sans la plus comique gravité, les éducateurs et les mères de famille aux enfants qui s’en étonnent. Ainsi, d’une main légère, leur donnent-ils des Pieds Nickelés en pâture, mais ils les leur reprennent brutalement de l’autre. » L’amusement, d’abord rétabli, est brutalement contenu. L’esprit de sérieux règne.
Dans la perspective de Bataille, Quetzalcoatl représente une sérieuse possibilité pour les Français, car voir l’image de ce dieu réveille une part enfouie de leur propre passé. Le passé dont il est question ici ne s’étend pas à l’histoire de l’humanité tout entière, mais se borne à ceux qui lisent les Pieds Nickelés, et pas forcément à chacun d’entre eux. Si l’on considère Quetzalcoatl comme le fait traditionnellement l’ethnologie, il reste là où il était à l’origine : au « Mexique », pour reprendre le terme qu’emploie Bataille. Son association avec un personnage familier de l’enfance, en revanche, ne suscite pas de la nostalgie pour un passé révolu : elle rend le dieu aztèque présent. Quetzalcoatl, l’espace d’un instant du moins, vit et officie en France.
Le manque de gravité qui caractérise Quetzalcoatl au Mexique devient important en France, à travers le souvenir d’un autre moment où l’amusement était pris au sérieux. Pour que l’amusement devienne sérieux à nouveau, nous n’avons besoin que de l’établissement d’une correspondance. Mais les Pieds Nickelés sont seulement un des points de convergence possibles avec ce dieu. Et il est douteux que, dans l’esprit de Bataille, les mêmes liaisons fonctionnent pour tous. Au musée, les gens complètent ce qu’ils voient. Comme nous l’avons déjà mentionné, c’est assurément un effet de la perte d’identité qu’on dit survenir au milieu des foules (rappelons que, pour Bataille, le musée coïncide avec la révolution et ses mouvements de foule). La perte d’identité permet une correspondance qui ne s’établirait pas si l’on contemplait Quetzalcoatl en privé. Mais il n’y a aucune certitude que chacun complète ce qu’il ou elle voit de la même manière ; il n’y a aucune certitude non plus que tous se reconnaissent une ressemblance avec les mêmes figures du Louvre. On ne peut pas savoir si l’élément qui déclenche la convergence est le même pour tous. La singularité ou la « valeur d’usage » sur laquelle insiste Bataille, rend cet élément impossible à déterminer. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il existe un moment de fusion entre ce qu’on voit et ce qu’on sait, d’une manière ou d’une autre, et que cette fusion n’est pas forcément provoquée par une ressemblance ou un quelconque autre attribut.
Si l’on reprend la manière dont Quetzalcoatl sur sa luge est perçu à travers les Pieds Nickelés, on remarque que la singularité même de l’objet venu d’ailleurs est la source de son efficacité pour communiquer avec ceux qui le voient au musée – c’est presque un paradoxe. Quetzalcoatl n’a de « sens » que si l’on emploie ce terme au sens large, comme il est employé dans le discours commun. Son « sens », c’est sa capacité à être confondu avec les Pieds Nickelés. C’est alors que Quetzalcoatl semble, d’une manière ou d’une autre, s’animer pour susciter de nouvelles pensées. Ce personnage venu d’ailleurs, exposé à présent au musée, fait alors référence à la France, ou plutôt à une France qui pourrait exister, voire qui existe mentalement. C’est précisément en sa qualité de document venu d’ailleurs qu’il infléchit le cours de la vie en France. Aucun archéologue mexicain, j’en suis sûr, ne reconnaîtrait Quetzalcoatl sous les traits que lui donne Bataille. Et c’est aussi de là qu’il tient toute sa force. Il échappe au Mexique pour créer de nouveaux « Français ». Il leur parle, leur dit qu’« ils » sont comme « nous ». Ou, plus précisément, que « nous » sommes comme « eux ». Nous sommes déjà comme eux ; mais nous ne le savions pas. Pour cela, il n’importait pas, et il n’importe toujours pas, de croire en Quetzalcoatl comme on croit en Dieu. Il n’est pas même nécessaire de mettre à nu la source de la correspondance entre ce personnage d’origine aztèque et la part cachée en « nous ». Il faut simplement que cette connexion, d’une manière ou d’une autre, peu importe comment, soit ressentie, et donc se déclenche.
