n° 5 - B. Tabeling, Voir ou ne pas voir le viol. L'Ethique du métadiscours
Littérarité n° 5
Préambule
En novembre 2017, le site des Salopettes, association féministe de l'ENS Lyon publiait sur son site une lettre ouverte adressée au jury de l'agrégation de lettres modernes 2017-2018 à propos d'un auteur au programme : André Chénier. La lettre ouverte, émanant d'agrégatifs et d'agrégatives, demandait au jury de l'agrégation une clarification à propos de l'un des poèmes de cet auteur - contenant selon la lettre une représentation de viol -, et, plus généralement, à propos de textes « présentant des discours idéologiques oppressifs », et cela notamment dans le contexte de l'explication de texte. En décembre 2017, à la suite d'une séance du séminaire de Transitions et de diverses discussions, Hélène Merlin-Kajman a repris ce même poème dans une saynète pour s'interroger sur l'effet produit par ce texte sur ses lecteurs et lectrices. Elle s'est demandé à son tour si ce texte représentait un viol et ce que le fait de le qualifier ainsi avait pour conséquence, pour ce texte et pour d'autres. Après la lecture d'une réaction à cette saynète, publiée dans la revue Malaises dans la lecture et signalée au comité de rédaction de Transitions par les auteurs et autrices de cette réponse, Brice Tabeling a entrepris de réfléchir à ce qu'impliquait selon lui de « voir le viol » dans ce cas, en se concentrant moins sur le texte de Chénier que sur les caractéristiques éthiques d'un discours sur la littérature.
M. F.
Brice Tabeling est actuellement en séjour de recherche à l'université de Cornell (Ithaca), il a soutenu en décembre 2017 sa thèse sur « L'Ecriture familière au XVIIe siècle en France » dirigée par Hélène Merlin-Kajman. Il est membre du comité de rédaction de Transitions depuis sa création et co-dirige le mouvement depuis 2016.
Voir ou ne pas voir le viol.
L'Ethique du métadiscours
Brice Tabeling
30/06/2018
Il y a quelques semaines, Transitions a reçu un message de la part de Camille Brouzes, Roxane Darlot-Harel, Anne Grand d’Esnon, Anne-Claire Marpeau, Jeanne Ravaute, Lola Sinoimeri et Matthias Soubise nous invitant à consulter un texte dont ils sont les auteurs écrit en réaction à la saynète d’Hélène Merlin-Kajman autour de « L’Oaristys » de Chénier, poème qui est cette année au programme de l’agrégation de Lettres modernes. Ce texte est publié sur le site malaises.hypothèses.org ; il s’intitule « Voir le Viol. Retour sur poème de Chénier ».
On s’en souvient : la saynète d’Hélène Merlin-Kajman réagissait en partie à une lettre ouverte adressée aux jurys de l’agrégation demandant des « clarifications » quant aux interprétations attendues (ou possibles ou souhaitables) du poème de Chénier et notamment sur l’opportunité ou non de l’usage du terme « viol » pour décrire ce qui s’y passe. Comme ils le précisent eux-mêmes, tous les auteurs de « Voir le viol » sont des signataires de cette lettre et certains d’entre eux ont directement participé à sa rédaction. Leur texte est donc la poursuite d’une discussion autour de l’usage du mot « viol » dans le commentaire du poème de Chénier, terme auquel Hélène Merlin-Kajman avait proposé de substituer celui de « quasi-viol ». L’article conteste la pertinence de ce terme et réaffirme, à la suite d’un commentaire détaillé du poème, l’importance politique et éthique de l’usage de la notion de « viol », soulignant notamment qu’elle constitue « un point de départ très fécond pour la lecture (…) pour comprendre le fonctionnement du texte, l’idéologie dont il participe, son esthétique et sa réception ».
