Juste une fable n° 60

 



 

 Trope n° 31

 

 


Le Chêne et le Roseau

 Helio Milner

01/10/2016

 

 

— Il n’y a pas de chêne sur la lande, dit-il ce jour en arrivant.

Le vent souffle sur la lande, le vent souffle sur la mer, il souffle de grands nuages qui filent tout droit dans le ciel, les uns sont ramassés en boules comme des flocons de coton blanc jetés à la hâte, les autres s’effilochent à toute allure pareils à des scalps de géants oubliés là un soir de grand combat de dieux et de titans...

J’arrache mon regard et mes oreilles à la hantise du vent.

— Mais il y a des roseaux, dirai-je en refermant bien la porte derrière l’enfant.

Je vois bien qu’il est maussade.

— C’est beau, les chênes, répond-il tristement.

— Oui, dirai-je. Mais ça ne résiste pas au vent.

— On dit ça, a-t-il dit encore, et toujours tristement.

— Mais on peut voyager pour en voir, murmurerai-je en lui versant du chocolat brûlant.

Il s’est installé dans la bergère, il prend sa tasse et commence à boire mais c’est très chaud, il la pose et me regarde. Comme il grandit, penserai-je en moi-même. Je vois bien qu’il y a maintenant quelques ombres soucieuses dans ses yeux.

— C’est vrai. Je pourrai voyager plus tard.

— Tu voyageras. Et qu’aurions-nous fait d’un chêne sur la lande ? Un jour comme aujourd’hui, et le voilà par terre, c’est sûr !

— On dit ça, dit-il d’un ton las.

Je n’ose le questionner.

Et voilà qu’il s’endort.

 

Le vent, quand il s’éveille, a grossi encore. Il secoue les poutres, fait ronfler la cheminée, il gronde et hurle derrière les fenêtres, gémit aux embrasures des portes, et j’entends la mer, la mer infinie qui se lève à sa poursuite.

— J’ai rêvé, dit-il en s’étirant.

— Je m’en doute.

— Sur le chemin de ta maison se dressait un chêne aussi vieux que le monde.

— Évidemment.

— Son tronc était si large et son feuillage si épais, si profond que je n’apercevais plus ta maison.

Mon cœur s’est étreint, mais je n’en ai rien montré.

— C’est très étonnant, dirai-je d’un ton engageant. Comment as-tu fait ?

— J’ai escaladé ses branches jusqu’au faîte. Elles touchaient le ciel, et j’aurais pu, si je l’avais voulu, traverser sa voûte et voyager de l’autre côté.

— Ce n’est pas ce voyage-là que je te souhaite ! m’écriai-je tout alarmé. Je t’assure, reste avec nous sur la lande avec les roseaux et les ajoncs ! Regarde, les fleurs au printemps sont si joyeuses quand elles sont bousculées par le vent...

L’enfant me regarde et me fait un pied-de-nez très joyeux.

« Espiègle », penserai-je le cœur serré. « Ne t’en va pas si loin... » Et mon cœur saigne, n’en doutez pas...

— Vas-y, dira-t-il gentiment, vas-y, raconte.

 

Un jour, le chêne dit au roseau : « Voici longtemps que nous nous connaissons, longtemps que je vous regarde vous agiter en tous sens non loin de moi. Vraiment, cela me chagrine pour vous. Regardez-moi : jamais je n’hésite ni ne ploie, jamais rien ne m’altère ni ne m’atteint. Vous, au contraire, vous frissonnez au moindre souffle, et sous le vent, vous tournez comme une toupie ! Il vous arrive même de vous coucher entièrement sur le sol comme si jamais vous ne deviez vous relever ! Et pendant que vous vivez tant de trouble à ras de terre, mes branches bougent à peine, mon regard défie le soleil, mon front touche le ciel. La menace qui vous harcèle me serait même tout à fait insensible, tout à fait invisible si je ne vous voyais la souffrir de façon aussi paroxystique… Vraiment, oui, cela me chagrine pour vous »

— Vous avez tort, répondit doucement le roseau. Je n’ai pas besoin du ciel ; ma part de soleil me suffit ; et je tiens à la terre mieux que vous ne le croyez. Je prends soin d’elle, elle prend soin de moi, nous avons l’une pour l’autre des attentions extrêmes…

Le chêne allait rétorquer quand voilà que tous les vents se déchaînent. C’est la tempête qui se lève, énorme et noire, et vomissant des torrents de pluie.

Le roseau semble tourbillonner sur lui-même, ployer en tout sens dans la furie de l’orage, mais c’est une joie qui l’accorde au tonnerre et qui l’accorde aux vents.

Le chêne de son côté se raidit. Il résiste de toute sa hauteur, de toute sa grandeur, il défie le monde de son regard. Les vents redoublent. Les éclairs zèbrent le ciel, les nuages s’entrechoquent dans un fracas de foudre. Et voilà que se font entendre soudain des craquements inconnus : c’est le tronc qui se fend, ce sont les branches qui s’écroulent, c’est un gâchis affreux de bois et de feuillage…

 

L’enfant a fermé les yeux.

 

Je continue, sourdement, hanté par des images, des images.

 

— Le chêne, comprends-tu, dirai-je à l’enfant qui a rouvert ses yeux bien clairs, il ne voit rien autour de lui. Il méprise tout. Rien ne le concerne que l’attrait de la puissance et que celle de la mort : il est ivre de sa grandeur. Face à lui, le roseau n’est presque rien. Mais il pense, et il sent. Il patiente. Il n’a pas l’illusion du chêne….

 

L’enfant me regarde.

— C’est une disproportion, dit-il. Il manque beaucoup de monde à ta fable. Car il y a pire et mieux que le chêne, pire et mieux que le roseau.

 

— Une disproportion, répéterai-je en frissonnant.

 

Et le vent souffle sur la lande, et le vent souffle sur la mer, il ne rencontre rien qui l’arrête sauf la maison au bord de la falaise.

Il y a le toit qui frissonne, la cheminée qui gémit, la charpente qui frémit.

Il y a un chocolat dans une tasse, un livre ouvert sur la table.

Il y a l’enfant qui maintenant bavarde, il y a lui, il y a moi, qui bavardons…

 



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