C’est précisément parce que le document, en tant que tel, n’a pas d’autre sens que cette forme de référence étrange et restreinte, qu’il s’offre comme un défi à la reconnaissance. Par conséquent, la forme utilisée pour le reconnaître hors de son lieu d’origine, vient littéralement de loin : idiosyncrasique dans sa logique, invérifiable, et très vraisemblablement différente d’un visiteur à l’autre. À ce titre, on ne peut avoir la certitude de trouver une référence biographique qui explique cette connexion. On peut simplement affirmer que, d’après Bataille, c’est le cas dans cet exemple. Il semble nécessaire qu’il y ait un itinéraire de l’objet dans le regard du visiteur, mais même si certaines associations d’idée se produisent, elles ne peuvent pas être établies avec certitude.
Cependant, le lieu où Quetzalcoatl a été vu, importe : il s’agit du musée d’ethnologie, qui donne la grille de lecture permettant de domestiquer ce moment. Par « domestiquer », j’entends ici « donner un toit » aux perceptions que le musée a suscitées. L’« ailleurs », la distance de l’objet étranger par rapport à soi-même, est resitué géographiquement et culturellement. En s’appropriant l’objet, on le met en relation avec le lieu présent. C’est ainsi que le musée ethnographique pouvait renverser les hiérarchies culturelles européennes. Il y a une part d’étranger au sein de ces hiérarchies remaniées, mais il y a aussi une part, dans notre for intérieur, quoique oubliée et donc étrangère à nous-mêmes, qui nous permet de retrouver une place au sein de cette nouvelle structure. Le musée sert de catalyseur à leur articulation – involontairement, bien sûr.
Tel est l’Autre qu’on rencontre au musée ethnographique. Mais il ne prend pas la forme que voudraient lui donner les ethnographes. Quand Rivet employait le mot document, ce qu’il entendait par là était assez différent, plus proche de la notion d’authenticité, et se réduisait dès lors au schéma, imposé aux objets, qui leur garantissait une qualité de généralité[38]. L’interprétation qui partait des objets pour produire une meilleure compréhension des cultures avait le musée pour centre. Mais une autre sorte d’ethnographie s’est développée dans le monde anglophone, notamment avec Malinowski. Le séjour de longue durée, dans un lieu unique, accompli dans le but de montrer la rationalité des pratiques qui en organisent la vie, a détrôné l’étude des objets. On peut dire que le témoin, capable d’attester de la nature de la vie dans des contrées lointaines, a remplacé le collectionneur et l’analyste. L’étude des objets et l’étude directe des sociétés étaient toutes deux synonymes d’une domestication au sens positif du terme. Elles montraient l’humanité commune aux peuples étudiés et reliaient ainsi les peuples entre eux. L’ethnographie a choisi la voie de la généralité pour atteindre la même fin que celle que Bataille donnait au musée ethnologique, à travers l’exposition de la singularité : fonder un lieu pour l’étranger.
L’étude des objets a finalement semblé être dépassée quand les classifications évolutionnistes sont apparues tributaires d’identités figées qu’on attachait aux peuples ayant fabriqué ces objets, et ce, en dépit du travail que beaucoup ont accompli pour contrer cette tendance. Mais ce sont la réussite des deux méthodes ethnologiques, ainsi que les grands changements historiques qui sont survenus avec la fin du colonialisme, qui ont privé l’ethnographie des moyens nécessaires pour éveiller le goût de l’inconnu. Cela fait deux générations qu’il n’y a pas eu un anthropologue anglophone capable de s’adresser à ceux qui désirent se construire une culture générale, encore moins une figure telle que Bataille, qui reliait les peuples sur la base de différences incommensurables, car impossibles à généraliser.
Lorsque la place de l’objet pouvait être explicitée, le document avait rempli sa fonction. Autour de lui, se formait une vision de la vie quotidienne. Le document tel que Bataille le comprenait faisait plutôt office de moyen de communication singulier entre les cultures – singulier, car la signification de Quetzalcoatl expliquée par Bataille ne peut en rien être vérifiée. Elle demeure idiosyncrasique. On n’apprend pas grand chose au sujet des « Mexicains » – anachronisme qu’il emploie pour désigner les Aztèques –, mais on se sent en contact avec eux. Cette vision ne pouvait être érodée qu’à coups d’explications que les ethnographes avançaient patiemment sur le contexte local.