Je ne souhaite pas offrir une nouvelle lecture de « L’Oaristys » ni, à vrai dire, discuter de la justesse ou non de l’application du terme « viol » à ce poème (comme on le verra, l’une et l’autre décisions interprétatives me paraissent possibles). Mon propos s’attache exclusivement aux conceptions qui soutiennent le commentaire « littéraire » proposé par « Voir le viol » ; je m’intéresserai non pas exactement à ses présupposés théoriques mais, en un geste supplémentaire de recul réflexif, à une série de problèmes touchant à la relativité des opérations critiques de l’interprétation littéraire, à l’espacement entre le commentaire et son objet, à la place accordée ou non au sujet dans l’analyse (qui pourrait être un sujet contestataire ou jouissant ou rêvant) et à la relation entre notre discours et ceux qui lui sont extérieurs (entre la scène de la critique littéraire et d’autres scènes liées à d’autres domaines) – bref, à ce que nous pourrions peut-être appeler une éthique du métadiscours (littéraire). Car, en définitive, si le texte « Voir le viol » a provoqué en moi une forme d’embarras, cela n’a que peu à voir avec ses arguments spécifiques mais principalement avec les décisions qui me semblent en précéder l’écriture.
Le métalangage du commentaire littéraire
Cet embarras, il naît d’abord du type de conversation proposée par les auteurs de « Voir le viol ». Leurs conditions sont rigoureuses : il s’agit de se mettre d’accord sur un lexique critique dont toute forme d’équivoque aurait été expulsée. Tel est le premier bénéfice de ce qu’ils nomment « compétence littéraire » : être capable de nommer, sans faillir, ce qui est raconté dans un texte. Ainsi du terme de « viol » :
L’identification d’un viol dans un texte ne peut être ramenée à une interprétation subjective : elle fait appel à des compétences littéraires, mais aussi à des savoirs militants. Si nous partageons une définition du viol, nous devrions pouvoir établir assez simplement que ce qui est raconté dans le poème de Chénier est bien un viol. Nous pouvons partir d’une définition minimale : un viol est un acte sexuel non-consenti.
Le terme de « viol » n’apparaît pas dans le texte de Chénier ; c’est donc bien le langage de la conversation critique proposée qu’il faut ici fixer, un langage dont la simplicité et le minimalisme garantissent non seulement contre les risques d’équivoques du sens (les définitions seront partagées) mais contre d’éventuels écarts « subjectifs ». Qu’une invitation au débat s’introduise par un tel préalable peut laisser dubitatif, mais ce qui me surprend le plus est la conception du métalangage littéraire qui la sous-tend. Car loin d’être une déclaration introductive de pure forme, cette conception détermine l’ensemble du commentaire qui suit. Elle se formule, me semble-t-il, en une règle : le langage critique, celui qui interprète et qui commente, ne doit pas lui-même pouvoir être interprété. C’est cette condition qui précède le « partage » et dont le nom de « viol » est à la fois la raison déterminante et l’un des signes. Or on peut se demander d’où provient une telle exigence. Le métalangage littéraire doit-il vraiment ne jamais être l’occasion d’un approfondissement interprétatif pour se justifier comme métalangage ?
Il me semble que « Voir le viol » est sourdement habité par une certaine idée de l’objectivité (ou de l’universel) dans l’exercice du commentaire littéraire : leur lecture ne se fonde-t-elle pas sur une forme d’évidence première (la « vision » du viol), sur un consensus rationnel (un lexique critique « partagé ») et n’espère-t-elle pas nous donner accès à un niveau de sens incontestable, autrement dit qui ne serait pas construit (la « lettre » du texte) ? Tout écart par rapport à ce métalangage (évident, partagé et transparent) paraît alors n’être qu’un ajout plus ou moins parasite et/ou le signe d’une malhonnêteté de l’interprétation :
[Les notions utilisées par Hélène Merlin-Kajman dans sa saynète] semblent ici fonctionner en dernière instance au détriment de la lettre du texte, voire d’une honnêteté de lecture (lire les refus de Naïs et les gestes de Daphnis), pour en préserver le partage.