On peut reconnaître la différence entre ces deux types de document dans un passage du compte-rendu que Michel Leiris, parti à la recherche d’objets pour le Musée du Trocadéro, fait de son expédition en Afrique francophone. L’extrait suivant, issus de ses notes, a été rédigé au sud du Soudan français colonial :
Le vieillard qui m’enseigne depuis avant-hier les mystères de la société des masques me sort, pour la deuxième fois depuis hier, un texte étonnant en langue secrète. Je note le texte, je le relis à haute voix avec les intonations et le vieux, ravi, se lève, claque des mains et crie : « Pay ! Pay ! » (Bien ! Bien !). Mais au moment de traduire, tout se gâte. La langue secrète est une langue de formules, faite d’énigmes, de coq-à-l’âne, de calembours ( ?), de phonèmes en cascades, de symboles s’interpénétrant. Le vieux, qui s’imagine que je désire être initié réellement, applique ses principes habituels d’enseignement. Dès que je demande la traduction d’un mot ou d’un membre de phrase isolé il perd le fil, doit reprendre tout son texte d’un bout à l’autre, mais s’embrouille et, naturellement, me donne chaque fois un texte différent. Jouant tout à fait son rôle de professeur, dès que je l’interromps, il se met en colère et crie « Makou ! » (Silence !)[39].
Cette formule n’a d’efficacité que par l’exactitude de sa répétition, et non par son contenu sémantique. Mais ce qui est répété est incertain, non seulement parce que Leiris y entend des « coq-à-l’âne » et des « symboles s’interpénétrant », mais aussi parce que la formule varie à chaque répétition. Leiris fait l’hypothèse que le maître ne peut répéter fidèlement aucun mot du texte pris isolément, à moins de recommencer à partir du début. À chaque fois qu’on lui demande de s’exécuter, le maître donne un texte différent. Un autre exemple, toutefois, indique que Leiris se méprend sur ce que le maître est en train de faire : « Colère bleue contre un homme qui vient vendre des gris-gris et qui, quand je lui demande quelles sont les formules magiques qu’il est nécessaire de prononcer en s’en servant, donne, chaque fois que je lui fais répéter une de ces formules pour la noter, une version différente et, chaque fois qu’il s’agit de traduire, encore de nouvelles versions[40]. »
Le vendeur d’amulettes, quand il récite le texte qui doit accompagner leur utilisation, donne aussi, à chaque fois, une version différente. Le texte, semble-t-il, n’est jamais l’original. Ce n’est plutôt qu’une déclinaison possible de la parole magique. Le maître, dans le premier exemple, alors que Leiris lui réclame une traduction, comprend qu’aucun transfert d’une langue à l’autre n’est possible. Au lieu de cela, le texte magique s’exauce, pour reprendre une formulation de Benjamin, à chaque fois différemment. Le langage magique, ici, est un langage secret, ce qui signifie qu’aucune version originale, faisant autorité, n’est jamais révélée, et non que la langue dont la magie se sert est elle-même secrète. La série de « coq-à-l’âne » et de « symboles s’interpénétrant » qui accomplirait la magie n’arrive jamais. On ne peut jamais la comprendre, ni la répéter avec précision, et on ne peut en identifier tous les sons. C’est pourquoi Leiris s’en remet à une compréhension approximative de ces sons, et à la conclusion qu’il s’agit d’une fusion de symboles et de bruits d’animaux. Cependant, Leiris croit que cela peut arriver, que cela devrait arriver : il devrait y avoir une version identifiable, faisant autorité, et elle devrait être compréhensible. Il essaie de la noter avec exactitude – à la plus grande frustration de son maître, qui trouvait sans nul doute son élève idiot, et à la plus grande frustration de Leiris lui-même, qui de toute évidence avait la même opinion à l’égard de son maître et du vendeur de gris-gris.
Le « langage secret » est révélé à Leiris, mais jamais il ne le connaît. Le secret, ici, ne réside pas dans son contenu : que ce langage possède réellement un contenu est incertain. On n’apprend ce langage secret qu’en le répétant. Mais ce qu’on répète, on l’ignore. C’est comme si la magie arrivait d’une source différente et inassignable, à chaque fois qu’elle était employée. Le vieil homme sait que le secret ne dépend ni d’un contenu qui pourrait être paraphrasé ni de sa capacité à répéter exactement les mots sortis de sa bouche lors de sa récitation précédente. Le secret dépend plutôt de la capacité à reconnaître qu’il est « communicable », qu’il n’est autre que la possibilité de communiquer elle-même, et le maître se réjouit quand Leiris semble être touché de ce que lui – le maître – récite. Mais, lorsque Leiris interrompt la récitation pour demander qu’un des éléments soit réitéré, le maître y voit une grave « incompréhension ». La réitération est impossible ; aussi aucun texte ne peut-il se constituer. Il y a plutôt « itération », à la fois unique et, pourtant, semblable à une répétition : il semble ainsi que quelque chose ait été dit. Pour emprunter les termes qu’emploie Samuel Weber dans sa lecture de Benjamin, la pure médiation (ou la transitivité) des formules doit être acceptée comme telle[41]. C’est même une erreur que de recourir au terme de « formule », qui implique la répétition d’un même mot. Ce langage n’a pas de nom générique : ni celui de formule, ni celui d’incantation ne le désigne correctement. Ces titres voudraient dire que les mots réfèreraient à des versions vérifiables d’eux-mêmes, et cela est faux. La magie de ce langage ne dépend pas d’un manque de référence, mais d’un détachement par rapport aux références.
Quand quelque chose est communicable mais n’arrive pas, on ne peut guère prédire l’effet produit. Dans le cas de Leiris et de son maître, c’est d’abord le maître qui est furieux, puis vient le tour de Leiris. Il semble qu’au moins l’un des deux doive l’être. Ils sont en communication l’un avec l’autre, mais ils ont des avis incompatibles concernant la manière dont le langage magique fonctionne. Ce n’est pas seulement que Leiris ne « les » comprend pas, ne comprend pas « cet Autre ». Le maître aussi se méprend à la fois sur ce que veut Leiris et sur le langage magique lui-même. Supposons que ce langage eût fonctionné comme il était supposé le faire. Leiris aurait alors été initié et serait entré dans la société du masque. Il serait devenu l’un d’entre eux. Il « comprendrait » alors le langage magique à la façon d’un indigène. Une hiérarchie serait établie. On ne pourrait plus parler de la médiation du langage, mais simplement de son efficacité sociale, autrement dit de sa capacité, en fin de compte, à réaliser, d’une manière ou d’une autre, une intention, et donc à rendre opaque le moment que nous avons mentionné. La médiation du langage est ici marquée par la fureur qu’il suscite quand il permet de communiquer, mais pas d’unir – quand il met « côte à côte » sans créer de lien, quand il place les gens mentalement les uns à côté des autres, en transgressant les frontières culturelles certes, mais seulement pour faire la guerre.
Mais peut-être que la guerre n’est pas la seule possibilité. Il pourrait y avoir simplement cette confusion dont on fait l’expérience en sortant du musée, après avoir vu un objet doté d’une force esthétique. L’expression « force esthétique », ici, n’est pas adéquate. On ne juge pas ce qu’on voit comme s’il y avait une différence entre l’objet et soi-même ; on abandonne cette différence entre l’objet et soi-même. La force de la magie peut changer l’un en l’autre grâce à une forme de communication qu’on ne s’approprie jamais, mais qu’on éprouve seulement. Il y a encore de la magie au sein de la beauté ; mais la magie, dans les sociétés où elle est reconnue, peut renforcer de nouvelles identités. La confusion des identités à la sortie du musée, dans une société où l’existence de la magie est déniée, n’infléchit les rapports sociaux qu’indirectement. Au mieux, l’objet s’affirme à travers l’individu seulement de manière subreptice, sans que celui-ci en ait conscience. Il n’y a donc pas compréhension entre les cultures grâce au musée d’art ; il y a seulement communication. Et, comme cela a souvent été souligné, cette communication est très vite traduite en des termes esthétiques qui ne correspondent pas à la culture d’origine de l’objet. On voit la nécessité d’évaluer rigoureusement cette valeur de compréhension, en la confrontant à la valeur de communication – sans oublier la complexité qu’impliquent les différentes méthodes de compréhension. Et l’on ne confondra pas la valeur de communication avec l’idée d’une harmonie culturelle ou politique, si l’on prend conscience de l’incompatibilité des modes d’appréhension.
La magie, ainsi dissimulée dans un musée comme le Quai Branly sous le masque de la beauté, pourrait engendrer ces radicales possibilités du temps de Bataille et de Sartre ; mais à vrai dire, elle se trouve réduite à la compréhension contemporaine de l’esthétique. Une telle réduction sauverait l’honneur des peuples, tout en autorisant la courageuse expulsion de ceux que nous honorons hors de nos frontières. Cependant, il n’est pas certain que la magie ait été mise définitivement au rebut, ou que la domestication des « ethniquement autres » signe la fin du totalement autre.