Je ne prétendrais pas qu’il soit simple de faire l’économie d’une telle conception du métalangage littéraire. Une tradition existe qui, à l’intersection de la traduction, de l’herméneutique et de la philologie (Bollack, Judet de la Combe, Billeter etc.), a longuement revendiqué la possibilité d’une reprise contrôlée du sens au sein du commentaire (ou de la traduction). Mais ce genre de lecture demande, me semble-t-il, un type particulier de démonstration (contextuelles, philologiques) qui permet de retrouver le sens de l’œuvre au moment de sa production et que l’article « Voir le viol » ne fournit pas, élaborant au contraire son commentaire, non pas à partir de la « lettre » du texte mais à partir de préoccupation politiques et morales actuelles ; de là, le caractère secondaire des considérations stylistiques ou historiques qui viendraient contester la pertinence du terme « viol » pour caractériser ce qui se passe dans l’ « Oaristys ». Si, par exemple, du fait des structures idéologiques patriarcales de la France du XVIIIe siècle et/ou d’un aveuglement quant aux significations de conventions littéraires héritées, ni Chénier ni ses contemporains n’aperçoivent ni ne problématisent le problème du consentement dans ce texte, alors c’est que cet élément provient du commentaire et non pas d’un sens toujours déjà présent.
Que le commentaire littéraire fasse place aux lecteurs actuels et intègre à son langage des termes et des enjeux en provenance de sa propre actualité est une ambition qui anime le mouvement Transitions depuis sa fondation. Ce n’est donc pas cet aspect de la lecture de « Voir le viol » qui me pose problème mais le fait qu’il soit nié au sein d’une perspective aveugle à la nécessaire relativité de ses opérations critiques. Car, de la même manière, que l’approche herméneutique de récupération du sens du texte a, me semble-t-il, des critères de validité spécifiques (l’enquête philologique notamment), le commentaire actualisant a ses propres conditions de fonctionnement, parmi lesquels la reconnaissance du caractère construit – temporaire, situé et soumis à la discussion -- de son métalangage. Or en souhaitant préserver le terme de « viol » de toute interprétation (« subjective », « incompétente » ou « malhonnête ») qui en ferait bouger les significations, les auteurs semblent vouloir occulter que les figures, concepts et notions utilisées dans nos analyses littéraires pour nommer les phénomènes textuels ne sont jamais que les fragments d’une proposition théorique plus large, les mots d’un lexique ou d’un langage choisis au détriment d’autres. Ne faut-il pas ainsi pouvoir dire le « viol » avant de se mettre en mesure de le voir ? Et dire « le viol », n’est-ce pas déjà opter pour une certaine compréhension de l’acte sexuel, du consentement, des personnages, du féminin, du masculin, et du langage poétique ? Au sein d’un cadre théorique qui, par hypothèse, postulerait qu’il n’y a pas de sujet – ni poète, ni personnage – dans un poème mais uniquement un mouvement musical de la langue, voir le « viol » selon la définition citée plus haut n’aurait aucun sens.
Il me semble qu’ici les auteurs conçoivent la « compétence littéraire » comme la maîtrise d’un lexique neutre et technique qui permettrait de lire correctement et efficacement les textes littéraires. Il est possible que le contexte de l’agrégation encourage une telle conception mais j’y vois aussi comme une manière de débordement des « savoirs militants », expertise acquise qui permettrait de nommer correctement le réel et d’y agir efficacement. Le terme de « viol » constituerait, à cet égard, le point d’intersection stratégique entre une « compétence » permettant de le lire dans les textes et des « savoirs » qui rendent apte à le repérer dans le réel, point d’intersection à travers lequel se jouerait une double reconnaissance pour les signataires : la maîtrise de l’une et l’efficacité pratique des autres. Au final, ce paradoxe : dans « Voir le viol », l’extralittéraire vient renfermer le littéraire sur lui-même.
Mais si l’action militante réclame sans doute une forme de stabilité notionnelle de ses termes et de ses phrases, est-ce également le cas pour le métalangage littéraire ? Je pense au contraire qu’il relève d’un registre épistémologique tout à fait différent : aucun terme de nos commentaires, même le plus « technique », ne préexiste à une décision interprétative, à la fois locale – un argument de lecture – et plus générale – sur la littérature, le langage etc. Voir une « péripétie » (ou une hyperbole, ou une métaphore) dans une œuvre littéraire, ce n’est pas repérer un « fait textuel » qui attendrait notre compétence pour être relevé, c’est déjà, non seulement proposer une interprétation du texte (que le texte dramatique bascule à ce moment-là et que ce basculement est important pour comprendre l’économie générale de la pièce) mais encore choisir un type de discours sur la littérature au détriment d’autres pourtant parfaitement valables (la poétique aristotélicienne et le privilège accordé à la signification dans le langage au détriment, par exemple, d’une interprétation psychanalytique davantage attentive aux jeux du signifiant). Il me semble important de reconnaître cette profondeur, ce creusement continu de notre métalangage (toutes les interprétations et toutes les théories possibles qui se maintiennent sous chacune de nos décisions critiques qui les repoussent) car c’est ce qui lui confère à la fois une consistance épistémologique (la valeur spécifique de notre savoir sur les textes) et une dimension véritablement réflexive (une mobilité notionnelle constante). C’est de cette reconnaissance surtout que pourrait, à mon sens, se déduire une véritable compétence littéraire : non la rigueur de l’application d’un lexique sans failles, mais l’art d’un mouvement entre plusieurs discours possibles qui se nourrirait des défaillances, des ambiguïtés et des profondeurs de chacun de leurs termes critiques pour faire de nos objets l’occasion d’un partage.
Un modèle juridico-littéraire
À cet égard, face à la définition proposée du viol, j’ai une furieuse envie d’en faire bouger tous les termes : qu’est-ce qu’un « acte sexuel » ? Y en a-t-il vraiment[1] ? qu’est-ce que « consentir » ? qu’est-ce qu’une négation (dans le « non-consenti ») ? Et surtout : qu’est-ce que tout cela, repris ensemble et séparément, dans un texte littéraire ? Ces questions paraîtront peut-être futiles. Elles me semblent au contraire essentielles, non seulement pour témoigner de la valeur épistémologique singulière de nos opérations critiques, mais encore pour mettre à l’épreuve notre (méta)langage : le vérifier, le déplacer, le troubler, et le hasarder au gré de ses tentatives incertaines pour saisir un objet mobile, imaginaire et équivoque – le texte littéraire. L’espoir ici serait d’esquiver toute forme d’hypostase de nos notions, toute forme d’essentialisation de nos termes de manière à leur conserver un pouvoir critique. Vaine agitation déconstructionniste ? Mais c’est aussi à travers ce jeu que se dégagent des nouveaux modèles de subjectivité, c’est notamment de ce jeu que s’ébranlent les formulations socio-politiques les plus confiantes et les plus centrées (phallo-, logo-, hétéro-, franco- etc.). L’étonnement alors est que ce soit d’un collectif d’inspiration féministe que provienne une telle pétrification du métalangage de la littérature au sein duquel rien (ou presque) ne semble pouvoir bouger : ni le désir, ni les rôles de genre, ni le langage, ni la sexualité, ni la poésie.
Mais une telle fixité s’explique. Car le modèle qui, très explicitement, détermine leur conception du métalangage n’est ni littéraire, ni politique : il est juridico-judiciaire.
Dans « Voir le viol », c’est d’abord l’aspect juridique du commentaire qui est le plus saisissant : leur lecture est en fait la traduction dans un idiome absolument fonctionnel (sans contradiction, sans profondeurs) d’un événement textuel ; il faut redire la scène amoureuse (ou sexuelle, ou conjugale, ou économique) de « L’Oaristys » à travers un récit légal, apte à produire un jugement binaire (condamnation ou non-lieu) ; de là, cette exclusion des apories, de là, ce coup d’arrêt impératif au creusement du langage qui interprète ; de là, surtout ce dédain pour la question du plaisir (ou du déplaisir), point de défaillance possible du commentaire :
Nous respectons entièrement le droit d’éprouver ce plaisir de lecture pour chacun⋅e, mais nous affirmons la nécessité d’enseigner, de commenter et de partager ces textes avec un minimum de réflexivité sur ce dont il est question et sur la façon dont ce plaisir est produit (c’est d’ailleurs une situation conflictuelle qui a suscité l’écriture de la lettre ouverte). Ainsi, le fait de reconnaître dans le tremblement de Naïs un signe ambivalent qui est fait pour être lu à la fois comme l’expression d’une crainte et celle d’un désir, et à ce titre comme un élément d’érotisation de la coercition sexuelle, n’en retire nullement la saveur littéraire. On peut même s’étonner de ce tour de force et y prendre plaisir.