[4] On peut trouver le discours du président Chirac sur le site du Musée du Quai Branly :http://www.quaibranly.fr/fr/actualites/actualites-par-rubriques/archives-des-actualites/m-jacques-chirac-president-de-la-republique-a-inaugure-le-musee-du-quai-branly/allocution-de-m-jacques-chirac-president-de-la-republique.html
[5] Pour un exposé en anglais sur la provenance des collections du Quai Branly, voir Sally Price, Paris Primitive : Jacques Chirac’s Museum on the Quai Branly (Chicago, University of Chicago Press, 2007), p. 81-110. Pour un exposé sur le conflit entre les ethnographes et leurs adversaires, raconté du point de vue des premiers, voir Bernard Dupaigne, Le scandale des arts premiers : la véritable histoire du Musée du Quai Branly (Paris, Mille et une Nuits, 2006).
[6] Ce changement a été plus précoce en Amérique qu’en France. Voir les plaintes de William Sturtevant qui, il y a quelques décennies, regrettait déjà que les anthropologues (américains) ne fissent aucun usage des collections considérables entreposées dans les musées (William C. Sturtevant, « Does Anthropology Need Museums ? », dans Natural History Collections : Past, Present, Future, éd. Daniel M. Cohen et Robert F. Cheney, Proceedings of the Biological Society of Washington, 82, Novembre 1969, p. 619-645).
[7] Dans un entretien, le directeur du musée constate que « les musées d’ethnologie ont souvent la faiblesse de présenter des productions contemporaines sans se livrer à cet exercice de discrimination ». Et il ajoute plus loin : « Ils ne se rendent pas compte qu’en n’acceptant pas les règles universelles, bonnes ou mauvaises, de l’art contemporain, ils s’excluent du jeu culturel ». C’est la valeur esthétique qui prime. Ceux qui s’opposent à cette idée ne comptent pas dans le « jeu culturel » et ne seront pas exposés dans les musées. Le directeur du musée donne pour exemple l’art contemporain inuit, qu’on ne montre jamais dans les mêmes lieux qu’Andy Warhol ou Yinka Shonibare, alors célébrés à la Biennale de Venise (« Un musée pas comme les autres : Entretien avec Stéphane Martin », Le Débat, n° 147, novembre-décembre 2007, p. 5-22, en particulier p. 19).
[8] Benoît de l’Estoile, Le Goût des Autres : De l’Exposition coloniale aux Arts premiers, Paris, Flammarion, 2007.
[9] Ibid., p. 213. Benoît De l’Estoile cite Krzystof Pomian (Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1987, p. 49).
[10] William Sturtevant a fait remarquer, il y a longtemps, que l’ethnographie, à ses débuts, n’a pas reposé sur les collections. Les objets amassés dans les cabinets de curiosité n’ont pas été au fondement de la discipline. Plus précisément, « l’ethnographie s’est plutôt développée à partir de la collection à l’écrit des us et coutumes des peuples, recueillis dans les récits de voyage et dans la littérature classique (par exemple les coutumes religieuses ou matrimoniales) – autrement dit, à partir de collections d’un autre genre » (« Does Anthropology Need Museums ? »). Mais, comme Sturtevant l’a également fait remarquer, le développement des collections muséographiques et celui de l’ethnologie ont été contemporains, ce qui confirme l’importance des objets. La situation en France était différente de ce qui se passait aux Etats-Unis. Le musée français était un lieu bien plus essentiel à la recherche ethnologique. En outre, les objets exposés à la vue du public, qu’on pouvait examiner en toute liberté et sans médiation, même s’ils étaient accompagnés d’une notice ethnographique, laissaient libre cours à une compréhension populaire des cultures, qui pouvait être assez différente de celle des ethnographes. La notion de sauvage, notamment – le terme savage est moins ambigu en anglais qu’en français –, restait ancrée dans les mentalités populaires. Faire de la provenance de ces objets une réalité nationale plutôt que tribale les laverait vraisemblablement de cette association.
[11] Rolande Bonnain, L’Empire des Masques. Les collectionneurs d’arts premiers aujourd’hui, Paris, Stock, 2011, p. 36. Pour l’histoire du Musée du Trocadéro, voir Nélia Dias, Le Musée d’ethnographie du Trocadéro (1878-1908). Anthropologie et muséologie en France, Paris, éditions du CNRS, 1990.