Le plaisir (celui du lecteur) n’est pas nié, il est simplement mis de côté, abandonné face à l’urgence d’un verdict à rendre. « Jouissez si vous le voulez, la procédure avance ». Il y a là une logique très ferme car que viendrait en effet faire le plaisir sinon ralentir, voire dérouter, l’opération techniciste de traduction des signifiants poétiques en signifiés juridiques ? Cette perspective a des conséquences directes sur l’acuité du commentaire et sur ses phrases les plus troublantes (« Le désir de Naïs n’est pas une question pertinente pour user ou non du mot “viol” »), mais ce qui étonne le plus est que les auteurs de « Voir le viol » semblent n’avoir pas envisagé une éventualité pourtant simple : que le plaisir soit un élément essentiel de la « littérature » et du langage qui la commente. Rien là de très nouveau ou de particulièrement obscur mais, pourtant, cet aspect possible du texte (et de leur « compétence ») est entièrement ignoré si bien que la rigueur juridique du commentaire devient en fin de compte absurde : « Voir le viol » se présente comme le commentaire « littéraire » d’un objet qui, résolument, refuse d’envisager ce qui spécifierait cet objet comme « littéraire ».
Un mot encore sur le plaisir. L’article « Voir le Viol » paraît ne considérer le plaisir que comme un effet (physiologique) secondaire, en surplus sur la lecture et le commentaire littéraire. Nous pouvons bien réfléchir, nous disent ses auteurs, à « la façon dont ce plaisir est produit » mais cela ne peut venir qu’après l’établissement du sens du texte. Or il me semble qu’une telle distinction pose en fait une double difficulté : d’une part, il me paraît très incertain qu’il soit possible de détacher la question du sens (et, de là, celle du langage) de celle du plaisir à moins de réduire le premier strictement à la signification et de renoncer à considérer ce qui relève, dans le sens, de la jouissance (et dont témoignent, pendant un « rapport sexuel », les « mots du jouir »[2]) ; d’autre part et consécutivement, l’impossibilité d’une telle distinction est cruciale pour la littérature – ou, si l’on veut, de manière plus générale, pour la signifiance – à moins qu’on ne consente à la limiter à une simple structure verbale dont pourrait rendre compte sans reste une mathématique plus ou moins teintée de pragmatique communicationnelle et d’esthétisme. Si Transitions fait constamment place dans son métalangage à la question du plaisir, ce n’est pas pour préserver un bénéfice physiologique complémentaire dans notre lecture des œuvres mais parce qu’il constitue l’une de conditions de possibilités du littéraire (et de son commentaire).
Le dédain du plaisir dans l’article « Voir le viol » s’explique cependant aisément : il y a urgence à rendre justice. Rendre justice à qui ? D’abord aux victimes de viol puis, plus généralement, à toutes les victimes potentielles d’agressions sexuelles. Dans la lettre, c’était une note, apparemment détachée de l’argument, qui rappelait « qu’en France 3,25% des femmes et 0,5% des hommes ont subi au moins un viol au cours de leur vie (sans même tenir compte des tentatives de viol et autres agressions sexuelles beaucoup plus répandues) ». Dans l’article « Voir le viol », le corps du texte fait place à ce rappel à travers l’évocation, plusieurs fois répétée, de la « culture du viol » propre à notre société. À cet égard, si rien dans le présupposé juridique de leur lecture ne m’intéresse, l’objectif judiciaire me touche davantage. Mais le second implique-t-il le premier ? L’urgence militante oblige-t-elle à un tel rétrécissement du langage de l’interprétation ? Il me semble que cette question est le point névralgique de la lecture proposée par les auteurs de « Voir le viol » et que l’incapacité dans laquelle ils se mettent d’y répondre est ce qui me rend leur texte à ce point illisible.
Il faut à ce titre distinguer deux choses. Tout d’abord, il me paraît très incertain que les modalités spécifiques de cette lecture judiciaire conviennent à l’objet singulier (un poème, un dialogue amoureux fictif) auquel elle s’applique. Trop d’éléments qui le définissent de la manière la plus traditionnelle possible comme « littéraire » (dimension esthétique de la langue, jeux du signifiant, historicité des formes, pour aller vite) sont délibérément ignorés. J’imagine sans mal (et, probablement, un peu contre les auteurs eux-mêmes) le plaisir pris à jouer aux détectives enquêtant sur un crime imaginaire (mais non chimérique, non sans effets réels) vieux de plusieurs siècles. Mais ces détectives-là sont trop obnubilés par le référent. Le genre policier commande peut-être ce type de passion pour le réel mais, à l’occasion du commentaire d’un poème, leurs répliques, qui auraient sans doute plu dans une œuvre de Hammet ou un film de Hawks, rendent un son tout de même assez étrange :
Il s’agit de décrire avec précision ce qui y est raconté. De poser un mot sur une réalité.
Pour la qualité (épistémologique) de l’instruction, on aurait pu souhaiter des enquêteurs plus soucieux de la complexité des signes qu’ils analysent [3]. Car comment savoir si Chénier n’a pas écrit ce texte comme une manière de déconstruire la pastorale amoureuse ? Est-ce si sûr que les rôles de victime et de bourreau soient fermement distribués ? N’est-ce pas Naïs qui prononce « Vois, cet humide gazon /Va souiller ma tunique », vers dont les intentions burlesques et obscènes sont, me semble-t-il, pour le moins possibles ? Le problème n’est pas alors l’intention « référentielle » en elle-même, qu’une fausse alternative opposerait à la pluralité des interprétations, mais plutôt que cette pluralité ne soit pas associée au projet de récupérer du « réel » (idéologique, historique, etc.). Même les approches les plus fermement historiennes (ou sociologiques) de la littérature intègrent à leurs interprétations la polysémie des signes auxquels elles s’attachent (ne serait-ce qu’à travers la variabilité sociale et temporelle de leur réception). Faire place à l’hypothèse d’une intention obscène dans le vers cité plus haut ne remet pas nécessairement en cause ni la violence sexuelle ni l’idéologie masculiniste qui sous-tendent le poème de Chénier ; par contre, cela oblige à en reformuler les caractères en incorporant notamment à l’étude des effets du texte leur équivocité même ; et cela interdit de penser qu’une unique réalité ou un unique mot constitue un terme possible d’une investigation littéraire aussi « compétente » soit-elle.
Une quasi-politique de la littérature
Ces raisons épistémologiques ne sont pourtant pas les plus essentielles. Mais elles sont symptomatiques du problème plus large provoqué par ce que j’ai nommé « l’urgence judiciaire », une accélération des procédures interprétatives qui efface la littérarité de l’objet et ignore la relativité de ses opérations critiques. Dans « Voir le viol », prononcer un verdict (« mettre un mot sur une réalité ») revient en fin de compte à confondre une multitude de scènes, c’est-à-dire à supprimer une série de différences qui, non seulement assureraient la qualité des interprétations, mais aussi et surtout leur valeur éthique et politique, autrement dit non seulement leur justesse mais aussi leur justice. Plus rien en effet ne distingue le texte de Chénier d’une scène policière, le commentaire critique de la parole juridique, les considérations judiciaires du propos esthétique. Or toutes ces distinctions ont leur importance. Non pas qu’elles garantiraient l’autonomie de chaque domaine, mais parce qu’en rendant possible la pensée de leurs articulations, elles dégagent pour le sujet la possibilité de les investir comme espace de résistance (espace de création, d’invention, espace permettant de jouer les domaines les uns contre les autres). On déniera peut-être à un homme blanc mort sur l’échafaud il y a plus de 200 ans une telle possibilité mais qu’en est-il de l’élève actuel qui voudrait glisser, de contresens en contresens peut-être, dans le texte sans avoir à justifier cela sous la forme d’un engagement politique ou moral ?