[12] Jean Jamin, « Documents et le reste... De l’anthropologie dans les bas-fonds », La Revue des Revues, n° 18, 1994, p. 15-24, en particulier p. 18.
[13] Selon Rivet, le Trocadéro, le musée ethnologique qu’il dirigeait, l’ancêtre du Musée de l’Homme, « pouvait [...] devenir un Musée des Beaux Arts, où les objets se répartiraient sous l’égide de la seule esthétique. Pauvre principe à la vérité qui n’aboutit qu’à distraire du tableau » que l’ethnographie donne. Il en résulterait une collection d’objets présentés au hasard (Georges-Henri Rivière, « Le Musée d’ethnographie du Trocadéro », Documents, vol. I, 1929 (republié en fac-similé par Jean-Michel Place, 1991), p. 54-58 (en particulier, p. 58).
[15] Michel Leiris, extrait de l’essai intitulé « La “Crise nègre” dans le monde occidental », dans Afrique noire : la création plastique (Paris, Gallimard, 1967) ; réédité dans Miroir de l’Afrique, éd. Jean Jamin, Paris, Gallimard, 1996 (p. 1138). Jean Jamin caractérise la démarche de Leiris décrite ici comme une intronisation des objets africains au rang d’art. Celle-ci ne passe pas par l’affirmation a priori d’une équivalence entre les œuvres d’art occidentales et les objets africains – équivalence qui serait entérinée par l’usage que font les artistes occidentaux de ces derniers. Cette intronisation passe bien plutôt par la démonstration de l’existence d’une esthétique africaine propre à ces objets (« Présentation » d’Afrique noire, dans Miroir de l’Afrique).
[16] Franz Boas a décrit dans des termes comparables des objets fabriqués par les Indiens de la côte nord-ouest des Amériques. Voir Boas, Primitive Art, Cambridge, Harvard University Press, 1927.
[17] Benoît De l’Estoile, op. cit , p. 54 ; il cite le Rapport général de l’Exposition (p. 377). Rodolphe Gasché souligne dans The Idea of Form que la notion de beauté, pour Kant, émane primitivement de la nature, autrement dit du monde sauvage indistinct (Stanford, Stanford University Press, 2003, p. 1-41).
[18] James Siegel écrit ici : « The idea of beauty and the idea of the wild are also mixed in Kant, for instance, the beautiful being originally wild, or, in French sauvage » [NDT].
[20] Apollinaire s’inquiétait aussi de la hausse des prix. La France était à la traîne, tandis que les conservateurs allemands possédaient des fonds à disposition : « Les fétiches qui se vendaient un louis il y a cinq ou six ans sont regardés aujourd’hui comme des objets extrêmement précieux [...]. Il est encore temps pour la France, dont les colonies si variées sont presque toutes riches en œuvres d’art, de sauver les restes de ces civilisations exotiques ». Il suggérait la fondation d’un nouveau musée, équivalent du Louvre, ce qui, en fin de compte, est restée l’idée dominante près d’un siècle plus tard (« Exotisme et ethnographie » [1912], dans Œuvres en prose complète, éd. Pierre Caizergues et Michel Décaudin, Paris, Gallimard, 1991, tome II, p. 473-476).
[21] À propos de Jacques Kerchache et du rôle qu’il a joué dans l’exposition des arts premiers au Louvre et au Quai Branly, voir Raymond Corbey, « Arts premiers in the Louvre », Anthropology today, 16, n° 4, août 2000, p. 3-6 ; et Price, Paris Primitive, p. 33-65.
[22] Anthony Appiah, Pour un nouveau cosmopolitisme, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 176 (traduit de l’anglais par Agnès Botz ; édition originale : Cosmopolitanism : Ethics in a world of Strangers, New York, W. W Norton, 2006). Appiah ajoute que les Nok, en tant que culture plutôt qu’en tant que peuple, pourraient néanmoins avoir des descendants. Pour autant, « si la société nok a disparu et que ses membres sont devenus autre chose, pourquoi ses descendants devraient-ils posséder un droit particulier sur ces objets, enterrés dans la forêt et oubliés depuis si longtemps ? Et même dans le cas où ils possèderaient ce droit particulier, pourquoi revendiquer ces œuvres au nom du Nigeria, où, admettons-le, la majorité de ces descendants réside aujourd’hui ? » (p. 177). Pour un élargissement de la discussion, voir James Cuno, Who Owns Antiquity ? Museums and the Battle over Our Ancient Heritage (Princeton, Princeton University Press, 2008), et notamment le chapitre 5 : « Identity matters », p. 121-145. Je dois à Magnus Fiskejö d’avoir porté ce livre à ma connaissance.