C’est là que se joue, pour moi, une des significations du « quasi » employé par Hélène Merlin-Kajman dans sa saynète. J’ai quelques réserves à l’égard du terme de « quasi-viol » car il semble suggérer l’existence d’un entre-deux, une manière de scène intermédiaire entre le socio-politique et le littéraire (dont relèverait le « quasi-viol ») quand il me semble crucial de conserver côte à côte les deux formulations contraires « ceci est un viol » et « ceci n’est pas un viol », le caractère insoluble de l’hésitation, son aporie, me paraissant essentiels pour qualifier la « littérature », textes et commentaires mêlés. Par contre, comme référence à la théorie « quasi-politique » de la civilité d’Etienne Balibar, le « quasi » me paraît particulièrement précieux. Car c’est bien de cette scène « quasi-politique » que relève la littérature, cette scène qui, en dégageant de l’espace, du jeu, dans les processus de subjectivation, donne au sujet la possibilité d’agir politiquement – d’émanciper et de transformer[4]. C’est cette scène que « l’urgence judiciaire », me semble-t-il, efface.
La figure des victimes de violences sexuelles (passées, présentes ou à venir) joue assurément un rôle dans ce qui motive une telle urgence. Le scandale de leur douleur expliquerait l’empressement à reconnaître le crime (à « voir le viol ») et à produire un verdict – et peu importent les différés épistémologiques, les délais éthico-politiques demandés par la spécificité des objets étudiés. Pourtant, cet aspect n’est que marginalement évoqué dans le commentaire, et les problèmes complexes – et à leur manière urgents – que poserait un usage de la littérature subordonné à la figure de souffrances passées (d’un trauma) sont malheureusement esquivés[5] ; dans « Voir le viol », c’est la notion d’une « culture du viol » qui prend la place argumentative du trauma des victimes. Je ne discuterai pas la notion elle-même, me contentant de remarquer que, dans l’article, une partie de l’effacement des différentes scènes est d’une certaine façon anticipée et justifiée par le recours au terme de « culture » au sein duquel l’institutionnel, l’individuel, la politique, l’artistique et le judiciaire tendent à ne plus être distingués, chacun attestant également de l’existence de cette culture (c’est-à-dire aussi : étant également coupable de sa production). Cet effet, auquel les différents sens partiellement contradictoires du terme « culture » pourraient permettre d’échapper, est amplifié par son association au « viol ». L’expression « culture de viol » appliquée aux sociétés occidentales a en effet une valeur de choc (que ce soit à travers l’effet oxymorique produit par l’affiliation culture/viol ou celle de la réalité systémique qu’elle vise à dévoiler) ; du moment qu’on la mobilise, la question du plaisir personnel face à un texte littéraire et celle de la relativité des opérations interprétatives de son commentaire deviennent, sinon tout à fait importunes, du moins très secondaires. C’est d’ailleurs très probablement tout l’intérêt militant du recours à une telle expression : le monde se contracte autour d’un unique problème, d’un unique scandale. L’éthique enseignante même se détermine selon qu’elle est ou non complice d’une configuration « culturelle » générale qui favorise et/ou produit du viol. L’évacuation (le dédain) du sujet individuel (de sa jouissance, de ses fantasmes, de son privé) est, en ce sens, la conséquence logique dans la pratique du commentaire de la présence dans ses présupposés théoriques d’une notion dont l’horreur scandaleuse tend à réduire le social à l’énoncé des structures systémiques qui produisent ce scandale. Il n’est pas anodin à cet égard que « La lettre des agrégatifs » se présente comme une demande visant à obtenir, de la part des jurys de l’agrégation, une permission pour le commentaire critique de ses auteurs. À travers cette conception paradoxale de l’engagement, elle témoignait déjà des difficultés posées par leur cadre théorique pour penser quelque chose comme un sujet (politique).