[23] « Un musée pour les arts exotiques ». Entretien avec Germain Viatte, dans Le Débat, 2000/1, n° 108, p. 75-84 (en particulier, p. 81)
[24] Une nouvelle sorte de musée était aussi en partie nécessaire parce que, parallèlement à ce changement, il devenait plus difficile de concevoir comment il fallait présenter ces cultures. D’après Benoît De l’Estoile, les dernières expositions ont, par exemple, été influencées par des formats empruntés aux media populaires. Le musée ethnographique a avant tout disparu à cause de l’indifférence qu’il suscitait, aussi bien au niveau de l’État – qui ne s’est pas montré très généreux à son égard pendant ses dernières années d’existence –, que parmi le public. En 2001, le Musée de l’Homme n’a accueilli que 110 000 visiteurs, soit deux fois moins que deux ans auparavant. Bien qu’avant-gardistes lors de la création du lieu, les parties du musée qui dataient de ces temps-là sont apparues dépassées, tandis que les galeries qui avaient été rénovées sont devenues « anachroniques » (Benoît De l’Estoile, op. cit.,p. 204).
[25] Aminata Traoré conclut sa lettre en apostrophant les objets du musée : « Pour terminer je voudrais m’adresser, encore une fois, à ces œuvres de l’esprit qui sauront intercéder auprès des opinions publiques pour nous. Vous nous manquez terriblement. Notre pays le Mali et l’Afrique tout entière continuent de subir bien des bouleversements. Aux Dieux des Chrétiens et des Musulmans qui vous ont contesté votre place dans nos cœurs et vos fonctions dans nos sociétés s’est ajouté le Dieu argent. Vous devez en savoir quelque chose au regard des transactions dont certaines nouvelles acquisitions de ce musée ont été l’objet. Il est le moteur du marché dit “libre” et “concurrentiel” qui est supposé être le paradis sur Terre alors qu'il n’est que gouffre pour l’Afrique. [...] N’entendez-vous pas de plus en plus les lamentations de ceux et celles qui empruntent la voie terrestre pour se perdre dans le Sahara ou se noyer dans les eaux de la Méditerranée ? [...] Si oui, ne restez pas muettes, ne vous sentez pas impuissantes. Soyez la voix de vos peuples et témoignez pour eux. Rappelez à ceux qui vous veulent tant ici dans leurs musées et aux citoyens français et européens qui les visitent que l’annulation totale et immédiate de la dette extérieure de l’Afrique est primordiale » (« Musée du Quai Branly : une lettre d’Aminata Traoré », Corinne Perron, 29 juin 2006, http://www.ustke.org/archives/musee-du-quai-branly-une-lettre-d-aminata-traore_art_211.html). Voir aussi sa « Lettre au Président des Français à propos de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique en général » (Fayard, Paris, 2005). A. Traoré parle au nom de « nos pays, le Mali et le continent africain tout entier », plaidant pour les parties aujourd’hui lésées, plutôt que pour les communautés d’antan. On peut alors se demander à quel titre elle apostrophe les objets. Est-ce à la manière de ceux qui les ont fabriqués, pour qui ils étaient souvent des objets rituels ou religieux, ou est-ce en tant que personnalité du monde littéraire contemporain ?
[28] Ibid. Cette « profonde communion » avec les objets est moins manifeste dans les musées d’aujourd’hui, où les appareils photos, omniprésents, se sont substitués aux yeux. Mais la remarque de Bataille est toujours d’actualité. Prendre des photos au lieu de simplement regarder les objets, c’est aussi répondre à leur attrait, quelle qu’en soit la raison ; à ce titre, on ne peut guère exclure la sauvagerie inhérente à la beauté, même si elle est désormais médiatisée par une culture de la célébrité et de la valeur marchande.
[30] Nélia Dias, « Le musée du Quai Branly : une généalogie », Le Débat, n° 147, novembre-décembre 2007, p. 65-79 (en particulier, p. 73-74).
[32] En témoigne la nomination de Rachida Dati, femme d’origine maghrébine, à la tête du ministère de la Justice. Ce ministère fixe des quotas d’expulsions, assez souvent par le biais de manœuvres illégales.
[33] C’est au titre de leur appartenance à un héritage, plutôt qu’au nom de leur caractère magique ou religieux – à quelques exceptions près (comme, dans une certaine mesure, Aminata Traoré) –, que les nations reconnues comme pays d’origine des objets du Quai Branly réclament leur restitution. Les controverses sur la propriété de ces objets renforcent les revendications identitaires nationales, et à ce titre, elles deviennent elles-mêmes l’objet de controverses politiques. Parmi les arguments avancés contre la restitution de ces objets, on soutient que les nations qui les recevraient n’ont pas les moyens de les conserver. C’est souvent un euphémisme pour désigner à mots couverts ces faits majeurs, connus de tous, que sont le vol et la revente des objets restitués. Si ces délits sont commis, ce n’est pas parce que les Africains n’estiment pas ces objets, bien évidemment, mais parce qu’au contraire ils comprennent leur véritable valeur. Leurs actes reflètent la relation étroite qui unit marché et musée en Europe. Il y a, en effet, un marché mondial. Non seulement l’idée même du Quai Branly a été conçue par un marchand d’art, mais se sont également tenues, à l’occasion de l’ouverture du musée, quatre ventes aux enchères d’envergure, proposant des objets du même type que ceux de l’exposition.
On peut se demander si des réclamations de ce genre auraient été faites, si les objets étaient restés au Musée de l’Homme. C’est possible. Mais, à quelques exceptions près, ces objets ne sont pas réclamés à cause de leur valeur religieuse ou magique, mais pour leur appartenance à un « patrimoine » ; or ce dernier terme semble bien plus étroitement lié à leur valeur en tant que biens marchands. La valeur ethnologique demeure une valeur d’usage. C’est une valeur moins précaire, mais toujours susceptible d’être échangée sur le marché. Les « patrimoines » des nations ont longtemps grossi de butins transformés en biens marchands. Chercher à dissimuler l’usage magique propre à beaucoup de ces objets, comme le fait manifestement l’État français, en substituant à cet usage l’idée d’une beauté transcendante devenue leur principal attribut, suscite des querelles quant à leur propriété. On pourrait y mettre fin sans difficulté, si l’on parlait d’artefacts religieux ou magiques dont l’usage est réservé à certains peuples. La question de savoir si les objets du Musée du Quai Branly ont été lavés de leur magie est toujours ouverte.
[34] Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », dans Léopold Sédar-Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, Presses Universitaires de France, 1948, p. ix.
[35] Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible », dans Les Dépossédés, Paris, Minuit, 1993 (texte d’abord paru en introduction de la republication de Documents, Paris, Jean-Michel Place, 1991), vol. i.
[36] James Clifford fait remarquer que l’objet ethnographique pouvait choquer de la même manière que les productions des surréalistes, par l’abandon de la différence entre culture savante et culture populaire. On pouvait exposer un objet en le disant de grande valeur (digne d’être vu, voire incontournable), alors qu’il avait été jugé sans intérêt jusqu’alors. Selon toute apparence le seul fait de l’exposer suffisait à produire cet effet (James Clifford, The Predicament of Culture : Twentieth-Century Etnography, Literature and Art, Cambridge, Harvard University Press, 1988, p. 117-151).
[38] « À l’heure actuelle, l’ethnographie ne doit plus être que comparée. Dans la période du début, il a été utile et même indispensable de donner des descriptions minutieuses et complètes de collections, de dresser des inventaires, d’accumuler des documents consciencieusement catalogués » (P. Rivet, « L’étude des civilisations matérielles : ethnographie, archéologie, préhistoire », Documents, 1, 1929, p. 130-134, en particulier p. 130). Le document, ici, peut d’abord être unique, mais il finit par appartenir à un type. C’est la réduction de la singularité, plutôt que son utilisation, qui semble avoir été le but de l’ethnographie selon P. Rivet.
[39] Entrée datée du 31 octobre 1931, rédigée selon toute apparence en Haute-Volta (Leiris, Miroir d’Afrique, p. 233).
[41] C’est ainsi que Samuel Weber interprète le langage magique théorisé par Walter Benjamin dans « On language as such and on the language of Man » (S. Weber, Benjamin’s – abilities, Cambridge, University Press, 2008). L’interprétation de Benjamin par Weber produit un Benjamin quelque peu différent de celui sur lequel se sont concentrés les lecteurs dans le monde anglophone. Approfondir une telle analyse permettrait probablement de développer les questions débattues ici dans des directions nouvelles et fécondes.