En somme, je soutiens que l’épreuve éthico-politique précède la question de notre complicité ou non avec « la culture du viol ». Avant le problème du « voir », un certain nombre de décisions ont été prises : refus de faire place aux fantasmes dans le métalangage, minorisation de la relativité de ses opérations critiques, contraction juridico-judiciaire du « littéraire », abandon du commentaire à la puissance du traumatique (du scandale). Chacun de ces choix témoignent d’un effort d’effacement des différences entre les multiples langages qui disent non seulement la « littérature » mais encore l’Histoire, le juridique et le judiciaire ; or, en dédaignant cette multiplicité, les auteurs de « Voir le viol » font également disparaître les grincements, les contradictions, les résistances qui sont précisément le lieu où un sujet singulier peut exister et où se pose, véritablement à mes yeux, le problème éthique. Je conviens sans mal qu’il ne s’agit plus ici seulement de littérature mais, plus largement, des formes d’engagement dans le monde et des espérances ou des craintes qui les motivent. Je refuse de sacrifier des nuances qui me paraissent à la fois essentielles et fragiles à l’urgence d’un réquisitoire judiciaire.
[1] J'évoque ici la phrase de Lacan : « il n'y a pas de rapport sexuel ». Sur la question de l'« acte » (et de son existence ou non), v. Jean-Luc Nancy, L'« il y a » du rapport sexuel, Paris, Galilée, p. 39-40 : "Assurément, l'acte se consomme et se consume, mais ce n'est ni sous les espèces d'une réplétion entropique, ni sous les espèces symétriques d'une impossibilité béante sous le fantasme : l'acte se consomme en ne cessant pas, il ne fait ni un ni deux, il n'a pas de résultat, il ne cesse pas de commencer et il ne cesse pas de finir » . Je reviens plus bas, indirectement, sur cette question.
[2] Jean-Luc Nancy, L'« il y a » du rapport sexuel, Paris, Galilée, 2001, p. 33. Dans le sens même (par opposition à la désignation et à la signification), quelle est la part de la jouissance (la "jouis-sens" de Lacan) ? Une telle question importe très directement à la caractérisation de nos opérations critiques "littéraires" dont le rôle ne peut se réduire à la prise en charge du signifié. V. aussi : http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/exergues/abecedaire/sommaire-des-definitions-deja-publiees/1416-abecedaire-sens-b-tabeling.
[3] Un modèle possible, quoique comique, quoique mal dans sa peau, pourrait-il être proposé, à son corps défendant, par l’inspecteur Fall ? http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/juste/le-roman-feuilleton/sommaire-general-des-chats-perdus/1365-ch-3-un-flic-scrupuleux ).
[4] V. Etienne Balibar, La Crainte des masses, Paris, Galilée, 1997, surtout le chapitre intitulé "Trois concepts du politique" au sein duquel Balibar distingue trois "genres de discours" sur la politique : le discours de "l'autonomie de la politique" auquel est associé le concept de l'"émancipation"; celui de "l'hétéronomie de la politique" avec le concept de "transformation" et enfin, celui de "l'hétéronomie de l'hétéronomie de la politique" où apparaît le concept de "civilité". Balibar suggère que ce dernier genre de discours formule les conditions de possibilité des politiques de l'émancipation et de la transformation (la civilité étant définie comme l'espacement nécessaire dans les modes de subjectivation pour dénouer certaines formes extrêmes de violence au sein desquelles nulle politique n'est possible). En ce sens, plutôt que strictement "politique", il est "quasi-politique".
[5] Sur ce problème, v. l'article d'Hélène Merlin-Kajman : http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/litterarite/articles/n-4-h-merlin-kajman-enseigner-avec-civilite-trigger-warning-et-problemes-de-partage-de-la-litterature.